Soucieux du respect qu’on doit à
un auteur et à son texte, je publie intégralement l’article de Thomas Piketty publié
dans le numéro du Monde diplomatique de septembre 2001.[1]
je vous renvoie à l’article que cet article m’a inspiré avec le non moins remarquable
article de DEROUBAIX dans l’Huma-dimanche d’octobre 2012. Onze ans d’écart
entre les deux articles mais ils se
complètent à merveille.
1914 -2014 : patrimoines et
revenus du patrimoine, ça explose !
.J.-P.R.
SUR LA PISTE DES NANTIS : Baisses d'impôt, retour aux
fortunes d'antan
Par Thomas PIKETTY
Afin
de prévenir l'expatriation des « investisseurs » que dissuaderait un
environnement « peu propice aux affaires », le gouvernement français
envisage une nouvelle baisse d'impôt destinée aux hauts revenus. Lorsqu'il
s'agit des riches, le moins-disant fiscal est en effet devenu une mode
internationale. La Russie a déjà supprimé la progressivité de l'impôt,
l'Argentine envisage de le faire. Quant aux Etats-Unis, la richesse y est
toujours aussi concentrée et aussi « blanche ».
Comment
les inégalités de revenus, de salaires et de patrimoines ont-elles évolué en
France au cours du XXe siècle, et pourquoi ? Cette enquête repose sur des
sources fiscales qui n'avaient jamais été véritablement exploitées sur une
longue période, et sur l'analyse des discours et programmes politiques en
matière de redistribution.
Les
inégalités se sont réduites en France au XXe siècle[2].
Mais, contrairement à ce que certaines théories optimistes pourraient laisser
croire, cette réduction ne ressemble en rien à un phénomène généralisé et
irréversible. En particulier, on constate que l'inégalité des salaires, au-delà
des multiples fluctuations de court et moyen terme, n'a en réalité pratiquement
pas changé. Par exemple, les 10 % des salariés les mieux rémunérés ont
toujours disposé d'un salaire moyen de l'ordre de 2,5 à 2,6 fois le salaire
moyen de l'ensemble de la population ; les 1 % des mieux rémunérés
ont toujours reçu un salaire moyen de l'ordre de 6 à 7 fois le salaire moyen de
l'ensemble de la population...
Les
différentes formes de travail humain se sont totalement transformées entre les
deux extrémités du siècle, et le pouvoir d'achat moyen a été multiplié par 5
environ, mais la hiérarchie des rémunérations est restée la même. Cette
impressionnante stabilité doit sans doute être mise en parallèle non seulement
avec la permanence des écarts de qualifications et de formations, mais
également avec le très large consensus qui a toujours entouré ces hiérarchies
salariales : l'inégalité des salaires n'a jamais été véritablement remise
en cause par quelque mouvement politique que ce soit.
Si
les inégalités de revenus se sont néanmoins réduites au XXe siècle, cela tient
pour l'essentiel aux chocs subis par les très hauts revenus du capital. Les
très gros patrimoines (et les très hauts revenus du capital qui en sont issus)
ont connu un véritable effondrement à la suite des crises de la période
1914-1945 (destructions, inflation, faillites des années 1930).
Les
décennies qui se sont écoulées depuis 1945 n'ont toujours pas permis à ces
fortunes et à ces revenus de retrouver le niveau astronomique qui était le leur
à la veille de la première guerre mondiale. L'explication la plus convaincante
est liée à l'impact dynamique de l'impôt progressif sur l'accumulation et la
reconstitution de patrimoines importants.
En
effet, la très forte concentration des fortunes observée au début du XXe siècle
est le produit d'un siècle d'accumulation en période de paix : entre 1815
et 1914, les fortunes grossissaient sans crainte ni de l'impôt sur le revenu ni
de l'impôt sur les successions (les taux d'imposition les plus élevés
atteignaient des niveaux dérisoires avant 1914). A l'issue des chocs de la
période 1914-1945, les conditions de l'accumulation de patrimoines importants
se sont totalement transformées : les taux supérieurs des impôts sur le
revenu et sur les successions ont atteint des niveaux extrêmement élevés (ceux
appliqués aux revenus les plus élevés dépassent les 90 % dès les années
1920).
