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SUR LA PISTE DES NANTIS : Baisses d'impôt, retour aux fortunes d'antan, par Th. PIKETTY

publié le 22 févr. 2013, 01:19 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 22 févr. 2013, 01:48 ]
publié le 24 oct. 2012 11:50 par Jean-Pierre Rissoan

Soucieux du respect qu’on doit à un auteur et à son texte, je publie intégralement l’article de Thomas Piketty publié dans le numéro du Monde diplomatique de septembre 2001.[1] je vous renvoie à l’article que cet article m’a inspiré avec le non moins remarquable article de DEROUBAIX dans l’Huma-dimanche d’octobre 2012. Onze ans d’écart entre les deux articles  mais ils se complètent à merveille.

1914 -2014 : patrimoines et revenus du patrimoine, ça explose !

 

.J.-P.R.

 

 

SUR LA PISTE DES NANTIS : Baisses d'impôt, retour aux fortunes d'antan

 

Par Thomas PIKETTY

 

Afin de prévenir l'expatriation des « investisseurs » que dissuaderait un environnement « peu propice aux affaires », le gouvernement français envisage une nouvelle baisse d'impôt destinée aux hauts revenus. Lorsqu'il s'agit des riches, le moins-disant fiscal est en effet devenu une mode internationale. La Russie a déjà supprimé la progressivité de l'impôt, l'Argentine envisage de le faire. Quant aux Etats-Unis, la richesse y est toujours aussi concentrée et aussi « blanche ».

Comment les inégalités de revenus, de salaires et de patrimoines ont-elles évolué en France au cours du XXe siècle, et pourquoi ? Cette enquête repose sur des sources fiscales qui n'avaient jamais été véritablement exploitées sur une longue période, et sur l'analyse des discours et programmes politiques en matière de redistribution.

Les inégalités se sont réduites en France au XXe siècle[2]. Mais, contrairement à ce que certaines théories optimistes pourraient laisser croire, cette réduction ne ressemble en rien à un phénomène généralisé et irréversible. En particulier, on constate que l'inégalité des salaires, au-delà des multiples fluctuations de court et moyen terme, n'a en réalité pratiquement pas changé. Par exemple, les 10 % des salariés les mieux rémunérés ont toujours disposé d'un salaire moyen de l'ordre de 2,5 à 2,6 fois le salaire moyen de l'ensemble de la population ; les 1 % des mieux rémunérés ont toujours reçu un salaire moyen de l'ordre de 6 à 7 fois le salaire moyen de l'ensemble de la population...

Les différentes formes de travail humain se sont totalement transformées entre les deux extrémités du siècle, et le pouvoir d'achat moyen a été multiplié par 5 environ, mais la hiérarchie des rémunérations est restée la même. Cette impressionnante stabilité doit sans doute être mise en parallèle non seulement avec la permanence des écarts de qualifications et de formations, mais également avec le très large consensus qui a toujours entouré ces hiérarchies salariales : l'inégalité des salaires n'a jamais été véritablement remise en cause par quelque mouvement politique que ce soit.

Si les inégalités de revenus se sont néanmoins réduites au XXe siècle, cela tient pour l'essentiel aux chocs subis par les très hauts revenus du capital. Les très gros patrimoines (et les très hauts revenus du capital qui en sont issus) ont connu un véritable effondrement à la suite des crises de la période 1914-1945 (destructions, inflation, faillites des années 1930).

Les décennies qui se sont écoulées depuis 1945 n'ont toujours pas permis à ces fortunes et à ces revenus de retrouver le niveau astronomique qui était le leur à la veille de la première guerre mondiale. L'explication la plus convaincante est liée à l'impact dynamique de l'impôt progressif sur l'accumulation et la reconstitution de patrimoines importants.

