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Dominique de Villepin: «“Je suis Charlie”, ça ne peut pas être le seul message de la France»

publié le 27 janv. 2015, 09:38 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 22 nov. 2015, 15:30 ]

D. de VILLEPIN et la présence gaulliste... 

L'ancien premier ministre appelle de ses vœux un traitement ciblé et impitoyable de la menace terroriste mais refuse le terme de guerre et les visions «globalisantes».

«LA FRANCE EST EN GUERRE», A DIT MANUEL VALLS…

Nous sommes face à un choix. Soit la logique de guerre, en considérant qu'il n'y a qu'un front continu, de l'extérieur jusqu'à l'intérieur. Nous choisissons alors la surenchère militaire, l'exclusion de ceux qui ne pensent pas comme nous sans pour autant penser comme nos ennemis. Cela signifiera, ici comme là-bas, toujours plus de guerre. Soit nous choisissons la fidélité à nous-mêmes. Nous gardons à l'intérieur le cap de nos repères républicains en rassemblant et en unifiant, et nous gardons à l'extérieur nos repères gaullistes, qui sont une politique de sécurité nationale mais dans le souci du monde, la recherche de solutions et l'esprit de dialogue. Face au drame qui l'a frappée, la France a montré une grande dignité. La mobilisation nationale et populaire a été un sursaut impressionnant. Le peuple a choisi d'instinct la fidélité à la France. Ce dernier choix me paraît être à la fois le plus juste et le plus protecteur.

POURQUOI?

Le terrorisme nous tend un piège. Il veut nous pousser à la faute, et la faute, c'est la guerre. Il vise à créer des amalgames et à fédérer des sensibilités différentes, en s'appuyant sur des sympathies, un sentiment d'humiliation, de rejet. Ainsi il peut élargir sa base au-delà des plus radicaux. Notre intérêt est donc d'éviter l'engrenage de la force. L'idée d'un unique front extérieur signifierait que la situation serait la même en Libye, en Syrie, en Irak, au Mali. Or ce sont des théâtres d'opérations différents qui exigent une approche fine. Chaque guerre appelle une nouvelle guerre. À l'agenda se dessine une nouvelle intervention militaire en Libye ou encore au Nigeria. Chaque guerre augmente l'image d'une guerre globale, celle d'un conflit de civilisation entre Occident et Islam, et donc le pouvoir d'attraction de l'ennemi djihadiste. La violence exerce un phénomène d'aimantation. Notamment chez des jeunes en mal identitaire, en contestation, cela crée le sentiment d'une mission, d'un statut, d'une reconnaissance. L'enjeu de la lutte contre Daech, c'est d'empêcher la constitution de territoires du djihad offrant un refuge à tous les apprentis terroristes. C'est le vide des États faillis qui la rend possible. Il faut une mobilisation de tous les États de la région pour réduire les fractures identitaires entre chiites et sunnites, entre Iran et Arabie saoudite.

LES DJIHADISTES QUI PARTENT DE CHEZ NOUS ET Y REVIENNENT SE PRÉSENTENT COMME DES SOLDATS…

Ce n'est pas parce que les djihadistes utilisent un langage guerrier que nous devons l'adopter. Il faut vis-à-vis d'eux des politiques sécuritaires impitoyables mais si nous parlons la langue de l'adversaire, nous nourrissons leur propagande et leur mythologie.

QUELLE RÉPONSE ALORS ?

Le terrorisme est un virus mutant, opportuniste : la traque est nécessaire. La lutte est chirurgicale ; il faut être au plus près de la menace. Des questions se posent: identitaires, religieuses, sociales, économiques. Souvent elles s'agrègent dans le même lieu, le même quartier et le tout crée un foyer. C'est ce qu'il faut éviter. Notre meilleure réponse, c'est de prendre en compte la nature de la menace. C'est une menace criminelle appuyée par des réseaux mafieux, des religieux radicaux et qui doit être traitée comme telle. Nous devons repérer les itinéraires criminels, empêcher de nuire, traduire en justice et condamner sévèrement. Il faut ensuite apporter les solutions politiques qui permettent de circonscrire le mal. Il n'y a pas une exigence de simplification mais une exigence de complexité. Il n'y a pas qu'une bataille à mener mais plusieurs.

LESQUELLES ?