Il
est devenu matériellement impossible de retrouver des niveaux de fortunes
comparables à ceux qui prévalaient avant les chocs. L'ampleur des
transformations ainsi induites mérite d'être soulignée : le fossé séparant
les 0,01 % des revenus les plus élevés (en pratique, toujours constitués
pour une part prépondérante de revenus du capital) de la moyenne des revenus
était de l'ordre de 5 fois plus considérable au début du XXe siècle qu'il ne
l'est depuis 1945. Ce ne sont pas les revenus du capital en tant que tels qui
ont disparu, mais plutôt leur concentration qui s'est fortement réduite :
le partage global du revenu national entre revenus du travail et revenus du
capital a été stable en France au cours du siècle, mais les répartitions à l'intérieur
de chacune de ces catégories ont évolué de façon totalement différente (la
répartition des revenus du travail n'a pratiquement pas changé, alors que celle
des revenus du capital s'est fortement comprimée).
En
outre, rien ne permet de conforter l'idée selon laquelle les inégalités
auraient déjà commencé à se réduire avant le déclenchement du premier conflit
mondial. En l'absence des chocs des années 1914-1945, il est probable que la
France n'aurait pas quitté de sitôt le sommet inégalitaire du début du siècle
dernier. En particulier, il fallut attendre les traumatismes humains et
financiers provoqués par les guerres mondiales et la crise des années 1930 pour
que la redistribution fiscale prenne une importance déterminante.
Cela
ne signifie pas nécessairement qu'il faille considérer la compression des
inégalités comme due au hasard des événements guerriers ou boursiers. Il n'est
pas interdit de voir dans les crises des années 1914-1945 une réponse endogène
à l'inégalité insoutenable qui caractérisait alors le capitalisme.
Un
retour au XIXe siècle est-il possible ? Les éléments d'histoire
comparative peuvent fournir quelques pistes. Dans tous les pays développés, les
très gros patrimoines ont été très largement laminés au cours des années
1914-1945. Mais les Etats-Unis, outre qu'ils partaient de moins haut et que les
chocs y furent moins profonds qu'en Europe, se singularisent par un très rapide
retournement au cours des années 1980-1990 : en deux décennies, les
inégalités ont retrouvé le niveau qui était le leur à la veille de la première
guerre mondiale. Pourquoi les pays européens, et la France en tout premier
lieu, ne finiraient-ils pas par suivre la trajectoire américaine et par
retrouver au cours des premières décennies du XXIe siècle la très forte
concentration des fortunes et des revenus qui prévalait à la fin du XIXe siècle
et au début du XXe siècle ?
Une
telle prédiction est certes extrêmement risquée. L'examen détaillé du siècle
passé montre en effet que l'histoire des inégalités est largement imprévisible.
En particulier, l'inégalité des salaires, en dépit de sa très grande stabilité
séculaire, a connu au cours du XXe siècle une alternance complexe de phases de
compression et d'élargissement. Les ruptures de cette histoire ont souvent été
les mêmes que celles de l'histoire générale de la France : outre les deux
guerres mondiales, qui ont conduit à des compressions importantes des
hiérarchies salariales, vite comblées lors de chacun des deux après-guerres,
1936, 1968 et 1982-1983 constituent également des tournants importants dans
l'histoire de l'inégalité des salaires. Il serait fort étonnant que l'on
n'observe pas le même type de fluctuations et de ruptures au cours de ce
siècle ; il serait présomptueux de prétendre pouvoir les prévoir.
