Je publie l’intégralité
de l’article de F. Gougou paru dans la revue Nouvelles FondationS -
numéro 5. http://www.gabrielperi.fr/Les-mutations-du-vote-ouvrier-sous?lang=fr
J’ai
annoté le texte avec des
incises de couleur rouge. Ce texte ne surprendra pas mes lecteurs qui
pourront
retrouver dans mes analyses électorales beaucoup de ce qu’écrit F.
Gougou. Particulièrement
en ce qui concerne le vote FN dans les régions ouvrières qui votaient à
droite
avant 1981. Les 30% d’ouvriers qui ont "voté Giscard" en 1981 votent
presque tous FN aujourd’hui. Dans les citadelles du PCF, le score du FN
est
faible si l’on analyse les votes en fonction du nombre des électeurs
INSCRITS. C’est
l’abstention élevée qui donne des résultats élevés au parti de la
famille
LePen. Un élément important de l’article de Gougou, élément dont je n’ai
presque
jamais parlé est "le poids du
renouvellement des générations". J’ai juste évoqué cet aspect des
choses en citant le cinéaste Robert Guédiguian dans l’article PROGRAMMES,
HISTOIRE, MEMOIRE : LE DEVOIR DE TRANSMETTRE……
J.-P. R.
LES MUTATIONS DU VOTE OUVRIER SOUS LA V° RÉPUBLIQUE
par Florent Gougou
chercheur au
CEVIPOF, avril 2007
« Il y a une culture ouvrière, une façon d’être un ouvrier,
un rapport
particulier des ouvriers à la vie et au travail. Si je suis élu
président de la
République, je ne laisserai pas se perdre cette culture ouvrière »
(Nicolas Sarkozy, discours de Saint-Quentin, 25 janvier 2007). Une
campagne
présidentielle réserve toujours des moments inattendus. Dans la bouche
d’un
candidat de gauche, ces mots auraient sonné comme un écho à la mise en
garde
adressée par Pierre Mauroy au candidat Jospin, un mois avant le 21 avril
2002 : « Nous devons parler
plus fort aux travailleurs, Lionel, il faut que tu adresses un message à
la
France qui travaille. Le mot ouvrier n’est pas un gros mot». Mais,
dans la
bouche du principal candidat de la droite parlementaire, ils rappellent
plutôt
que l’électorat ouvrier, longtemps considéré comme acquis à la gauche,
fait
aujourd’hui figure d’électorat à conquérir [1].
Retour sur le « 21 avril »
À
l’approche de l’échéance
électorale du printemps 2007, le « coup de tonnerre » du 21 avril
2002 résonne toujours sur la scène politique française. Ce soir-là, le
premier
tour de l’élection présidentielle s’achève sur l’élimination précoce de
Lionel
Jospin. Premier ministre en exercice, le candidat du Parti socialiste
est
devancé par le président de la République sortant, Jacques Chirac, et
par le
candidat du Front national, Jean-Marie Le Pen. Le choc est brutal. Un
candidat
d’extrême droite accède pour la première fois au second tour, alors que
la
gauche n’a plus été absente du duel décisif depuis l’élection
présidentielle de
1969.
Surprise
sans précédent dans
l’histoire électorale de notre pays, ce « séisme politique » cache de
nombreuses évolutions électorales tout aussi spectaculaires. La
participation
subit un nouveau recul pour tomber à son niveau plancher (71,6 % des
inscrits) depuis l’institution de l’élection du président de la
République au
suffrage universel direct. Robert Hue obtient le plus mauvais score d’un
candidat du Parti communiste au premier tour d’une présidentielle (3,4 %
des exprimés).
Jacques
Chirac est le premier
président sortant à ne pas dépasser 20 % des suffrages exprimés. Enfin,
la
dynamique de déclin du « vote de classe ouvrier » atteint son
épilogue : pour la première fois depuis le début de leur désalignement
électoral [2]
à la fin des années 70, les ouvriers n’accordent plus aucun avantage
particulier à la gauche. La mutation du vote ouvrier est
impressionnante :
le 21 avril 2002, seulement 43 % des ouvriers ont voté pour un candidat
de
gauche, exactement comme la moyenne de l’électorat (panel électoral
français
2002, CEVIPOF-CIDSP-CECOP). Mieux, 24 % se sont prononcés en faveur de
Jean-Marie Le Pen, soit 7 points de plus que l’ensemble des Français.