En effet, la très forte concentration des fortunes observée au début du XXe siècle est le produit d'un siècle d'accumulation en période de paix : entre 1815 et 1914, les fortunes grossissaient sans crainte ni de l'impôt sur le revenu ni de l'impôt sur les successions (les taux d'imposition les plus élevés atteignaient des niveaux dérisoires avant 1914). A l'issue des chocs de la période 1914-1945, les conditions de l'accumulation de patrimoines importants se sont totalement transformées : les taux supérieurs des impôts sur le revenu et sur les successions ont atteint des niveaux extrêmement élevés (ceux appliqués aux revenus les plus élevés dépassent les 90 % dès les années 1920).

Il est devenu matériellement impossible de retrouver des niveaux de fortunes comparables à ceux qui prévalaient avant les chocs. L'ampleur des transformations ainsi induites mérite d'être soulignée : le fossé séparant les 0,01 % des revenus les plus élevés (en pratique, toujours constitués pour une part prépondérante de revenus du capital) de la moyenne des revenus était de l'ordre de 5 fois plus considérable au début du XXe siècle qu'il ne l'est depuis 1945. Ce ne sont pas les revenus du capital en tant que tels qui ont disparu, mais plutôt leur concentration qui s'est fortement réduite : le partage global du revenu national entre revenus du travail et revenus du capital a été stable en France au cours du siècle, mais les répartitions à l'intérieur de chacune de ces catégories ont évolué de façon totalement différente (la répartition des revenus du travail n'a pratiquement pas changé, alors que celle des revenus du capital s'est fortement comprimée).

En outre, rien ne permet de conforter l'idée selon laquelle les inégalités auraient déjà commencé à se réduire avant le déclenchement du premier conflit mondial. En l'absence des chocs des années 1914-1945, il est probable que la France n'aurait pas quitté de sitôt le sommet inégalitaire du début du siècle dernier. En particulier, il fallut attendre les traumatismes humains et financiers provoqués par les guerres mondiales et la crise des années 1930 pour que la redistribution fiscale prenne une importance déterminante.

Cela ne signifie pas nécessairement qu'il faille considérer la compression des inégalités comme due au hasard des événements guerriers ou boursiers. Il n'est pas interdit de voir dans les crises des années 1914-1945 une réponse endogène à l'inégalité insoutenable qui caractérisait alors le capitalisme.

Un retour au XIXe siècle est-il possible ? Les éléments d'histoire comparative peuvent fournir quelques pistes. Dans tous les pays développés, les très gros patrimoines ont été très largement laminés au cours des années 1914-1945. Mais les Etats-Unis, outre qu'ils partaient de moins haut et que les chocs y furent moins profonds qu'en Europe, se singularisent par un très rapide retournement au cours des années 1980-1990 : en deux décennies, les inégalités ont retrouvé le niveau qui était le leur à la veille de la première guerre mondiale. Pourquoi les pays européens, et la France en tout premier lieu, ne finiraient-ils pas par suivre la trajectoire américaine et par retrouver au cours des premières décennies du XXIe siècle la très forte concentration des fortunes et des revenus qui prévalait à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ?

Une telle prédiction est certes extrêmement risquée. L'examen détaillé du siècle passé montre en effet que l'histoire des inégalités est largement imprévisible. En particulier, l'inégalité des salaires, en dépit de sa très grande stabilité séculaire, a connu au cours du XXe siècle une alternance complexe de phases de compression et d'élargissement. Les ruptures de cette histoire ont souvent été les mêmes que celles de l'histoire générale de la France  : outre les deux guerres mondiales, qui ont conduit à des compressions importantes des hiérarchies salariales, vite comblées lors de chacun des deux après-guerres, 1936, 1968 et 1982-1983 constituent également des tournants importants dans l'histoire de l'inégalité des salaires. Il serait fort étonnant que l'on n'observe pas le même type de fluctuations et de ruptures au cours de ce siècle ; il serait présomptueux de prétendre pouvoir les prévoir.

