"La culture rebelle des Cévennes rouges"... reportage de C. Deroubaix (et J.-E. Ducoin)

publié le 23 juin 2015, 07:13 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 4 sept. 2020, 07:38 ]
    Lors des dernières élections départementales, cette terre protestante à cheval sur le Gard et la Lozère a de nouveau accordé sa confiance 
à des élus communistes, parfois en binôme avec des verts. Comment, dans un monde en pleine mutation, expliquer cette permanence ? Voici un reportage de C. Deroubaix que l'on pourra compléter, poursuivre plutôt par d'autres articles sur ce site : A Saint-Germain de Calberte (Lozère), le Front de Gauche fait 35,7%... article de l'Humanité Dimanche  mais aussi Cévennes, Front de gauche, ré-sis-tance... et encore Cévennes : LE DESERT ET LE REFUGE
    Enfin bref, vous avez de la chance...
    4 septembre 2020 :
    j'enrichis cet article par une large citation de la chronique Tour-de-France de J.-E. Ducoin qui mêle avec une finesse rare le compte-rendu d'une étape du Tour de France et sa culture politique : la route du Tour passait en effet, la veille, au cœur des "Cévennes rouges".

Le « paradoxe mondial » des Cévennes rouges


    Christophe Deroubaix
    Mardi, 23 Juin 2015
    L'Humanité

À Saint-Germain-de-Calberte (Lozère), la politique ne peut pas être un métier, elle passe par le téléphone. La bataille avec Orange concernant le réseau est âpre. Les élus considèrent qu’elle est impérative pour ne pas laisser le territoire devenir exsangue, mais au contraire attirer de nouveaux habitants.
    À Saint-Germain-de-Calberte (Lozère), la politique ne peut pas être un métier, elle passe par le téléphone. La bataille avec Orange concernant le réseau est âpre. Les élus considèrent qu’elle est impérative pour ne pas laisser le territoire devenir exsangue, mais au contraire attirer de nouveaux habitants.Photo : Jean-Claude Azria


    Au cimetière de Malataverne, à Cendras, dès l’entrée, sur la gauche, on trouve deux pierres tombales, peu rares dans leur particularité, mais uniques dans leur voisinage : celle de gauche est frappée de la faucille et du marteau, celle de droite de la croix huguenote. Symbole, jusque dans le repos éternel, de ce que l’historien Patrick Cabanel appelle « un paradoxe mondial ». Rien de moins. En effet : « Les Cévennes sont la seule terre protestante au monde qui vote communiste. » Un coup d’œil sur la dernière carte des élections départementales. Au milieu d’une première couronne rose et d’une seconde couronne bleue, apparaissent trois points rouges.

    Dans le canton d’Alès-1, le binôme constitué de 
Jean-Michel Suau, conseiller général communiste sortant, et de Genevière Blanc, conseillère générale EELV sortante, l’a emporté au second tour, en triangulaire, avec 40,82 % des voix devant le FN (31,38 %) et l’UMP (27,80 %).

    Dans le canton de La Grand-Combe, le binôme constitué de Patrick Malavieille, conseiller général communiste sortant, et de la journaliste à la Marseillaise, Isabelle Jouve, l’a emporté, dès le premier tour, avec 53,03 % des voix devant le FN (29,27 %) et l’UMP (17,71 %).

    Passons du Gard à la Lozère. Dans le canton du Collet-de-Dèze, le binôme constitué de Robert Aigoin, conseiller général communiste sortant, et de Michèle Manoa, conseillère générale écologiste sortante, l’a emporté dès le premier tour avec 72,69 % des voix, ne laissant à la droite que 27,31 % des suffrages.

    Ce mini-territoire politique a subi l’exode rural, des formes de désertification, la fermeture de la mine, puis l’échec de la reconversion industrielle. Il est frappé par le chômage massif, une pauvreté enracinée, le recul des services publics. Mais il continue de voter beaucoup plus à gauche que son environnement proche là où d’autres territoires ont renoncé au sens de la révolte. Comment expliquer cette permanence ?