Comment
s’est donc produit le déclin du « vote de classe ouvrier » ? Les
ouvriers, autrefois acquis à la gauche, sont-ils aujourd’hui séduits par
le
Front national ?
Un objet traditionnel de la
sociologie politique
Aucun
groupe social n’a été
autant étudié que celui des ouvriers. Depuis un siècle et demi, la
question
ouvrière est au centre de puissants débats politiques et idéologiques.
Tantôt
porteurs d’un idéal révolutionnaire, tantôt revendicatifs et donc
dangereux,
tantôt en voie de disparition, les ouvriers ne laissent pas indifférent.
Le
concept de « classe ouvrière » n’est-il pas entré dans le vocabulaire
courant, malgré sa connotation marxiste ?
Cette
question ouvrière est
intimement liée à l’industrialisation des sociétés modernes. Autrefois
artisan
réalisant un objet avec ses mains, souvent salarié, parfois à son
compte,
l’ouvrier dans son sens moderne apparaît au XIXe siècle, avec la
révolution
industrielle. Il devient alors le travailleur exerçant une activité
manuelle
contre la rétribution d’un salaire, souvent assimilé au prolétaire,
celui qui
ne possède rien d’autre que sa force de travail.
L’émergence
politique de la
question ouvrière en France remonte à la fin du XIXe siècle. Le massacre
de
Fourmies du 1er mai 1891 ouvre une dynamique qui aboutit à la percée
socialiste
des élections législatives de 1893. Les socialistes font ensuite partie
du Bloc
des gauches, coalition qui a gagné les législatives de 1902. En moins de
dix
années, le mouvement ouvrier s’installe comme une force politique
significative. À l’époque, les liens qui unissent le monde ouvrier et le
mouvement socialiste ne font pas de doute. Le premier parti socialiste
unifié,
la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), ne comporte
pas de
mention au socialisme : ouvrier et socialiste sont alors synonymes. De
ce
« baptême ouvrier » résulte l’intuition de l’existence d’un vote de
classe ouvrier en faveur de la gauche.
Aux
lendemains de la Seconde
Guerre mondiale, le vote des ouvriers devient un thème classique des
analyses
électorales françaises. Joseph Klatzmann conclut de son étude des
résultats des
élections législatives de 1956 dans le département de la Seine que près
de
70 % des ouvriers votent pour le Parti communiste [3].
De son côté, en s’appuyant sur des enquêtes par sondage de l’IFOP,
Mattei Dogan
insiste sur l’hétérogénéité de leurs préférences politiques. Des
ouvriers
« révolutionnaires » et des ouvriers « réformistes »,
favorables à la gauche, côtoient des ouvriers « catholiques » ou des
ouvriers « conservateurs », favorables à la droite [4].
Dans les
premières enquêtes
comparatives, le vote des ouvriers est pensé dans le cadre du clivage de
classe, d’une « lutte des classes démocratique [5] ».
Le « vote de classe ouvrier » en faveur de la gauche serait le reflet
des luttes d’intérêts qui opposent les travailleurs aux possédants dans
la
sphère économique. Robert R. Alford construit ainsi un « indice du vote
de
classe », calculé par la soustraction du pourcentage des travailleurs
non
manuels qui votent pour les partis de gauche au pourcentage des
travailleurs
manuels qui votent pour ces mêmes partis [6].
La question des ressorts du vote de classe ouvrier n’est pas oubliée. En
Grande-Bretagne, David E. Butler et Donald E. Stokes montrent que
l’alignement
des ouvriers sur la gauche repose sur une vision particulière du jeu
politique,
où les partis de gauche sont perçus comme les représentants des intérêts
de la
classe ouvrière [7].
Il exprime ainsi l’intériorisation d’une culture de classe ouvrière,
dont Guy
Michelat et Michel Simon dessinent également les contours en France, à
partir
d’entretiens non directifs et de données d’enquêtes électorales [8].
Le
vote ouvrier n’est donc pas
naturellement acquis à la gauche. Même au plus fort du vote de classe
ouvrier,
la gauche ne dépassait pas 70 % des suffrages ouvriers. Et il n’a jamais
suffi d’exercer un métier ouvrier pour voter en faveur des partis de
gauche.
