Un article du journal l’Humanité m’a donné l’envie de rédiger une monographie un peu plus complète. Il s’intitule « les Cévennes disent non au FN » et est signé par Isabelle Jouve[1]. Le titre a fait tilt chez moi parce que j’ai visité les Cévennes et dans mon livre, « Traditionalisme et Révolution », j’écris ceci : « Le hasard de la vie a voulu que mon épouse et moi allions faire une course dans les montagnes de Lozère. C'était aux lendemains du second tour (de la présidentielle 2002) et, dans les villages que nous traversions, on pouvait lire la presse locale qui donnait les résultats de l'élection, commune par commune. Comme on ne peut pas traverser les Cévennes sans entrer en contact avec leur histoire protestante, je constatai que les communes les plus protestantes donnaient le moins de voix à l'extrême-droite. Cela me remémorait les cartes publiées par un collègue de l'université d'Aix-Marseille, dans un volume de la collection Découvrir la France, cartes qui montrent les comportements électoraux en 1877 (le grand conflit entre le républicain Gambetta et le royaliste légitimiste Mac Mahon) et en 1968[2]. Les cantons cévenols à majorité protestante étaient tous républicains en 1877 et à gauche en 1968. En 2002, les voix pour l'extrême-droite y étaient de beaucoup inférieures à la moyenne nationale. Quel bel exemple de fidélité à la République ! Et quel lien surprenant, pour le néophyte, entre le protestantisme et la démocratie. Cela nous donna l'envie de visiter le musée du Désert »... L’élection de ce 22 avril 2012 met à nouveau ce comportement électoral au premier plan de l’actualité, pas seul, bien sûr, mais il est toujours intéressant de descendre au niveau du village pour apprécier le comportement électoral de nos compatriotes. Comment se sont comportés les Cévenols lors de ce premier tour ? Disons aussi que le champ a été quelque peu éclairci. Sur ce site, beaucoup de lecteurs ont trouvé des analyses explicatives du comportement électoral dans d’autres régions marquées par le protestantisme, je pense notamment aux séries d’articles sur la Moselle et sur l’Alsace. Je renvoie également le lecteur à la mise au point de l’IFOP pour la revue Réforme, «Éléments d’analyse sur la sociologie et le positionnement politique des protestants en France », d’octobre 2009 et qui est disponible sur le net[3]. L’IFOP distingue les protestants du Grand Est de la France, du Grand Sud et de la région parisienne. Les Cévennes, c’est dans le Grand sud et, ici, la propension des protestants à voter pour l’extrême-gauche -hors PC - est plus élevée que partout ailleurs : 8,7% au lieu de 4,6% pour l’ensemble des protestants de France. La propension à voter extrême-droite est de 7,1% pour 7,8 France entière (et 16,6% pour les protestants du Grand Est…). Pour poser le décor, citons l’article, relativement bref, d’Isabelle Jouve.
Les Cévennes disent non au FN Le petit village de Bonnevaux est sous le feu des projecteurs. Mais qu’a donc fait ce bourg cévenol pour mériter tant d’égards ? Une chose si simple et pourtant extraordinaire : il a donné zéro voix au Front national. Personne n’a voté pour Marine Le Pen. On s’interroge, on observe, on rêve de découvrir là, conservées au fond de quelque marmite secrète, sur des braises dormantes de la guerre des camisards, qui sait, la recette miracle. Non, Bonnevaux, c’est une centaine d’habitants à l’année (180 en comptant les résidences secondaires), 94 inscrits sur les listes électorales et 73 votants pour le premier tour de la présidentielle de 2012. Pas matière à théoriser. On regarde alentour, les villages du même canton. Aujac, le plus proche voisin : Le Pen, 38 voix sur 152[4]. Mais, La Vernarède, dans la vallée d’à côté, 17% pour le FN, bon, et 43,2 % pour le Front de gauche, tiens ? On élargit encore le zoom, et là, peut-être que quelque chose se dessine. Les Cévennes sont géographiquement et historiquement divisées en deux : le plateau lozérien, catholique de droite (Bonnevaux est à la limite de cette zone), et les vallées cévenoles gardoises et sud-lozériennes, protestantes de gauche. S’il est vrai que la carte d’implantation du FN dans le Gard suit les contours de la carte de la précarité, pour autant, ici ou là, des villages sortent du lot. Dans les basses Cévennes, donc, on note Bonnevaux (FN : 0%, FdG : 20%), Saint-Martin-de-Boubaux – au bout du monde ! (Mélenchon 52,4%, Le Pen 