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1917 en Russie. 2ème partie : Octobre

publié le 20 janv. 2017, 02:13 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 29 janv. 2017, 08:20 ]

rappel du plan :

FÉVRIER

A.      LES CAUSES

B.      LA RÉVOLUTION BOURGEOISE

OCTOBRE

A.      PROGRÈS PUIS PRIMAUTÉ DE L’INFLUENCE BOLCHEVIQUE

B.      "OCTOBRE ROUGE"

première partie : 1917 en Russie. 1ère partie : février


II.

LA RÉVOLUTION D’OCTOBRE

Lénine joue un rôle singulier, hors pair. Mais il a toujours mis en avant le rôle des masses populaires, on ne va donc pas faire le culte de sa personnalité ! Il est à l’origine de la percée politique des Bolcheviques mais la révolution a des ennemis déclarés et les "Blancs" – c’est-à-dire les partisans du maintien du tsar – tentent un coup militaire. Faut-il attendre ou prendre le pouvoir ?

A. L’INFLUENCE CROISSANTE DU PARTI BOLCHEVIQUE

Dès son arrivée, Lénine analyse la situation concrète – les faits sont têtus disait-il toujours – et il prend à contre-pied tous ses camarades du parti POSDR(b). Ces derniers ne pensaient pas possible une prise du pouvoir, et ils estimaient nécessaire d’utiliser la situation nouvelle pour accroitre leur influence par un effort de propagande et d’explications tout en défendant la révolution de février. Lénine publie alors les fameuses thèses d’Avril. Extraits :

1. La guerre, du côté russe, sous le nouveau gouvernement Lvov et compagnie, en raison du caractère capitaliste de ce gouvernement, est incontestablement restée une guerre impérialiste de brigandage. Devant l'indéniable bonne foi des masses populaires favorables à la défense révolutionnaire du pays, qui n'admettent la guerre que par nécessité et non en vue de conquêtes, et étant donné que ces masses sont trompées par la bourgeoisie, il importe de leur expliquer leur erreur, de leur exposer le lien indissoluble du Capital et de la guerre impérialiste, de leur démontrer que, faute de renverser le Capital, il est impossible de terminer la guerre par une paix vraiment démocratique et non imposée par la violence. ( ... )

2. Ce qu'il y a d'original dans la situation actuelle de la Russie, c'est la "transition" entre la première étape de la Révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie, et la seconde étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie ( ... ). Le nouveau gouvernement bourgeois ne mérite aucune confiance de la part du prolétariat

 4. Tant que nous sommes en minorité, nous faisons un travail de critique affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir de l'État aux mains des soviets des députés ouvriers, salariés agricoles et paysans de tout le pays, de la base au sommet.

15. Il n’y a pas d’autre issue que la révolution prolétarienne.[1]

F.-O. Coquin, dans son excellent Que-sais-je ?, fait remarquer que Lénine met en quelque sorte ses compagnons au pied du mur. Il ne suffit plus d’avoir en perspective la prise du pouvoir mais de le prendre concrètement.

"Ainsi s'opérait dans l'esprit des compagnons d'armes de Lénine et du prolétariat une reconversion politique et psychologique capitale : ils se familiarisaient avec une échéance que l'on n'avait encore imaginée que lointaine et aléatoire : la prise du pouvoir. Or, et ce devait être là le facteur décisif, la parole et la doctrine de Lénine faisaient mouche, il arrivait en effet à Petrograd à une époque où la révolution commençait à battre en retraite devant les impératifs de la défense nationale, et où les puissances alliées venaient d'envoyer au Soviet de Petrograd quelques députés socialistes (A. Thomas et M. Cachin notamment, du côté français) pour le rallier à la poursuite de la guerre contre l'Allemagne. Faute d'objectifs clairement définis, cette révolution, tenue en laisse par des leaders mencheviks en col cassé (sic) et en habit en qui les masses ouvrières avaient peine à se reconnaître, s'essoufflait. Seul à avoir un programme, Lénine donnait un sens à cette révolution en quête d'un révolutionnaire" [2].

Ces thèses sont adoptées par le congrès panrusse du parti bolchevique (24 avril). Les Bolcheviques mettent au point leurs mots d’ordre, slogans simples faciles à retenir par le peuple en marche (innovation léninienne) : Paix ! La terre aux paysans ! Tout le pouvoir aux soviets ! Lénine se fait remarquer lors du 1er congrès panrusse des soviets qui s’ouvre le 3 juin à Petrograd. Un ministre, à la tribune, affirme qu’il n’existe aucun parti en Russie capable de gouverner seul dans cette situation si complexe. De sa place, dans la salle, Lénine hurle "ce parti existe !". Et, une fois à la tribune, il exposera son point de vue.