L’image
d’une société organisée
autour de la vieille opposition de classes entre possédants et
travailleurs
s’est estompée.
Entre enjeux identitaires et
enjeux stratégiques
Le
vote des ouvriers n’est pas un
vote comme les autres. Il incarne de puissants enjeux identitaires, qui
rappellent que la « classe ouvrière » est à l’origine idéologique et
partisane du socialisme. À la fin du XIXe siècle, les premiers partis
socialistes sont des partis ouvriers, de la base militante aux cercles
dirigeants. De plus, dans la doctrine socialiste, et plus encore dans
son
expression marxiste, la « classe ouvrière » occupe une fonction
particulière : elle est la classe messianique, la classe chargée de
l’avènement du socialisme. Reste que le monde ouvrier d’aujourd’hui
n’est plus
celui de la fin du XIXe siècle, ni même celui des débuts de la Ve
République.
Profondément touché par les mutations socio-économiques que connaît la
France
depuis les années 70, il s’est petit à petit effacé de la scène
politique
devant la vision d’une immense « classe moyenne » et la réduction de
la question sociale à celle de l’intégration des immigrés. L’image d’une
société organisée autour de la vieille opposition de classes entre
possédants
et travailleurs s’est estompée. Le déclin du secteur industriel et la
tertiarisation de l’économie française ont tout à la fois transformé les
métiers et les lieux de travail ouvriers. La figure traditionnelle de
l’ouvrier
d’industrie a été supplantée par celle de l’ouvrier des services,
travaillant
dans des structures plus petites que la grande usine et entretenant un
rapport
direct avec le client (affirmation discutable,
JPR).
Parallèlement, l’installation d’un chômage de masse a précarisé les
relations
d’emploi des ouvriers. Autant de mutations qui ont affaibli leurs
solidarités
collectives et dévalorisé leur image au sein de la population :
autrefois
véritable locomotive du changement social, les ouvriers sont désormais
considérés comme les derniers wagons de la société (ce
que Jean-Luc Mélenchon s’efforce vigoureusement de contester, non sans
succès,
JPR).
La
dernière évolution est sans
doute la plus spectaculaire : la quasi-disparition de toute référence à
la
classe ouvrière (et même aux « ouvriers ») dans le discours des
responsables politiques de gauche (l’auteur
omet de
préciser, des responsables de la gauche socialiste).
Avec
l’effondrement du communisme (soviétisme, JPR)
et le déclin de certains métiers emblématiques (métallos, etc.), cette
adaptation de leur rhétorique était vraisemblablement nécessaire. Mais
la
France compte encore près de 7 millions d’actifs ouvriers en ce début de
XXI°
siècle, un électorat stratégique pour qui espère remporter des
élections.
Les enseignements des enquêtes
postélectorales
Le
désalignement électoral des
ouvriers est considérable (tab. 1). Alors qu’ils accordaient un avantage
de
plus de 20 points à la gauche par rapport à l’ensemble de l’électorat
lors des
élections législatives de 1973, cet écart ne dépasse plus 5 points
depuis les
législatives de 1993. Mais cet effondrement du vote de classe ouvrier
n’est pas
linéaire. Malgré une perte d’originalité entre 1973 et 1981 (l’écart
recule de
22 à 13 points), le niveau de l’alignement des ouvriers sur la gauche
reste
stable, aux alentours de 70 %. Or, à un tel niveau, il est difficile de
faire mieux. En revanche, les élections législatives de 1986 et de 1993,
qui
interviennent à l’issue de cinq années de gouvernement de la gauche (socialiste, JPR), marquent deux grands
reculs du
niveau du vote de classe ouvrier. Mais seules les législatives de 1993
se
traduisent par une accélération du désalignement électoral des ouvriers,
le
bilan de la gauche en matière
socio-économique
étant alors autrement plus désastreux qu’en 1986 (durant
la législature 1988-1993, le PCF était toujours hors du gouvernement,
JPR).