    Début d’explication avec Patrick Cabanel : « Le protestantisme a tellement été persécuté par la monarchie catholique qu’il s’est retrouvé derrière la République dès sa naissance, puis derrière les partis républicains et les partis les plus à gauche, considérés à chaque étape comme ceux qui les protégeaient le plus : le Parti radical, d’abord, puis le Parti socialiste, puis le Parti communiste. » Pas une rencontre dans ce territoire cévenol, sans que le sujet ne soit abordé et la thèse confirmée. « En Cévennes, les protestants votent très à gauche. Pas à Nîmes, pas ailleurs, mais ici, oui », lâche posément Dominique Garrel, ancien ­responsable CGT de Saint-Gobain, revenu dans les ­Cévennes s’occuper des fruits oubliés et de la biodiversité. Il incarne, à sa façon, une autre particularité du territoire : cet enchevêtrement de l’ouvrier et du paysan, de l’urbain et du rural. À Cendras, Yannick Louche, le maire ­communiste, nous informe qu’il est à la fois touché par la réforme de la politique agricole commune et par celle de la politique de la ville.


« Notre village est “profondément civilisé”, dans un monde qui ne l’est pas assez »

    En montant vers la ferme auberge Les Faïsses de la ­Blichère, à Saint-Julien-des-Points, moins de deux cents habitants, on se croit enfin en pleine terre rurale. Le propriétaire des lieux nous reçoit, dans la tenue de travail de la saison d’été qui commence : short, tee-shirt, chaussures de sécurité. On s’installe dans la salle du restaurant. Notre hôte raconte une histoire de mineurs-paysans, de son père, employé sur le carreau, achetant cette petite propriété en 1957. Lui, le fils, a ouvert une auberge, ici, en 2008, synthétisant ses talents de cuisinier qu’il fut à ses vingt ans et d’agriculteur bio. Ah oui, Robert – Aigoin, de son nom de famille – fait également de la politique. Il est conseiller général depuis 1992.

    À quelques kilomètres de là, son inséparable ami, Gérard Lamy, figure une même histoire – celle du communisme cévenol – mais via une autre trajectoire : celle des ­années 1970. Cet hydrobiologiste de formation est arrivé à Saint-Germain-de-Calberte en 1975. Depuis 2014, il est le maire de ce village de 500 habitants. Avec son épouse, il gère quelques chambres d’hôtes. Ici, la politique ne peut pas être un métier. Ici, la politique passe par le téléphone. Celui qui, souvent, ne fonctionne plus après les orages et même parfois, avant... La bataille avec Orange concernant le réseau est âpre. Les élus considèrent qu’elle est impérative pour ne pas laisser le territoire se vider de son sang, pour attirer de nouveaux habitants. C’est une bataille que mènera Michèle Manoa, élue en binôme avec Robert Aigoin dans ce canton lozérien. Professeure de mathématiques, arrivée dans les Cévennes avec la vague post-68, élue maire de Sainte-Croix-Vallée-Française en 2000, puis conseillère générale en 2008, elle est aujourd’hui vice-présidente du conseil départemental chargée des politiques territoriales et d’accueil. « Pour redynamiser le territoire, la reconquête démographique est primordiale, affirme-
t-elle. Pour faire faire venir des gens, il faut leur donner la possibilité de rester, c’est-à-dire leur offrir des écoles, des routes, des téléphones… »