8,28%). À Soudorgues aussi, Mélenchon arrive en tête (30 %) et le FN fait 10 %. Quant à Cendras, petite commune avec un pied en Cévennes et l’autre dans le bassin minier alésien, le FN est en baisse constante depuis 1995 et le FdG fait 31,6%. Les Cévenols sont culturellement trop modestes pour chercher à donner des leçons à quiconque. Et dans cette zone si particulière, toute tentative de généralité est une erreur. Mais, localement, des enseignements sont peut-être à tirer d’expérimentations de la démocratie directe participative, du temps donné au temps indispensable au fonctionnement démocratique[5], d’une autre approche de l’homme, de son respect en lien avec celui de l’environnement. Bonnevaux, comme en témoigne Marlène, une enfant du pays, «ce fut un haut lieu de l’arrivée massive de néo-ruraux, dans les années 1970-1980. Aujourd’hui, ceux qui sont restés sont bien intégrés». Ce que confirme la mairesse, Roseline Boussac, parisienne d’origine : «Il restait une quarantaine d’habitants quand les néo-ruraux sont arrivés. Ils sont principalement agriculteurs bio ou éleveurs (de moutons et chèvres)». Fin de citation. Voir tableau suivant :
Comportement politique des communes citées dans l’article de l’Humanité (voix, pourcentage et rang obtenus par J.-L. Mélenchon)
* la parenthèse signifie ‘vote monarchiste en 1877’ et fait référence aux cartes publiées par JOUTARD (cf. infra). La lettre (R.) signifiera ‘Républicain en 1877’ mais minorité protestante.
Indécrottables républicains[6] Arrivons tout de suite à la dimension historique du vote. Qui ne connait la Guerre des Camisards ? La persécution par Louis XIV et le terroriste Louvois, la résistance des paysans et artisans cévenols dont les méthodes de lutte clandestine seront reprises par les maquisards de 1940-44. Je publierai le texte de P. Joutard qui signe un excellent résumé de tout cela. Surtout, voici deux cartes tout à fait enrichissantes. Elles présentent le comportement électoral de cantons caussenards et cévenols en 1877 et 1968. Pourquoi 1877 ? parce que c’est le coup d’Etat du monarchiste Mac Mahon contre la République[7]. Aux élections législatives appelées à trancher le conflit, il fallait voter pour la République-révolution ou pour la Monarchie-traditionaliste[8]. Pourquoi 1968 ? parce que c’est le scrutin qui clôt les « évènements de mai-juin » et ouvre les vannes à un raz-de-marée conservateur. Les circonscriptions qui votèrent « rouge » à cette date étaient vraiment ancrées à gauche. Les protestants ont accueilli la Révolution de 1789 avec ferveur, beaucoup sont restés farouchement républicains et c’est le cas dans les Cévennes où l’on sait mieux qu’ailleurs ce qu’est l’absolutisme monarchique. Les cartes établies par Joutard montrent qu’en 1877 les cantons protestants des Cévennes ont TOUS voté pour la République. En juin 1968, ils ont TOUS voté pour la gauche. Bref, comme dirait André Siegfried, les protestants cévenols ont un certain comportement politique qui les distingue de leurs coreligionnaires alsaciens et mosellans qui, eux, n’ont pas connu les persécutions louis-quatorziennes et encore moins la guerre civile[9]. Il n’y a donc pas un seul comportement calviniste : l’histoire provoque des bifurcations selon les régions[10]. L’enracinement républicain du vote protestant amènera certains d’entre eux à l’ultima trajecta : le vote communiste [11]. C’est pourquoi je m’intéresse ici au vote Front de gauche de la présidentielle 2012. Les cantons à majorité protestante, républicains en 1877 et de gauche en 1968 sont les suivants[12] : En Lozère : le Pont-de-Montvert, Saint-Germain-de-Calberte, Barre-des-Cévennes. Dans le Gard : Saint-André-de-Valborgne, Saint-Jean-du-Gard, Lasalle, Anduze, Vézénobres et Ledignan. Mais il ne faut pas s’arrêter à une prise en compte exclusivement administrative. Dans certains cantons catholiques, il se trouve des villages protestants ; dans des cantons qualifiés de « protestants », il y des villages catholiques. Et puis il y a le secret des consciences. Et puis, il y a l’évolution politique générale ; les mariages mixtes ne sont plus « une catastrophe » (Joutard) comme elle l’était naguère. Il y a ce qu’ A. Siegfried appelle les « protestants qui ne croit plus en Dieu ». Oxymore qui doit effaroucher pasteurs et théologiens mais qui traduit la réalité d’un comportement laïc qui respecte une vieille éducation religieuse[13].