On ne dispose pas d’enquêtes postélectorales SOFRES pour les
législatives
antérieures à 1973, mais les enquêtes IFOP indiquent des écarts plus
faibles
pour les premières années de la Ve République (8 points en 1958, 14
points en
1967 et 1968). Il semble donc que le vote de classe ouvrier atteigne son
maximum lors des élections législatives de 1973, avant de décliner
progressivement par la suite. Ce désalignement électoral doit être
associé aux
puissantes ruptures identitaires vécues par le groupe ouvrier depuis
près de
quatre décennies, dont témoigne le recul considérable du sentiment
d’appartenance à la classe ouvrière dans la population française [9].
Le déclin du secteur industriel traditionnel et la progression des
« ouvriers des services » ont eu raison des solidarités collectives
qui unissaient l’immense majorité des ouvriers derrière la gauche. Mais
la
gauche elle-même a accéléré ce mouvement par sa pratique
gouvernementale.
TABLEAU 1.
Résultats de la gauche
et des écologistes au premier tour des élections législatives
(1973-2002) : la « fin du vote de classe ouvrier » (en % des
exprimés).
Vote
gauche et écolo
| L1973 | L1978
| L1981 | L1986 | L1988
| L1993 | L1997
| L2002
|
France | 46
| 52
| 57
| 45
| 49,5
| 39 48
| 48
| 40,5
|
Ouvriers PCM | 68
| 69
| 70
| 58
| | | | |
Ouvriers PPI | | | | 61
| 60
| 42
| 52 | 45
|
Ecarts | | | | | | | | |
Ouvriers
PCM
| +22
| +17
| +13 | +13 | | | | |
Ouvriers PPI
| | | +16 | +10
| +3
| +4
| +4,5 | |
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Sources :
Sondages postélectoraux SOFRES (1973-1995), in François Platone, Les
Electorats sous la Cinquième République. Données d'' enquêtes 1958-1995,
Paris, Cahiers du CEVIPOF, septembre 1995. Sondage postélectoral
SOFRES-CEVIPOF-CRAPS (1997) et PEF, vague 3 pondérée (2002)
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L73 :
législatives de 1973 (autres tableaux : P02= présidentielle 2002), etc… PCM
: profession du chef de famille (nomenclature INSEE 1954), PPI :
profession de la personne interrogée (nomenclature INSEE 1982). La
SOFRES change de méthode en 1986, mais fournit les résultats selon les
deux méthodes pour ces élections. Les effets du changement de
nomenclature INSEE sont par là-même annulés.
Les logiques complexes du déclin du vote de classe
ouvrier Le groupe ouvrier n’a jamais été homogène. Derrière le
désalignement électoral mis en lumière par les enquêtes postélectorales
semblent ainsi se profiler des évolutions différenciées selon les
milieux ouvriers, selon leur histoire industrielle, selon leur tradition
politique. Que se passe-t-il dans les milieux ouvriers frappés de plein
fouet par la crise ? Et dans ceux où rien ne semble avoir changé ? Et
dans ceux qui sont de longue date dominés par la droite ? Seule une
analyse des résultats électoraux dans des zones très ouvrières peut
permettre de restituer les différentes logiques attachées à ces
territoires (lire à ce sujet mes différentes analyses électorales sur ce
site même, JPR). Évidemment, l’intérêt de cette méthode dépend du
niveau d’analyse et de la taille des unités politiques considérées. Elle
suppose ici de ne retenir que des élections d’enjeu national pour
écarter certains facteurs qui pèsent lourdement sur les élections
locales, notamment l’implantation de notables ou de réseaux militants
très organisés. Elle implique également de travailler sur des cantons,
car leur dimension (en principe) limitée permet d’obtenir une certaine
homogénéité sociale. Reste que le déclin du vote de classe ouvrier ne
signifie pas nécessairement que le vote des ouvriers ait perdu toute
spécificité. Depuis une vingtaine d’années, les observateurs se relaient
pour souligner la montée de l’abstentionnisme et du vote Front national
au sein des milieux ouvriers. Pour tenir compte du rôle de
l’abstention, toutes les évolutions électorales seront mesurées par
rapport aux électeurs inscrits. Attention : à aucun moment cette analyse
ne fait intervenir des propriétés individuelles qui assureraient que ce
ne sont que les ouvriers qui portent les évolutions électorales à
l’œuvre dans les milieux ouvriers. En ce sens, les enquêtes par sondage
peuvent être complémentaires, notamment pour saisir des logiques
individuelles du désalignement ouvrier.