La bataille de la sécurité mais aussi celle de l'unité nationale, du respect de la loi, du respect de la laïcité. L'islam de France doit se réformer, s'organiser mieux. Il y a des enjeux concrets de formation des imams et de mutualisation des financements des œuvres de l'islam pour éviter toute dépendance à des financements étrangers. À l'extérieur, nous ne devons pas négliger l'importance du dialogue et du jeu des alliances. Nos seules réponses diplomatiques ne peuvent être l'envoi de l'armée. Le militaire doit s'accompagner d'une vision politique et stratégique. Il doit toujours être un élément du clavier et pas tout le clavier. Les djihadistes prennent appui sur notre passé colonial et ils trouvent là le moyen d'affirmer aux populations que nous voulons, une fois encore, les dominer.

QUE VOUS INSPIRENT LES RÉACTIONS A TRAVERS LE MONDE AU DERNIER NUMÉRO DE "CHARLIE HEBDO" ?

Hors de chez nous, l'esprit de liberté peut être vécu par certains comme une agression. Les islamistes se nourrissent de l'incompréhension dans le monde pour faire prospérer leur boutique politique et imposer leur férule. Le fait est que des populations modérées se sentent victimes d'une injustice de l'Occident cherchant à leurs imposer ses images. Il ne s'agit pas de renoncer à nos valeurs mais de prendre en compte avec la retenue nécessaire les conséquences prévisibles d'un certain nombre d'actions. Il y a un malentendu qui a pu s'opérer autour de la formule "Je suis Charlie" dans les manifestations. Cette formule résumait l'hommage de nombreux Français aux victimes sauvagement abattues. Mais "Je suis Charlie", ça ne peut être le seul message de la France. De ce point de vue-là, il y a une ambiguïté. L'État français doit défendre la liberté d'expression mais cela ne signifie pas endosser les caricatures de Mahomet ou d'une autre religion.

L'ISLAM RADICAL MENACE CETTE LIBERTÉ D'EXPRESSION

Nous vivons dans la mondialisation et la première idéologie de résistance à la mondialisation et de contestation des ordres en place, c'est l'islamisme radical. Il offre une pensée globale alternative. Il se fonde sur le rejet de la modernité, de l'individualisme, il offre une pensée "du tout" où rien n'est séparé. Ce dévoiement politique a été nourri par l'histoire de l'islam, marquée par une charge politique d'émancipation très forte. Dans la colonisation puis face aux pouvoirs corrompus et autoritaires des régimes nationalistes, l'islam a incarné la volonté de libération des peuples. Si l'on fait abstraction de cela, on ne peut comprendre l'emprise de l'islamisme radical et les immenses tensions au sein de l'islam. Nos libertés chèrement acquises doivent être défendues mais sans nous couper des réalités du monde.

L'ISLAM VIT DE FORTS DÉBATS INTERNES…

Ce débat, c'est aux musulmans qu'il appartient de le régler. Nous n'avons pas à interférer mais nous devons l'accompagner. Les règles à suivre sont claires: ne pas être en première ligne mais laisser les pays de la région prendre cette place. Désoccidentaliser l'action en s'appuyant sur la légitimité internationale et sur les puissances émergentes comme la Russie, la Chine ou le Brésil. Responsabiliser en favorisant le dialogue régional. Il nous faut donc retrouver la vocation historique et diplomatique de la France à travers une nouvelle politique arabe qui prenne en compte la réalité du monde musulman (souligné par moi, JPR). Notre rôle de médiateur ne peut être joué si nous choisissons d'être en pointe dans tous les combats et dans toutes les guerres. On ne peut pas imposer nos libertés, ni la démocratie comme les Américains en ont fait la douloureuse expérience.

L’INGÉRENCE APPARTIENT AU PASSE?