Aussi
incertaine soit-elle, l'idée d'un retour au XIXe siècle a cependant un certain
nombre de fondements objectifs. Tout d'abord, la transformation des systèmes
productifs observée dans les pays développés au tournant du troisième
millénaire : caractérisée par le déclin des secteurs industriels
traditionnels et le développement de la société de services et des technologies
de l'information (mais toutes les époques ont vu des secteurs anciens décliner
et des secteurs nouveaux émerger), elle a probablement pour conséquence de
favoriser un accroissement rapide des inégalités. En particulier, la très forte
croissance enregistrée dans les nouveaux secteurs est de nature à permettre
l'accumulation en un temps relativement bref de fortunes professionnelles
considérables. Ce phénomène a déjà été observé aux Etats-Unis dans les années
1990, et l'on voit mal pourquoi il ne gagnerait pas l'Europe.
De
plus et peut-être surtout, la reconstitution au début du XXIe siècle de très
gros patrimoines d'un niveau comparable à ceux du début du siècle est fortement
facilitée par l'abaissement généralisé des taux marginaux d'imposition frappant
les revenus les plus élevés. Il est évidemment beaucoup plus facile de
constituer (ou de reconstituer) des patrimoines importants quand les taux
marginaux supérieurs sont de 30 % ou 40 % (voire nettement moins,
avec les exonérations particulières) que lorsque ces taux supérieurs sont de
70 % ou 80 %, voire davantage, durant les « trente glorieuses »,
notamment dans les pays anglo-saxons.
Rentiers
ou entrepreneurs ?
Aux
Etats-Unis, et, dans une moindre mesure, au Royaume-Uni, l'élargissement des
inégalités patrimoniales observé au cours des années 1980-1990 a été grandement
facilité par les très fortes baisses d'impôt dont ont bénéficié les revenus les
plus élevés depuis la fin des années 1970. En France et dans les pays d'Europe
continentale, la conjoncture politique et idéologique initiale était
différente : alors que la crise économique des années 1970 fut très vite
interprétée par les opinions anglo-saxonnes comme un aveu d'échec des
politiques interventionnistes mises en place à l'issue de la seconde guerre
mondiale (à commencer par l'impôt progressif), les opinions européennes ont
pendant longtemps refusé de remettre en cause les institutions associées à la
période bénie de la croissance.
Mais
ce grand écart transatlantique a fini par se réduire : outre que la
stagnation des pouvoirs d'achat constatée au cours des années 1980-1990 a
partout conduit à un certain rejet de l'impôt sur le revenu, l'existence
(réelle ou supposée) d'une mobilité de plus en plus forte des capitaux et des
« super-cadres » constitue aujourd'hui un puissant facteur poussant
les différents pays à s'aligner sur une fiscalité allégée pour les revenus en
question.
Tout
semble donc concourir à faire des premières années de ce siècle des années
fastes pour les détenteurs de patrimoines. Mais cette conjoncture économique et
intellectuelle durera-t-elle ? L'expérience du XXe siècle suggère que des
sociétés trop évidemment inégales sont intrinsèquement instables. L'étude du
siècle passé confirme qu'une trop forte concentration du capital peut avoir des
conséquences négatives en termes d'efficacité économique, et pas seulement du
point de vue de la justice sociale. Il est fort possible que l'aplatissement
des inégalités patrimoniales survenu au cours de la période 1914-1945, en
accélérant le déclin des anciennes dynasties capitalistes et en favorisant
l'émergence de nouvelles générations d'entrepreneurs, ait contribué à dynamiser
les économies occidentales des « trente glorieuses ». L'impôt
progressif a le mérite d'empêcher que se reconstituent des situations analogues
à celle qui prévalait à la veille de la première guerre mondiale, et sa mise à
mal pourrait avoir pour effet de long terme une certaine sclérose économique.
[1]
Cet article reprend les principales conclusions du livre Les Hauts Revenus
en France au XXe siècle - Inégalités et redistributions, 1901-1998,
Grasset, Paris, 812 pages, 196,80 francs (30 euros).
[2]
Cette enquête s'appuie notamment sur une exploitation systématique de sources
fiscales : les déclarations de revenus (qui apparaissent avec la création
de l'impôt sur le revenu en 1914), les déclarations de salaires (qui
apparaissent avec la création d'un impôt sur les salaires en 1917), et les
déclarations de succession (qui apparaissent avec la création de l'impôt
progressif sur les successions en 1901).