Domination communiste ou domination socialiste, deux visages
du déclin de la gauche dans les milieux ouvriers Depuis le
Congrès de Tours de 1920, le mouvement socialiste français est divisé
entre deux tendances, l’une « réformiste », l’autre « révolutionnaire ».
Or le Parti socialiste et le Parti communiste n’ont jamais eu la même
influence dans les milieux ouvriers. Ainsi le vote de classe ouvrier
était d’abord un vote communiste, qui renvoyait aux liens très forts
tissés par le Parti communiste au sein du monde ouvrier. Cette
différence produit des évolutions électorales différenciées selon que
les milieux ouvriers de gauche sont dominés par les communistes ou les
socialistes. Dans les milieux ouvriers socialistes, les évolutions
électorales sont très sensibles à la conjoncture politique. Au terme de
ses deux législatures (en 1986 puis en 1993), la gauche est largement
sanctionnée - c’est moi qui
souligne, JPR - (tab. 2).
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Tableau 2.
Le poids de la
conjoncture politique dans le recul de la gauche au sein des milieux
ouvriers
dominés par les socialistes (% des inscrits)
Gauche
|
L73
|
L78
|
L81
|
L86
|
L88
|
L93
|
L97
|
L02
|
France
|
37,1
|
42,3
|
39,7
|
34,0
|
32,0
|
25,6
|
30,8
|
25,5
|
Roubaix
|
44,2
|
51,4
|
47,8
|
36,7
|
34,4
|
24,7
|
30,6
|
26,4
|
Hénin-B.*
|
61,7
|
65,6
|
58,4
|
44,6
|
44,6
|
33,1
|
36,9
|
32,9
|
Écarts
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Roubaix
|
+7,1
|
+9,1
|
+8,1
|
+2,7
|
+2,4
|
-0,9
|
-0,2
|
+0,9
|
Hénin-B.
|
+24,6
|
+23,3
|
+18,7
|
+10,6
|
+12,6
|
+7,5
|
+6,1
|
+7,4
|
* : Hénin-Beaumont (62) et
Roubaix (59).
En revanche, dans les milieux
ouvriers communistes, le déclin de la gauche s’inscrit dans le long
terme. Ici,
les évolutions électorales sont directement liées aux transformations
industrielles (tab. 3). Dans les zones où les industries ont été
frappées par
les mutations de l’économie française (Vénissieux (69), Longwy (54)),
l’originalité du vote de gauche recule de manière progressive à partir
des
élections législatives de 1978. À l’inverse, dans les zones où
l’activité
ouvrière a été relativement « préservée » (Ault (80),
Saint-Pierre-des-Corps (37)), aucune évolution électorale notable n’est à
signaler par rapport aux évolutions observables sur la métropole.
Tableau 3.
Le poids des
transformations industrielles dans le recul de la gauche au sein des
milieux
ouvriers dominés par les communistes. (% des inscrits)
Gauche
|
L73
|
L78
|
L81
|
L86
|
L88
|
L93
|
L97
|
L02
|
Métropole
|
37,1
|
42,3
|
39,7
|
34,0
|
32,0
|
25,6
|
30,8
|
25,5
|
Ault
|
48,5
|
56,2
|
56,0
|
46,3
|
48,2
|
36,0
|
45,3
|
35,0
|
St-P.d.C.
|
53,6
|
56,8
|
52,0
|
46,1
|
45,5
|
36,6
|
46,5
|
39,2
|
Véniss.
|
59,4
|
59,6
|
49,9
|
39,3
|
35,7
|
31,4
|
38,4
|
30,3
|
Longwy
|
59,3
|
53,2
|
55,6
|
42,1
|
38,4
|
27,8
|
38,3
|
30,2
|
Écarts
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Ault
|
+11,4
|
13,9
|
+16,3
|
+12,3
|
+16,2
|
+10,4
|
+14,5
|
+9,5
|
St-P.d.C.
|
+16,5
|
+14,5
|
+12,3
|
+12,1
|
+13,5
|
+11,0
|
+15,7
|
+13,7
|
Véniss.
|
+22,3
|
+17,3
|
+10,2
|
+5,3
|
+3,7
|
+5,8
|
+7,6
|
+4,8
|
Longwy
|
+22,2
|
+10,9
|
+15,9
|
+8,1
|
+6,4
|
+2,2
|
+
7,5
|
+4,7
|
Le poids du renouvellement des générations
Au
XXe siècle, trois grandes
générations ouvrières se sont succédé en France [10].