En 1978 : quelques indications En 1978, le PCF obtenait 20% des voix à l’échelle nationale, c’était -mais on l’ignorait- son chant du cygne. La 4° circonscription du Gard allait d’Alès au Vigan, deux fiefs protestants, mais aussi localisation d’un authentique « pays noir », cadre du roman « la Gueuse » de Jean-Pierre Chabrol. Le vote ouvrier-protestant ou mineur-protestant était explosif. Le candidat du PCF obtenait 38% dès le premier tour et 57% au second. Temps heureux du plein emploi. Quant à la Lozère, il en va différemment. Ce département est à cheval sur la crête des Cévennes. A l’image du réseau hydrographique -les Cévennes sont un château d’eau- une partie est tournée vers l’ouest, est catholique, conservatrice, une autre partie est tournée vers la Méditerranée avec des torrents tumultueux surtout après les trop célèbres orages cévenoles. Là, on est davantage protestant, un peu plus « rouge ». La circonscription Mende-Florac, cévenole pour partie, donnait 30% à la gauche PS + PCF (11% pour ce dernier). La circonscription de Marvejols donna 15% à « la gauche » en 1973, 5,6% au PCF en 1978. Parodiant Siegfried, on pourrait dire que la Lozère atlantique vote blanc et la Lozère méditerranéenne est « rouge ».
Les sanctuaires du patrimoine camisard Je reproduis la carte de Joutard sur laquelle figurent les hauts lieux du combat protestant. Sans établir une causalité directe, il est intéressant de voir si ces « lieux de mémoire » ont gardé/entretenu une mentalité révolutionnaire. A Mialet (hameau des Aigladines) s’est tenu le premier synode réformé (1560). Ses habitants, avec ceux de la paroisse voisine de Saumane ont été déportés sous Louis XIV. Dans la maison natale d’un chef camisard, Roland, au Mas Soubeyran, hameau de Mialet, a été aménagé le musée du Désert. C’est au Can de L’Hospitalet (commune du Pompidou) qu’eut lieu la première assemblée -clandestine- du « Désert ». Au Pont-de-Montvert, l’assassinat de l’abbé du Chaila, en 1702, ouvre « la guerre des camisards ». C’est à Montèzes -commune de St-Christol-lès-Alès- que se reconstitua l’Eglise réformée (1715).
L'histoire du massif montagneux du Bougès est fortement marquée par les débuts de la guerre des Camisards, qui partit du hameau de Vieljouves, situé au-dessus du Rouve, le 22 juillet 1702, et s'étendit ensuite durant deux années à l'ensemble des Cévennes. Ces épisodes tourmentés de la résistance huguenote ont fortement marqué la mémoire des habitants du Bougès, en particulier de la communauté protestante. Voici les résultats FdG de 2012 sur trois communes parmi celles qui se partagent le massif du Bougès.