La crise de juillet a failli couter cher au parti bolchevique. La guerre mondiale continue et le gouvernement provisoire de Russie veut se montrer à la hauteur des Alliés : Kerenski, nouveau ministre de la guerre du gouvernement Lvov, autorise le général Broussilov à passer à l’offensive sur le front Sud-Ouest : c’est un désastre. Les bolcheviks sont mis en cause pour leur propagande défaitiste. De plus, à l’occasion d’une crise gouvernementale en rapport avec cet échec, les foules descendent dans la rue et, quelques jours plus tard, les Bolcheviques décident de suivre ce mouvement. Mais le rapport de forces est encore en faveur du gouvernement provisoire et la répression s’abat sur les Bolcheviques : la Pravda, est interdite, des leaders sont emprisonnés, Lénine est décrété d’arrestation : il s’exile en Finlande (où, incapable de ne rien faire, il écrit L’État et la Révolution), le parti bolchevique entre dans la clandestinité.

La tentative de putsch du généralissime Kornilov montre la gravité du danger. Des colonnes militaires filent sur Petrograd. Les Bolcheviques vont montrer aux masses leur efficacité d’une part en créant une armée supplétive : les Gardes rouges c’est-à-dire des ouvriers en armes et organisés militairement, d’autre part, en boycottant/sabotant le trajet ferroviaire des "Blancs" (Eisenstein montre des gros plans sur les aiguillages déviés dans son film Octobre). Cela redore le blason du parti de Lénine. Tant et si bien que, fait nouveau et essentiel, le Soviet de Petrograd passe à une majorité bolchevique puis élit Trotsky à sa présidence ( Majorité également au soviet de Moscou et autres grandes villes…) à l’inverse Kerenski s’était coupé de la droite en abandonnant Kornilov au dernier moment et coupé de la gauche en négociant avec lui…

Tout cela sur un fond de misère insondable. "Refusant tout crédit à un gouvernement impuissant, les industriels préféraient attendre que la tourmente passât : camouflage des stocks, refus d'appliquer les monopoles d’État, arrêt de travail faute de combustibles, généralisation des lock-out dans les entreprises où la lutte politique désorganisait la production - ces pratiques dépossédaient le gouvernement de tout contrôle sur l'économie" (F.-X. Coquin). Le milliardaire Riabouchinski proposait cyniquement d’étrangler la révolution "avec la main osseuse de la famine"…En 1917, la récolte des céréales atteignait à peine la moitié du niveau d’avant-guerre.

"La crise est mûre" analyse Lénine le 29 septembre dans la Pravda. Il s’installe clandestinement à Vyborg le 2 octobre.    

    ronds rouges entourés d'un cercle rouge : usines/entreprises fiefs du parti bolchevique
    triangles rouges : unités militaires conquises au bolchevisme.
    étoiles rouges : états-majors arrondissement de la Garde rouge (Narva, île Vassilievski, Vyborg, ...
    en jaune : Perspective Nevsky qui converge vers le Palais d'hiver, siège du Gouvernement provisoire.
    en noir : ce qui reste au gouvernement provisoire (surtout les écoles d’officiers)
    source : manuel d’histoire de l'Académie des sciences de l'URSS.

B."OCTOBRE ROUGE"

L’analyse de Lénine est simple : "détenant la majorité dans les soviets des deux capitales, les Bolcheviks peuvent et doivent prendre en mains le pouvoir de l’État" (13 septembre). Là encore, Lénine est incompris par les uns, condamné par les autres, "aventurisme" ! Ses lettres adressées au Comité central bolchevique sont jetées au panier. Il faudra presque un mois (entre le 13 septembre et la nuit du 10 au 11 octobre) à Lénine pour convaincre ses camarades. Par 10 voix contre 2, le comité central se prononça, cette nuit-là en faveur de l'insurrection :

"Reconnaissant que l'insurrection est inévitable et complètement mûre, le comité central invite tontes les organisations du parti à étudier et à décider toutes les questions d'ordre pratique, conformément à cette directive".

Un comité militaire révolutionnaire est créé auprès du soviet de Petrograd. Dirigé par les bolcheviques, il comprend les unités militaires ralliées à la révolution et les unités de Gardes rouges reconstituées après le coup de Juillet. Chacune se voit assigner un objectif : le central téléphonique, la poste, les gares, les usines électriques, les gazomètres, les dépôts de charbon, de pétrole, et de blé, la banque d’État, les ministères et les ponts sur la Neva. La flotte de la Baltique, acquise de longue date aux Bolcheviques, apportera son concours. Il faut prendre le pouvoir avant le 25 octobre date où se réunira le 2ème congrès panrusse des soviets, de manière à le restituer à ce dernier dont la fonction ne peut être que d’exercer le pouvoir, de ratifier l’insurrection faite en son nom "mais qu’il était par nature impuissant à déclencher lui-même" (F.X. Coquin).