La « génération héroïque » arrive à l’âge adulte entre le
Front populaire et la Libération, et connaît à la fois les luttes de
1936, la
Résistance et la victoire sur le nazisme. Très encadrée par le PC et la
CGT,
cette génération d’ouvriers porte en elle une solide culture de classe :
la famille, le quartier, le syndicat et le Parti représentent les seules
protections possibles contre la dégradation des conditions de vie et de
travail. En revanche, les enfants de cette génération héroïque
grandissent dans
un autre contexte, marqué par l’extension de la protection sociale, une
amélioration régulière des conditions de vie et l’ouverture des
possibilités de
scolarisation prolongée. Ils constituent la « génération de la
modernisation » et portent déjà en eux les germes de la
désagrégation
de la culture de classe ouvrière. Néanmoins, leur vision du monde reste
structurée par certains mythes façonnés par le Parti communiste, du
« parti des 75000 fusillés » à la « patrie des
travailleurs ». Enfin, la « génération de la crise »
grandit dans un contexte similaire, malgré l’apparition du chômage. Mais
plutôt
que l’expérience politique de leurs grands-parents, elle reçoit les
aspirations
à la réussite individuelle de ses parents.
Tableau 4.
Le déclin du vote de classe ouvrier
selon les
générations (1978-2002) -en % des personnes interrogées-
Vote de gauche
|
L1978
|
P1988
|
P1995
|
P2002
|
France
|
45,3
|
44,6
|
35,7
|
30,0
|
Ouvriers nés en 1970 et après
|
-
|
-
|
31,2
|
28,4
|
Ouvriers nés entre 1946 et 1969
|
68,9
|
53,8
|
40,8
|
31,6
|
Ouvriers nés en 1945 et avant
|
55,6
|
54,3
|
44,6
|
27,1
|
Écarts
|
|
|
|
|
Ouvriers nés en 1970 et après
|
-
|
-
|
-4,5
|
-1,6
|
Ouvriers nés entre 1946 et 1969
|
+23,6
|
+9,2
|
+5,1
|
+1,6
|
Ouvriers nés en 1945 et avant
|
+10,3
|
+9,7
|
+8,9
|
-2,9
|
Sources : Cevipof
(1978-1988-1995) et Panel électoral français (2002,
vague 2).
La
génération de la crise se
démarque sans conteste de la génération héroïque et de la génération de
la
modernisation (tab. 4). Elle n’a jamais accordé d’avantage particulier à
la
gauche, que ce soit lors de la présidentielle de 1995 (- 4,5 points) ou
de la
présidentielle de 2002 (- 1,6 point). Or sa progression constante au
sein du
groupe ouvrier laisse penser que la tendance au désalignement des
ouvriers
n’est pas près de s’inverser.
Néanmoins,
le déclin du vote de
classe ouvrier débute avant son arrivée dans le corps électoral. Elle
n’est
donc pas la seule génération ouvrière à se détacher de la gauche. Un
décrochage
de la génération de la modernisation intervient en effet entre les
législatives
de 1978 et la présidentielle de 1988, l’écart à la moyenne passant de
23,6 à
9,2 points. Les ouvriers socialisés avant la Seconde Guerre mondiale
sont les
derniers fidèles à la gauche, en dépit de ce que pourrait laisser penser
l’« accident » de 2002 (ils votent alors moins à gauche que la
moyenne de l’électorat !) (c’est le rejet de
la ligne Robert Hue, selon moi, jpr): le message qu’ils envoient
le 21
avril est en effet amendé dès les élections législatives, l’écart
remontant à 4
points.