Autres communes citées sur les cartes de Ph. Joutard :
Si l’on suit les indications de l’encyclopédie Wikipaedia, les principaux villes et villages de la région (auxquels j’ai rajouté Ledignan) sont les suivants :
On constate que partout les
pourcentages sont largement supérieurs au score national de Jean-Luc Mélenchon
(11,1%). Au total, J.-L. Mélenchon arrive en tête devant tous les candidats dans deux cantons, deux cantons cévenols, l'un en Lozère : St-Germain-de-Calberte (27,7%), l'autre dans le Gard : Génolhac (24,8%). Pourquoi
cet engouement ? L’appel à la tradition républicaine et révolutionnaire s’impose. Lien : Cévennes : LE DESERT ET LE REFUGE. Mais je ne puis m’empêcher de penser que le cri de ralliement des meetings du Front de gauche, durant la campagne, ré-sis-tance ! ré-sis-tance ! cri répété des millions de fois, de penser que ce cri a eu dans ces terres de résistance contre la tyrannie de Louis XIV et épigones, pour la République et contre l’Ordre moral, terres de résistance à l’occupant hitlérien aussi, ce cri a eu en Cévennes un retentissement particulier. Le 4° rang indique que le candidat du Front de Gauche est arrivé derrière la candidate du Front national. Mais, les motivations d’un vote sont rarement dues à une seule cause. Les Cévennes -surtout dans le bassin minier- ont subi de terribles secousses. Dans son article sur les Cévennes, Joutard posait la question au milieu des années 70’ : « les Cévennes condamnées ?» c’est dire la menace de désertification -mais cette fois au sens économique général - qui planait sur ces montagnes et ces vallées qui se terminent parfois en « bout du monde ». Et puis, les protestants ne sont pas immunisés contre le virus du Front national (moyenne de 7%, je l’ai dit plus haut). Ajoutons que par une réanimation perverse de la tradition de l’esprit rebelle « des gens ont voté FN, par refus historique de se voir imposer des choses qu’ils ne veulent pas ». Ces propos sont le fait d’un Calbertois -c’est ainsi qu’on appelle les habitants de Saint-Germain-de-Calberte-[14]. Au moment où j’écrivais ces lignes, est arrivée l’Humanité-dimanche datée du 3 mai 2012, dans laquelle on peut lire un article intitulé : « à Saint-Germain-de-Calberte, "on vit ensemble, on vote ensemble", et le Front de Gauche fait 35,7% ». À mettre dans toutes les mains. Le temps que vous alliez chercher ce journal et le lisiez, je publierai cet article extrêmement utile qui donne une réponse fondamentale : dans ce village lointain, les gens sont proches les uns des autres. Les relations humaines sont préservées. Le formica et la télé n’ont pas tout détruit. Dans les villages et quartiers qui ont une âme, le FN est sur la touche. A Saint-Germain-de-Calberte, dont le maire est communiste, où le temple occupe une place centrale dans ce village aux origines protestantes affirmées, la Gauche et le MODEM républicain rassemblent 80% des voix. A Saint-Germain de Calberte, le Front de Gauche fait 35,7%... article de l'Humanité Dimanche
[1] L’Humanité, numéro du 27 avril 2012. [2] Découvrir la France, Larousse, Paris, 1974, volume Languedoc, page 114 et sq., texte et cartes de Philippe JOUTARD (université d’Aix-Marseille). [4] Soit 25% des exprimés et elle arrive en tête. [5] Cela fait penser au mot de Marat-l’ami-du-peuple qui imaginait, avec un siècle et demi d'avance, l'Etat-providence comme condition sine qua non de la démocratie participative : "la société peut donc forcer (les indigents) au travail, puisque la nature les y condamne : mais lorsqu'ils ne s'y refusent pas, et lorsque leur travail ne suffit pas à leur entretien, elle leur doit une nourriture salubre, un logement sain, un vêtement convenable, de quoi élever leurs enfants, des soins dans leurs maladies et dans leurs infirmités, enfin une existence assez supportable, pour qu'ils ne soient pas réduits à s'excéder de fatigue. Or c'est le temps de leur délassement qu'ils peuvent consacrer à la chose publique". Cf. mon livre, vol.1, page 150. [6] C’est le mot de Louis XIV contre les Néerlandais qu’il détestait. Ce compliment vaut pour les Camisards. [7] Et qui trouva en face de lui, le leader Gambetta et son mot fameux : « il faudra se soumettre ou se démettre ». [8] Je renvoie au chapitre X de mon livre -disponible sur ce site- « au nom du sacré cœur »… [9] Guerre civile qui mobilisa jusqu’à 30.000 soldats du roi et trois maréchaux dont Villars [10] En revanche, le luthérianisme vote de façon homogène soit pour la social-démocratie, soit pour l’extrême-droite. [11] Comme le canton de Vernoux, en Ardèche. [12] Ils sont surlignés en vert dans l’article. [13] Comme aux Pays-Bas actuels où la première religion déclarée par la population est le catholicisme (30%) mais qui n’en demeurent pas moins un pays fortement imprégné de sa culture calviniste. [14] 9,4% au FN, 10,7% à l’UMP. |