par Geoffrey
Geuens
Et d’abord qui est Geoffrey
Geuens ?
Chargé de
cours au département "arts
et sciences de la communication" de l’université de Liège, Geoffrey
Geuens
prend avec sérieux, sinon au sérieux, les discours publics d'un banquier
« de gauche » comme Jean Peyrelevade. "Rompre
avec le capitalisme, c'est rompre avec qui ? " interrogeait ce dernier
en
2005. "Mettre fin à la dictature du
marché, fluide, mondial et anonyme, c'est s'attaquer à quelles
institutions ?
(...) Marx est impuissant, faute d'ennemis identifié". Dans son
étude
saisissante des conseils d'administration des grandes institutions
financières,
de leur composition, des trajectoires entremêlées en politique et aux
affaires
de leurs dirigeants, des mariages qui lient entre elles les différentes
oligarchies nationales[1] ,
l'universitaire recourt aux armes de la sociologie pour dresser une
précieuse cartographie des classes dominantes en Europe et dans le
monde, avec
la perspective assumée de ne plus "laisser
impensés les véritables bénéficiaires du système et de la crise des
dettes
publiques".
dans ce souci d'incarner, c'est-à-dire de donner
chair, à l'invisible (soi-disant), on retrouvera l'étude de chercheurs
suisses que j'ai reproduite ici-même sous le titre MAIS
QUI SONT LES AGENTS DES MARCHES FINANCIERS ?
NB. le
souligné en bleu l'a été par moi-même JPR.
Entretien
réalisé par Thomas Lemahieu
Dans
votre ouvrage, vous démolissez une série de lieux communs qui
saturent aujourd'hui le débat public : la finance serait insaisissable,
hors de
portée du pouvoir, elle serait, comme l'a dit François Hollande dans un
passage
fameux de son discours du Bourget, «sans visage» car elle « ne se
présente pas
aux élections »..Que pensez-vous de ce type de déclarations politiques ?
GEOFFREY
GEUENS. Ce discours de
François Hollande est en effet extraordinaire car il synthétise
l'idéologie
dominante, la doxa, de
manière éclatante. La
difficulté, c'est de prendre de la distance avec des concepts rabâchés
par la
science politique la plus sclérosée, des grilles de lecture aussi
répandues
dans le débat public que les oppositions entre l’Etat et les marchés, le
public
et le privé, la politique et l'économie... Quand on en reste au niveau
des généralités,
ces oppositions tiennent la route, mais en se rapprochant du terrain,
ces
concepts académiques finissent par faire obstacle à la réflexion. A cc
niveau-là, les frontières étanches deviennent bien plus poreuses : quand
on
regarde dans une perspective sociologique comment fonctionnent l'Etat et
le
marché, on se rend compte que les trajectoires biographiques voient les
dominants passer d'un espace professionnel à l'autre. Les hommes d'Etat
deviennent
des hommes d'affaires, les hommes d'affaires deviennent hommes d'Etat.
Dès
lors, ce qui est en jeu, c'est là consolidation de la classe dominante.
Derrière
les oppositions entre les marchés financiers et les États, je vois
l'unité
d'une classe dont les membres passent allègrement d'un espace à
l'autre...
Qu’est-ce
qui vous conduit à-décrire comme une fiction les marchés
financiers que vous désignez entre guillemets ? -
GEOFFREY
GEUENS. Le « marché »,
je ne sais pas ce que c’est en réalité... Je connais des entreprises,
des
grandes familles, des fonds d'investissement, des actionnaires, des
groupes de pression
etc. Cela, ça existe ! Mais des marchés qui gouverneraient le monde,
comme on
l'entend chez les altermondialistes, je ne vois pas bien ce que cela
signifie
concrètement... Face à ces « marchés », on nous explique qu'il s'agirait
de permettre à l'État de « reprendre la
main ». Mais il en va de même pour 1'Etat : je ne sais pas trop ce
que
c'est, je connais des institutions, des banques centrales, des
Parlements, des
exécutifs, des hommes politiques... Derrière ces deux entités
abstraites, à la
fois désincarnées et distantes, ce que l'on constate quand on va y voir
de plus
près c'est qu'il y a des liens très étroits entre les uns et les autres.
Depuis
une bonne dizaine d'années, le discours critique du capitalisme se
limite, pour
l'essentiel, à une dénonciation des « marchés financiers » ou du «
néolibéralisme
». Ces termes tombent, à mon sens, à côté de la plaque. En dehors du
discours
d'accompagnement qu'il constitue, le néolibéralisme n'existe pas. Il
supposerait une extériorité réciproque du marché et de l'État, avec la
concurrence effrénée comme paradigme absolu dans un univers totalement
dérégulé.
Or, en réalité, le système ne fonctionne pas du tout ainsi : le
capitalisme
reste très centré sur les États, avec beaucoup de cartels et
d'interpénétrations... La confusion entretenue entre des termes comme
« capitalisme »
et « néolibéralisme » me paraît très néfaste au moment où, dans une
période de crise comme celle que nous connaissons, il s’agit de
construire les
groupes sociaux, de renforcer les consciences politiques, d’identifier
des
adversaires et de mener le combat.
« La
finance, mon
adversaire, n’a pas de visage, et elle ne se présente pas aux
élections »,
a dit le candidat socialiste à l’élection présidentielle. Il est plus confortable de dénoncer la finance
que de s'en prendre aux acteurs réels de la banque et de la grande
industrie.