Abstention et vote FN, deux réponses des milieux
ouvriers
L’émergence
et l’installation du
Front national à l’extrême droite du champ partisan sont sans aucun
doute les
caractéristiques les plus marquantes de l’histoire électorale française
récente. Cette montée du vote Front national a rapidement été mise en
relation
avec le recul électoral du Parti communiste, soulevant la question de
l’existence d’un passage privilégié de l’extrême gauche à l’extrême
droite sur
le terrain de la protestation sociale. Il est vrai que les progrès
indéniables
du Front national dans certaines vieilles terres de gauche, notamment au
cœur
du bassin minier du Pas-de-Calais, ont donné une visibilité particulière
au
phénomène. Pourtant la dynamique Le Pen n’est pas très sensible au sein
des
« banlieues rouges » (tab. 5). Que ce soit à Gennevilliers ou à
Vénissieux, Jean-Marie Le Pen n’obtient jamais plus de 5 points par
rapport à
sa moyenne nationale. Mieux, il recule entre la présidentielle de 1995
et celle
de 2002, un
reflux qui n’a pas beaucoup été souligné après le 21 avril.
Tableau 5.
Le poids contrasté de Jean-Marie Le
Pen dans le monde
ouvrier
Vote Le Pen
|
P1988
|
P1995
|
P2002
|
Métropole
|
11,7
|
11,8
|
12,1
|
Gennevilliers (92)
|
16,4
|
12,0
|
8,4
|
Vénissieux (69)
|
13,7
|
16,7
|
14,3
|
Cluses Scionzier (74)
|
18,5
|
18,7
|
20,9
|
Saint-Amarin (68)
|
19,7
|
23,6
|
22,7
|
Écarts
|
|
|
|
Gennevilliers (92)
|
+4,7
|
+0,2
|
-2,7
|
Vénissieux (69)
|
+2,0
|
+4,9
|
+2,2
|
Cluses Scionzier (74)
|
+6,8
|
+6,9
|
+8,8
|
Saint-Amarin (68)
|
+8,0
|
+11,8
|
+10,6
|
Le contraste entre le vote
lepéniste en terres communistes et le vote lepéniste au sein des milieux
ouvriers dominés de longue date par la droite est
saisissant. Du
côté de Cluses
ou de Saint-Amarin, l’avantage que le leader du Front national obtient
par
rapport à son score en métropole dépasse presque toujours 7 points,
parfois
même 10 points. Mieux, ces terres sont généralement des zones de
progression
pour Jean-Marie Le Pen entre la présidentielle de 1995 et la
présidentielle de
2002. Le cas de Saint-Amarin semble faire exception. Mais le président
du Front
national est en fait pénalisé par la candidature de son ex numéro deux
Bruno
Mégret, qui recueille 3,4 % des inscrits dans ce canton alsacien, plus
du
double de son score national (les politologues ajoutent
généralement les scores LePen et Mégret pour les analyses). Ainsi, le
vote en faveur
du Front national, bien qu’il soit sensible dans certains milieux
ouvriers
communistes ou socialistes, est prioritairement le fait de milieux
ouvriers de
droite qui se sont vraisemblablement radicalisés face aux nouveaux
enjeux
apparus entre 1981 et 1984, au premier rang desquels l’immigration.
En revanche, la montée de l’abstentionnisme est caractéristique des
milieux de
gauche, surtout communistes, et répond au déclin du vote de gauche. Un
seul
exemple suffit : entre les élections législatives de 1973 et celles de
1997, la participation recule de 20 points à Gennevilliers, passant de
82,5 à
62,5 % des inscrits (en métropole, elle chute de « seulement »
12,8 points).
La fin du rôle politique des
ouvriers ?
En
France, ce déclin du vote de
classe ouvrier obéit à deux logiques principales : la prégnance des
transformations industrielles au sein des milieux ouvriers dominés par
les
communistes, et le poids du bilan de la gauche (socialiste)
après ses passages (au gouvernement,
jpr).
Mais le changement est essentiellement porté par les nouvelles
générations,
celles qui n’ont jamais été imprégnées de la culture de classe qui
poussait les
ouvriers vers la gauche.
Depuis
maintenant plus d’une
trentaine d’années, la majeure partie des grandes démocraties
occidentales [11]
a connu une mutation importante du vote ouvrier : autrefois très
largement
favorable à la gauche, il s’est progressivement banalisé. En France, ce
déclin
du vote de classe ouvrier obéit à deux logiques principales : la
prégnance
des transformations industrielles au sein des milieux ouvriers dominés
par les
communistes, et le poids du bilan de la gauche après ses passages au
pouvoir au
sein des milieux ouvriers dominés par les socialistes. Mais le
changement est
essentiellement porté par les nouvelles générations, celles qui n’ont
jamais
été imprégnées de la culture de classe qui poussait les ouvriers vers la
gauche.
