"L’exemple ignoré des processus d’industrialisation du Japon" par Georges CORM

publié le 8 juil. 2014, 07:14 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 9 mai 2015, 01:13 ]
   
    Je publie un extrait du travail de Georges CORM qui explique comment le Japon traditionaliste a réussi sa révolution industrielle. Son exemple vaut surtout pour d'autres pays asiatiques dont les N.P.I. - les quatre dragons - qui sont étudiés dans la partie "le coin du bachotage". Les passages du texte soulignés en couleur servent à ma démonstration dans le cours relatif aux N.P.I. D'Asie. sous le feu des Dragons : les nouveaux pays industrialisés d'Asie (NPI1)
    lire aussi : Le Japon, de 1868 à 1914
    
    J.-P. R.


   

    Pourtant, à travers l'histoire récente du Japon, qui étonne tant aujourd'hui et où on cherche activement à percer les secrets d'une telle puissance économique, que de leçons auraient pu tirer les économistes et les missionnaires du développement du tiers monde ainsi que les ingénieurs ! C'est ainsi que le Japon de la fin du XIXe siècle échappa de peu à la colonisation, mais fut contraint, comme toutes les régions du monde, à s'ouvrir à la modernité européenne. La pression fut d'ailleurs ici surtout américaine. Face au défi, et comme partout ailleurs - nous y reviendrons plus loin -, le pays fut ébranlé par des troubles politiques graves entre partisans et adversaires de l'ouverture économique ; les structures sociopolitiques traditionnelles du pays vacillaient. Lorsque, enfin, l'empereur put reprendre l'initiative et les rênes du pouvoir, les politiques modernisatrices mises en œuvre furent bien différentes de tout ce que prêchaient et prêchent encore aujourd'hui les missionnaires du développement.

    L'accent fut mis fortement sur l'alphabétisation des campagnes et la hausse de productivité du monde rural. La grande féodalité militaire, avec ses traditions de compétition dans l'excellence et l'honneur, fut mobilisée pour exercer ses talents dans la compétition économique, pour se lancer dans l'industrie afin de relever le défi de la modernité européenne. Les artisans furent encouragés eux aussi à changer progressivement leur mode traditionnel de production pour entrer dans le schéma de base de la division du travail industriel ; au lieu de fournir un produit fini, ils apprirent à fabriquer les pièces, les matériaux, les produits semi-finis que leur commandaient des trusts industriels nouveaux, dont l'établissement était encouragé par l'État et la direction confiée à d'anciens féodaux. Artisans, ouvriers, ingénieurs furent tous mobilisés dans un énorme effort pour pénétrer et maîtriser la gestion des techniques et des processus industriels. La machine ou le bien d'équipement importé de l'étranger étaient immédiatement démontés, étudiés pièce par pièce, et chaque trust mettait un point d'honneur à parvenir à fabriquer le même bien en un temps record. Les Japonais se sont peut-être ainsi fait une réputation de pilleurs et d'espions industriels, là où, en réalité, ils ont collectivement pratiqué la seule méthode efficace en la matière, le Learning by doing, l'auto-apprentissage par la pratique du terrain industriel.

    Longtemps, leurs produits furent considérés comme des répliques de mauvaise qualité des produits européens ou nord-américains. Jusqu'au jour où, la maturité industrielle arrivant - beaucoup plus vite que prévu, lorsque l'on sait prendre le temps d'un démarrage correctement pensé -, ils devinrent à leur tour innovateurs, choisissant les créneaux les plus porteurs de l'industrie moderne, l'optique et l'électronique.