    Michèle et Gérard, la verte et le rouge, ont pour point commun d’avoir fait partie de cette génération de ceux que l’on appelait les « hippies ». Patrick Cabanel ­commente : « Ils ont inversé la psychologie de ce pays : non, ce n’était pas la fin d’une civilisation. Ils ont également contribué à rougir encore un peu plus le vote cévenol. » L’arrivée de ces « néos » dans les années 1970 a permis au territoire de ne pas s’éteindre à petit feu. Mais la bataille pour la survie continue. À Saint-Germain-de-Calberte, le niveau de la population se maintient. Pas plus. « Des enfants commencent à s’installer contrairement à il y a trente ans. Des gens arrivent, mais ils doivent inventer leur modèle », témoigne Gérard Lamy. La difficulté économique est contrebalancée, par « une vie sociale très intense ». Dans son dernier édito du bulletin municipal, il conclut : « Voici donc pourquoi notre village est fort et a de l’avenir : il est “profondément civilisé”, dans un monde qui ne l’est pas assez. » Saint-Germain-de-Calberte : un bon résumé des Cévennes.

Une culture solidaire et rebelle qui perdure 
et convertit des nouveaux arrivants

    De l’autre côté de la frontière, le parcours de Frédéric Mazer raconte la même histoire de revitalisation et de fragilité. Revenu dans les Cévennes en 1996 comme viticulteur bio, il reste dans le bio mais version cochons, brebis et légumes. Beaucoup de boulot, une bonne santé, une grande envie : pourtant, ce « petit paysan des ­Cévennes », également syndicaliste au Modef (mouvement de défense des exploitations familiales, JPR), ne tire son salaire que des primes. Ce qu’il voit à l’œuvre : la « lubéranisation des Cévennes » (de Lubéron, JPR). Le phénomène n’est pas aussi massif que de l’autre côté du Rhône mais Frédéric le constate : chaque année, nombre d’exploitations ferment tandis que les installations restent fragiles. Plus on se rapproche de la ville, plus on sent le souffle de la crise et le soufre de ses conséquences potentielles. À Cendras, ancienne commune rurale devenue cité-dortoir des mines, aux portes d’Alès, le maire communiste, Yannick Louche, ne veut pas transiger avec le diagnostic. Il dit : « Nous avons des critères de pays sous-développés. » Exemple : 27 % de chômeurs. Le binôme du Front de gauche a réalisé 55 % dans sa commune. « Attention, ­prévient l’édile. On a l’impression que l’on est dans un bastion mais… Si la cellule lâche prise, il peut se passer, ici, ce qui se passe dans certaines villes du Pas-de-Calais. » Le même son de cloche résonne à La Grand-Combe et à Alès, villes catholiques de culture ouvrière et minière.

    Patrick Malavieille, maire d’une ville qui a perdu les deux tiers de ses habitants en trente ans, ne veut pas se voiler la face malgré une réélection dès le premier tour : « La résistance s’estompe. Le parti, le syndicat et l’Église n’ont plus la même fonction d’encadrement. Les repères se brouillent. J’ai vu des gens se battre pour les réseaux d’éducation prioritaire et voter FN. » « Le Front national arrive par le bas, prévient Patrick Cabanel. Il arrive par les plaines. Il remonte les garrigues, par le piémont. Il lance des pointes dans le sud des Cévennes. C’est un vote importé par des gens qui sont arrivés ces vingt-cinq dernières années dans le cadre d’un phénomène de rurbanisation. »

    Le canton d’Alès-1 illustre ces évolutions démographiques et politiques. Il comporte des quartiers populaires d’Alès, des villages protestants numériquement stables et des villages dont la population a triplé en vingt ans. C’est dans ces derniers que l’extrême droite réalise ses meilleurs scores, jusqu’à 46 % au premier tour. Le binôme FG-EELV 
a finalement tiré son épingle du jeu. « L’ancrage territorial a joué, reconnaît Jean-Michel Suau, mais dans le sens où l’élu de terrain est l’incarnation de valeurs. » À Saint-Christol-lès-Alès (3 300 habitants en 1975, 6 600 en 2015), le binôme est arrivé en tête. Aucune fatalité à ce que la croissance démographique s’accompagne du repli résidentiel et politique des nouveaux arrivants. Contrairement aux villages voisins, dont l’expansion est plus récente, cette petite ville a connu son boom démographique dans les années 1980 et 1990. On peut aussi croire que la culture solidaire et rebelle des Cévennes a, dans la durée, influencé, voire « converti » ces « néos » de la deuxième génération.