Le Parti communiste est la
principale victime de ce désalignement électoral : de tous les partis de
gauche, il était celui dont l’électorat était (de loin) le plus ouvrier.
Ainsi,
lors des élections législatives de 1973, la moitié de ses électeurs
étaient
ouvriers ! Après tout, dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale,
il s’était proclamé « parti de la classe ouvrière » (mais cela était
inexact dans l’Est de la France et dans les
régions catholiques pratiquantes). Reste que les ouvriers pèsent
toujours d’un poids électoral important, en témoigne leur très large
participation à la victoire du « non » lors du référendum sur le
traité de Constitution européenne du 29 mai 2005. Selon la SOFRES, 81 %
des ouvriers ont refusé le texte qui leur était proposé. Le « non »
frôle ainsi les 70 % sur l’ensemble du département du Pas-de-Calais, et
atteint ses sommets dans deux villes très ouvrières : 81,3 % au
Grand-Quevilly, fief de Laurent Fabius (qui avait
appelé à voter « non », JPR), et 83,2 % à
Port-Saint-Louis-du-Rhône. Alors que la France s’apprête à élire son
président
de la République (article écrit avant avril 2007 !
JPR), il ne faudrait
pas sous-estimer le rôle de l’électorat ouvrier.
[1] Les résultats présentés dans cet article sont
issus d’un
mémoire réalisé dans le cadre du Master recherche de l’I.E.P. de Paris.
Florent
Gougou, "Logiques et évolutions du vote ouvrier sous
la Cinquième République. Comprendre la fin du vote de classe ouvrier",
sous la direction de Guy
Michelat, 2005.
[2] La notion de « désalignement électoral »
désigne ici le fait que le vote d’un groupe social tend à se rapprocher
progressivement du vote de la moyenne de l’électorat, alors qu’il en
différait
sensiblement et durablement auparavant. Pierre Martin, Comprendre les
évolutions électorales, Presses de Sciences-Po, 2000.
[3] Joseph Klatzmann, « Comportement électoral et
classe sociale. Étude du vote communiste et
du vote socialiste dans le département de la Seine », in Maurice
Duverger, François Goguel, Jean Touchard (dir.), Les Élections du 2
janvier
1956, Armand Colin, Cahiers de la F.N.S.P., 1957, pp. 254-285.
[4] Mattei Dogan, « Les
clivages politiques de la classe ouvrière », in Léo Hamon, Les
Nouveaux Comportements politiques de la classe ouvrière, Presses
Universitaires
de France, 1962.
[5] Seymour M. Lipset, Political Man. The Social
Bases
of Politics, The Johns Hopkins University Press, 1981 (1960 pour la
première
édition).
[6] Robert R.Alford, Party and Society, Rand McNally,
1963. « The suggested index of class voting is
computed very simply as
follows : subtract the percentage of persons in non-manual occupations
voting for Left parties from the percentage of persons in manual
occupations
voting for Left parties » (pp. 79-80).
[7] David E. Butler, Donald E. Stokes, Political
Change in
Britain.The Evolution of Electoral Choice, MacMillan, 1974, seconde
édition
(1969 pour la première édition).
[8] Guy Michelat, Michel Simon, "Classe,
religion et comportement politique",
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques et Éditions
sociales,
1977.
[9] Guy Michelat, Michel Simon, « 1981-1995 :
changements de société, changements d’opinion »,
in SOFRES, l’État d’opinion, 1996, p. 167-186.Voir également Guy
Michelat,
Michel Simon, "Les Ouvriers et la Politique. Permanences,
ruptures, réalignements",
Presses de Sciences-Po, 2004.
[10] Gérard Noiriel, "Les Ouvriers dans la société
française", XIXe-XXe siècle, Le Seuil,
1986.
[11] En tout cas, tel qu’il est mesuré par l’indice
d’Alford. Pour une de ses dernières actualisations pour ces pays, Ronald
Inglehart, "Modernization
and Postmodernization",
Princeton University Press, 1997.