Aussi incertaine soit-elle, l'idée d'un retour au XIXe siècle a cependant un certain nombre de fondements objectifs. Tout d'abord, la transformation des systèmes productifs observée dans les pays développés au tournant du troisième millénaire : caractérisée par le déclin des secteurs industriels traditionnels et le développement de la société de services et des technologies de l'information (mais toutes les époques ont vu des secteurs anciens décliner et des secteurs nouveaux émerger), elle a probablement pour conséquence de favoriser un accroissement rapide des inégalités. En particulier, la très forte croissance enregistrée dans les nouveaux secteurs est de nature à permettre l'accumulation en un temps relativement bref de fortunes professionnelles considérables. Ce phénomène a déjà été observé aux Etats-Unis dans les années 1990, et l'on voit mal pourquoi il ne gagnerait pas l'Europe.

De plus et peut-être surtout, la reconstitution au début du XXIe siècle de très gros patrimoines d'un niveau comparable à ceux du début du siècle est fortement facilitée par l'abaissement généralisé des taux marginaux d'imposition frappant les revenus les plus élevés. Il est évidemment beaucoup plus facile de constituer (ou de reconstituer) des patrimoines importants quand les taux marginaux supérieurs sont de 30 % ou 40 % (voire nettement moins, avec les exonérations particulières) que lorsque ces taux supérieurs sont de 70 % ou 80 %, voire davantage, durant les « trente glorieuses », notamment dans les pays anglo-saxons.

Rentiers ou entrepreneurs ?

Aux Etats-Unis, et, dans une moindre mesure, au Royaume-Uni, l'élargissement des inégalités patrimoniales observé au cours des années 1980-1990 a été grandement facilité par les très fortes baisses d'impôt dont ont bénéficié les revenus les plus élevés depuis la fin des années 1970. En France et dans les pays d'Europe continentale, la conjoncture politique et idéologique initiale était différente : alors que la crise économique des années 1970 fut très vite interprétée par les opinions anglo-saxonnes comme un aveu d'échec des politiques interventionnistes mises en place à l'issue de la seconde guerre mondiale (à commencer par l'impôt progressif), les opinions européennes ont pendant longtemps refusé de remettre en cause les institutions associées à la période bénie de la croissance.

Mais ce grand écart transatlantique a fini par se réduire : outre que la stagnation des pouvoirs d'achat constatée au cours des années 1980-1990 a partout conduit à un certain rejet de l'impôt sur le revenu, l'existence (réelle ou supposée) d'une mobilité de plus en plus forte des capitaux et des « super-cadres » constitue aujourd'hui un puissant facteur poussant les différents pays à s'aligner sur une fiscalité allégée pour les revenus en question.

Tout semble donc concourir à faire des premières années de ce siècle des années fastes pour les détenteurs de patrimoines. Mais cette conjoncture économique et intellectuelle durera-t-elle ? L'expérience du XXe siècle suggère que des sociétés trop évidemment inégales sont intrinsèquement instables. L'étude du siècle passé confirme qu'une trop forte concentration du capital peut avoir des conséquences négatives en termes d'efficacité économique, et pas seulement du point de vue de la justice sociale. Il est fort possible que l'aplatissement des inégalités patrimoniales survenu au cours de la période 1914-1945, en accélérant le déclin des anciennes dynasties capitalistes et en favorisant l'émergence de nouvelles générations d'entrepreneurs, ait contribué à dynamiser les économies occidentales des « trente glorieuses ». L'impôt progressif a le mérite d'empêcher que se reconstituent des situations analogues à celle qui prévalait à la veille de la première guerre mondiale, et sa mise à mal pourrait avoir pour effet de long terme une certaine sclérose économique.

 



[1] Cet article reprend les principales conclusions du livre Les Hauts Revenus en France au XXe siècle - Inégalités et redistributions, 1901-1998, Grasset, Paris, 812 pages, 196,80 francs (30 euros).

[2] Cette enquête s'appuie notamment sur une exploitation systématique de sources fiscales : les déclarations de revenus (qui apparaissent avec la création de l'impôt sur le revenu en 1914), les déclarations de salaires (qui apparaissent avec la création d'un impôt sur les salaires en 1917), et les déclarations de succession (qui apparaissent avec la création de l'impôt progressif sur les successions en 1901).

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