    Bref, les Japonais, pourtant si éloignés de l'Europe, ont su appréhender les leçons de l'histoire de la révolution industrielle en Europe, suivre une séquence de développement logique, mobiliser les structures et solidarité traditionnelles de la société dans l'effort collectif du développement. Jusqu'à aujourd'hui, le secret des succès économiques japonais nous paraît résider dans cet investissement conscient des structures et des solidarités sociales traditionnelles dans la compétition économique sans pitié qui caractérise l'économie mondiale depuis le XIXe siècle. En dépit de la dérive dans le fascisme et l'impérialisme militaire du début du siècle jusqu'à la défaite de 1945, le Japon a su éviter les ruptures socio-politiques dramatiques répétées qu'ont pu connaître des pays comme la Russie, ainsi que de nombreux pays du tiers monde…

    Il nous faut d'ailleurs ici nous interroger sur les raisons pour lesquelles le "modèle" japonais de développement a occupé si peu de place dans la littérature économique, jusqu'au succès qu'il a affirmé de façon éclatante à la fin des années soixante-dix et qui a été confirmé par celui de ses émules d'Extrême-Orient, en particulier Taïwan et la Corée du Sud. Certes, le Japon a d'abord été périphérique par rapport à une modernité monopolisée par l'Europe, puis par les Etats-Unis. Le modèle eut ensuite mauvaise presse. Les marchandises japonaises furent longtemps dénigrées et les recettes japonaises du développement, en conséquence, déconsidérées. En fait, ce qui triomphait, dans les années cinquante/soixante-dix, en milieu libéral comme en milieu marxiste, c'étaient les visions grandioses, prométhéennes, du processus de développement, qu'il s'agisse de la croyance en la nécessité de ruptures politiques radicales avec les structures socio-économiques et les solidarités traditionnelles, ou de la nécessité de transferts massifs de capitaux et de technologies prêts à fonctionner des pays riches vers les pays pauvres. Il fallait "tirer" les pays, les "arracher" à leur situation de misère et de pauvreté. Avec la Guerre froide, une énorme angoisse régnait dans le camp des démocraties : ces pays de miséreux ne risquaient-ils pas de tomber dans les griffes de l'ours soviétique, victimes des mirages et des promesses de l'idéologie communiste ? Qui donc, dans un tel contexte, aurait pu penser à la lente subtilité du modèle japonais, voire aux efforts exceptionnels des Coréens et Taïwanais, si pauvres et si miséreux, pour décortiquer le complexe fonctionnement des systèmes technologiques modernes, choisir les filières et les procédés techniques à développer en priorité, pour pouvoir progressivement remonter du plus fruste au plus sophistiqué, contrairement à la pratique de la plupart des autres pays du tiers monde ?

Firmes transnationales et illusions industrialistes dans le Tiers monde.

    Alors que les États dénonçant les pratiques dites restrictives des firmes multinationales multipliaient les commandes de grands ensembles industriels à ces mêmes firmes à la faveur de la prospérité pétrolière ou du boom des matières premières, les procédures en vigueur dans le commerce international, appuyées par les interventions et les garanties des grandes bureaucraties nationales des pays développés, ne pouvaient que préserver ces rigidités et ces lourdeurs techniques. Les procédures de contrat de livraison des ensembles industriels ou des grands ouvrages d'infrastructures dites "clé en main" ou même "produit en main" furent même promues et soutenues avec enthousiasme par certains des ténors des revendications à l'encontre des firmes multinationales. En réalité, ces formules, que l'on croyait bénéfiques au Tiers monde, ne faisaient que l'enfoncer encore plus dans l'impotence technologique et la paresse industrielle, d'autant plus que, partout dans le Tiers monde, les systèmes éducatifs ainsi que les politiques dans le domaine de la recherche restaient totalement inadaptés aux besoins industriels. Là où il fallait faire comme les Japonais du siècle dernier et du début du siècle, quitte à consommer des produits peu élaborés et à mettre ses mains dans le cambouis, on s'adressa aux Nations-Unies avec une liste de revendications pour un ordre économique plus juste.

(pour bien comprendre cette allusion, lire le cours  3ème partie : Le Tiers-Monde dans l'abîme : 1973-1985

     et la lutte pour une Nouvel ordre économique mondial).

 

 

Texte extrait du livre de Georges Corm, "Le nouveau désordre économique mondial", éditions La Découverte, 1993.pp. 98-102

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