Tirons les leçons de l'expérience. Vis-à-vis des printemps arabes, nous avons opéré un chassé-croisé désastreux. Nous avons poussé des mouvements démocratiques qui ont balayé des régimes autoritaires. Comme ces nouveaux régimes ont laissé craindre une dérive religieuse, nous avons soutenu à nouveau les régimes autoritaires. Comment voulez-vous que les populations de cette région y voient clair ? Il faut cesser de croire que nous commandons ces régions. Chaque intervention fédère encore plus les populations contre nous. Notre histoire nous le rappelle: l'Algérie, le Vietnam, la guerre d'Espagne sous Napoléon… Il y a aujourd'hui, en France, une tentation moraliste, militariste, occidentaliste qui ressemble à ce que fut le néo-conservatisme aux États-Unis. Or, il n'y a pas une réponse, il y a des réponses. Le chemin sera long, compliqué, difficile. Un espoir est né le 11 janvier. Nous avons besoin du soutien de tout le peuple français, c'est pour cela qu'il ne faut pas confisquer la parole. Nous avons besoin d'un débat et pas de la seule réponse sécuritaire.

DES POLITIQUES DE DROITE ET DE GAUCHE ACCUSENT DES PÉTROMONARCHIES DE JOUER UN DOUBLE JEU…

Soyons lucides sur les réalités diplomatiques. Par la logique de sanction, de bras de fer ou d'exigence d'allégeance, nous ne ferons que pousser certains pays en équilibre fragile vers la radicalisation et l'instabilité. Ce serait irresponsable. Il s'agit au contraire de mobiliser le plus de pays possibles autour d'objectifs communs en rendant tout double jeu inopérant. Il en va de même pour la Turquie. Il faudrait que les États du Moyen-Orient, du Maghreb soient en première ligne dans la lutte contre le terrorisme islamique. Ne reproduisons pas la même erreur qu'en Afghanistan, où la coalition n'était composée que de pays occidentaux.

QUELLE RÉPONSE SÉCURITAIRE FAUT-IL EN France ?

La réponse doit être implacable mais plus que jamais fidèle à nos principes, plus que jamais exemplaire. Implacable pour assurer la sécurité de tous et particulièrement de nos compatriotes juifs qui, à travers de terribles drames - l'enlèvement d'Ilan Halimi, les meurtres à l'école Ozar Hatorah de Toulouse et au Musée juif de Bruxelles comme à l'épicerie de la porte de Vincennes -, ont été les cibles prioritaires des islamistes radicaux. Leur protection doit être renforcée et la lutte contre l'antisémitisme constante. Il faut avant tout chercher l'efficacité dans l'identification des menaces. Par le renseignement ciblé, la coopération avec nos alliés, l'identification des points de passage de l'apprenti terroriste (salles de prières, Internet, prison, réseaux). Ces stratégies fines et efficaces peuvent se faire dans le cadre de la République. Mais cela ne suffit pas, il faut vider l'abcès qui nourrit ces dérives. Il faut leur couper l'herbe sous le pied. En refusant la ségrégation de fait qui s'installe, en menant une politique d'éducation et d'intégration. Dans certains quartiers, la République ne présente souvent que son visage punitif. Il faut des mains tendues, de la reconnaissance pour ceux qui se donnent du mal et valoriser l'action de ceux qui agissent sans compter, assistants sociaux, éducateurs, enseignants. À l'école, nous devons restaurer les apprentissages élémentaires qui permettent aux individus de devenir des personnes libres. Il faut abattre les cloisons de notre société, donner accès aux arts, à la musique, aux sports. Cela passera aussi par l'emploi. Ce fut un échec, je le regrette, mais c'est au lendemain de la crise des banlieues que j'ai imaginé le contrat première embauche. Enfin, il faut prendre garde à ce que les décisions judiciaires ne nourrissent "le deux poids, deux mesures" (je pense notamment au cas Dieudonné), terreau de la radicalisation de certains quartiers.

FAUT-IL RESTAURER LE SERVICE MILITAIRE ?

Deux piliers sont indispensables à l'intégration. La laïcité qui doit être expliquée et mise en œuvre non pas de façon combattante mais comme un outil de liberté. La mixité ensuite, sociale mais aussi à l'échelle des territoires. Un service civique permettrait de faire vivre concrètement ce "nous commun". Mais tout ne viendra pas de l'État. Il faut que le sursaut du 11 janvier se traduise en actes politiques, individuels, associatifs. C'est ce qui distingue les régimes autoritaires, fanatiques et la démocratie. La guerre, n'importe quel État peut la faire. Nos vraies armes, ce sont nos principes, à condition de les appliquer et d'inventer un autre chemin que celui de l'affrontement.

publié dans Le Figaro du 20 janvier 2015

 

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