Voici quelques mots de John Reed, témoin de ces 10 jours qui ébranlèrent le monde : 

"Le 24 octobre à Petrograd, vers quatre heures du matin, je rencontrai Zorine, un bolchevik, son fusil sur l'épaule "Ça marche" me dit-il, d'un ton calme, mais satisfait. Nous avons pincé l'adjoint du ministre de la Justice et le ministre des Cultes. Ils sont sous clef maintenant. Un régiment est en marche pour s'emparer du central téléphonique, un autre occupera l'agence télégraphique et un troisième la banque d’État. La Garde rouge est sur pied"…

Cette exécution impeccable, très léninienne, semble laisser les masses totalement à l’écart. L’Humanité dans son édition informant de l’évènement parle d’un "coup d’État" à Petrograd ! Michel Rocard, expert en révolution qu’il n’a jamais faite, parle d’un coup "blanquiste"… Mais tout cela n’aurait pu avoir lieu sans le consentement tacite de tous les intervenants. Il n’y eut aucune faille au sein des forces armées (militaires et gardes rouges) bolcheviques.

Le 25 octobre, réuni à 20h40, le 2ème congrès panrusse des soviets accepte le pouvoir politique qu’on lui donne. Il se sépare le 27 à 5h1/4 du matin après 33 heures de session et après le vote de décrets célébrissimes. F.-X. Coquin, historien non marxiste, raconte : "(est) ouverte le 26 octobre à 21h, la 3° et dernière séance (...). Pour la première fois Lénine apparaît (il avait suivi le déroulement des opérations de l'insurrection depuis Smolny, JPR). L'ovation délirante semble ne jamais devoir finir. La légende déjà s'empare de la scène (...). plusieurs minutes s'écoulent avant qu'il puisse déclarer que l'heure est venue de "passer à l’édification de l'ordre socialiste"".

 Les grands décrets d'Octobre :

Rapport sur la paix du 26 octobre (8 novembre) Le Gouvernement ouvrier et paysan, créé par la révolution des 24 et 25 octobre et s'appuyant sur les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, propose à tous les peuples belligérants et à leurs gouvernements d'entamer des pourparlers immédiats en vue d'une paix juste et démocratique.

Le gouvernement propose à tous les gouvernements et aux peuples de tous les pays belligérants de conclure immédiatement un armistice, considérant pour sa part comme désirable que cet armistice soit conclu pour 3 mois au moins, (…).

Rapport sur la terre du 26 octobre (8 novembre) 1. La propriété des propriétaires fonciers sur la terre est abolie immédiatement sans aucune indemnité.
2. Les domaines des propriétaires fonciers, ainsi que les terres des apanages, des monastères et de l’Église, avec tout leur cheptel mort et vif, toutes leurs constructions et dépendances, sont mis à la disposition des comités agraires de canton et des Soviets des députés paysans de district, jusqu'à l'Assemblée constituante.(...).

Décret sur la formation du gouvernement ouvrier et paysan. Le Congrès des Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans de Russie décrète [26 octobre (8 novembre)]:

Pour diriger le pays jusqu'à convocation de l'Assemblée constituante, un gouvernement provisoire d'ouvriers et de paysans sera formé qui portera le nom de Conseil des Commissaires du peuple. L'administration des différentes branches de la vie de l’État est confiée à des commissions dont les membres devront assurer la mise en pratique du programme proclamé par le congrès, en étroite union avec les organisations de masse des ouvriers, des ouvrières, des matelots, des soldats, des paysans et des employés. Le pouvoir gouvernemental appartient à un collège formé par les présidents de ces commissions, c'est-à-dire au Conseil des Commissaires du peuple.

Le contrôle sur l'activité des commissaires du peuple et le droit de les destituer appartiennent au Congrès des Soviets des députés ouvriers, paysans et soldats de Russie et à son Comité exécutif central. (…)

Décret sur les nationalités (même date) Ce décret proclame « l'égalité et de la souveraineté de tous les peuples du pays, leur droit à l'autodétermination, y compris la sécession et la formation des États indépendants, l'abolition des privilèges et des restrictions nationales et religieuses, le libre développement des minorités nationales et groupes ethnique ».

 à voir absolument : "Octobre" film de Eisenstein "OCTOBRE" de Serge Eisenstein (1927)

 

 



[1] Lénine, « Thèses d'avril», cité dans Œuvres choisies de Lénine, Éditions en langues étrangères de Moscou, tome II, 1947.

[2] F.-X. COQUIN, (Collège de France), La révolution russe, QSJ n°986. 

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