    Le texte de J.-E. Ducoin : https://www.humanite.fr/cyclisme-colere-rouge-dans-les-cevennes-693144

    Le chronicoeur - comme il se dénomme lui-même - est fâché de constater que les coureurs n'ont fait aucun effort lors de cette étape de quasi montagne qui se terminait au sommet du Mont Aigoual alors qu'ils traversaient cette montagne "rouge" où d'ailleurs il y eut plus de monde à regarder passer le Tour que partout ailleurs.
   

    Comment ne pas voir rouge ? Car sans le savoir, nos héros de septembre venaient de traverser, par Alès, Anduze ou Sumène et bien d’autres villes et villages, une bonne partie des Cévennes rouges où il est fréquent, dans les cimetières, de découvrir deux sortes de pierres tombales : celles frappées de la faucille et du marteau, celles de la croix huguenote. « Un paradoxe mondial, selon l’historien Patrick Cabanel. Les Cévennes sont la seule terre protestante au monde qui vote communiste. » (1). Située aux confins du Gard, de la Lozère et de l’Ardèche, cette zone montagneuse, profondément marquée par son histoire politique, fonctionne comme un miniterritoire ayant subi au fil du temps l’exode rural, des formes de désertification, la fermeture de la mine, puis l’échec de la reconversion industrielle. Chaque pierre, chaque village témoigne d’une autre particularité : l’enchevêtrement dans les luttes de l’ouvrier et du paysan, ce mélange d’urbain et de rural, frappés l’un comme l’autre par le chômage de masse, une pauvreté enracinée, un recul des services publics… mais où se perpétue tant bien que mal la place du cœur à gauche, contrairement à tant de contrées proches (Nîmes, etc.) qui ont renoncé au combat et au sens de la révolte.

    Ceci n’avait peut-être aucun rapport, mais ce jeudi 3 septembre, entre Le Teil et le mont Aigual (191 km), ce fut précisément dans cette partie « rouge » de l’étape, jusqu’au sommet du col de la Lusette, que le Peuple du Tour occupa le plus le bord des routes. Enfin, c’était visible et réjouissant. Comme si l’union de l’Histoire et du Tour se lisait dans les manuels. Patrick Cabanel raconte : « Le protestantisme a tellement été persécuté par la monarchie catholique qu’il s’est retrouvé derrière la République dès sa naissance, puis derrière les partis républicains et les partis les plus à gauche, considérés à chaque étape comme ceux qui les protégeaient le plus : le Parti radical, d’abord, puis le Parti socialiste, puis le Parti communiste. Il y a cet ancrage révolutionnaire : il faut être à gauche toute. »

    Si les cyclistes goûtaient un peu la passion historique, ils s’en inspireraient plus souvent. Et ils auraient su que l’attachement des Cévenols à la liberté s’alimente aussi au souvenir du passé camisard : le goût de la « dissidence » et une certaine méfiance vis-à-vis des institutions ne sont pas sans rapport avec l’habitude de s’organiser en petites communautés aux éclats rouges, que vint renforcer l’arrivée des "néo »-soixante-huitards dans les années 1970". Nous rêvions hélas un peu trop que cet esprit imprègne le peloton…

    Du mont Aigoual, qui offre un panorama à 360 degrés jusqu’à la Méditerranée, mais aussi une vision unique du réchauffement climatique, basée sur quelque 125 ans de relevés météo de son observatoire (la dernière station de montagne habitée en France), le chronicœur calma alors ses nerfs aux senteurs des forêts apaisées. Et il repensa aux destins mêlés des non-combatifs du jour, coupables d’avoir trahi la montagne, de ne pas l’avoir affrontée par l’orgueil, le courage et la révolte. Colère rouge dans les Cévennes.

(1) Dans  l’Humanité du 23 juin 2015, enquête de Christophe Deroubaix



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