Un tel projet obligerait François Hollande, il est vrai, à s'attaquer
aux
privilèges de certains de ses propres conseillers et de ses ex-collègues
européens reconvertis dans le monde des affaires
Selon
vous, concentrer la lumière sur ces «marchés» sert à occulter
l’adversaire qui est l'oligarchie...
GEOFFREY
GEUENS. En principe,
dans une démocratie, la politique, c'est le conflit, le choc des
confrontations. Mais à partir du moment où l'adversaire désigné est
aussi éloigné
que les « marchés financiers », comment fait-on ? Je m'inscris dans
le paradigme d'une sociologie critique, à la fois bourdieusienne et
marxiste;
et je me
reconnais entièrement dans les travaux de Monique Pinçon-Charlot et
Michel
Pinçon en parlant, comme eux, d'oligarchie, ce qui permet de
désigner la fraction hégémonique des classes dominantes.
Allez
convaincre l'ouvrier
d'Arcelor-Mittal à Liège ou à Florange qu'il doit lutter contre la
finance ! Ce
discours sur les « marchés financiers » peut s'avérer très
démobilisateur parce
qu'il efface les groupes sociaux qui dominent les classes populaires et
une
bonne partie des couches moyennes… Cela peut paraître ringard, mais si
l'on
veut s'adresser à ceux qui ont conquis toutes les avancées sociales dans
nos pays,
il faut repartir des réalités incarnées, ne pas se laisser entraîner
dans
l'éther de la mondialisation financière, établir les combats chez nous
dans les
limites, d'abord, de l'État-nation parce
que c'est à ce niveau-là que le
capitalisme continue prioritairement de se structurer, et pas
à
l'échelle globale !
Vous
évoquez les Pinçon-Charlot...Qu'apportent les outils d’une
sociologie des dominants dans le monde opaque des fonds
d'investissement, par
exemple ?
GEOFFREY
GEUENS. Les fonds
d'investissement et les hedge funds
constituent une espèce de terra incognita
: c'est présenté comme de l'argent électronique qui circule dans
l'opacité
totale sur toute la planète, mais ce sont en fait des entreprises qui
ont des
gestionnaires. Et, dans ce monde-là aussi, les dirigeants passent d'un
espace à
l'autre... Il n'y a pas d'un côté un capitalisme agressif -celui des hedge
funds- et un autre qui serait
civilisé, c'est le même ! Aux États-Unis, le
plus grand gestionnaire de hedge funds, c'est JPMorgan,
le trust américain par
excellence. En Europe, ce sont les mêmes logiques : ici aussi, on a des
familles, des liens entre les dirigeants. On trouve un bon exemple de
vieilles
familles industrielles qui changent pour
que rien ne change avec les
Wendel, passés des forges au capital-investissement. Dans le monde du
capitalisme financier, tout est très politique, très proche de l'État,
et il
n'est ni plus ni moins sauvage que le capitalisme -traditionnel, pas
moins lié
au pouvoir... Dans un secteur qui apparaît, de l'extérieur; comme très
anglo-saxon, on retrouve aussi en-réalité la reproduction la plus
classique de
l'oligarchie française.
Autre
exemple flamboyant de ces interpénétrations entre Etat et
marchés, les agences de notation...
GEOFFREY
GEUENS. Quand on étudie
de près l'actionnariat et le profil des dirigeants de ces agences, on
retrouve
un maillage d'hommes politiques, d'hommes d'affaires, de gauche[2]
comme de droite... Les agences ne sont pas non plus désincarnées, ce
sont des
entreprises privées qui jouent du capitalisme de connivence. Alors
qu'avant la
crise, comme le note l'économiste Jacques Généreux, personne ne
s'occupait de
ce qu'elles disaient, les agences de
notation sont devenues incontournables, ce
sont des alibis pour imposer l'austérité. Cela ne veut pas
dire
qu'il y a un complot, mais simplement l'expression d'affinités
structurelles au
sein de la classe dominante.
À l’aune
de votre critique de l’intrication entre l'État et les marchés
que penser de l’inflation de gouvernements « techniques » à l'occasion
de
la crise des dettes publiques ?
GEOFFREY
GEUENS. En Italie, on
présente dans les médias le gouvernement de Mario Monti comme celui des
« experts », de « sages » de la « société civile ».
Là, ça devient magnifique ! Il serait composé d'un seul banquier, PDG
d'un
établissement financier, puis d'une kyrielle de professeurs d'économie à
l'université. Ce sont eux, les « sages » ! Mais en étudiant leurs
trajectoires, on constate qu'ils siègent tous dans les conseils
d'administration des banques..: Donc; en
fait de gouvernement de la « société civile »,
on a plutôt un gouvernement de banquiers ! Ces étiquettes
servent à
faire passer la pilule, c'est un gouvernement du monde des affaires ! Et
c'est
le même mouvement en Grèce avec Lucas Papademos... Pendant les crises,
les
masques tombent : en Grèce, c'est
éclatant, la socia1-démocratie est au
gouvernement avec la droite et, jusqu'à il y a peu, l'extrême droite,
pour imposer
l'austérité. Sous couvert d'expertise et de gouvernement des
« sages
», c'est la démocratie que l'on confisque au profit immédiat et exclusif
des
classes dominantes...
Votre
livre, et c'est tout son intérêt fourmille d'informations sur ces
oligarques du monde entier… Mais si vous deviez en citer quelques-uns,
qui choisiriez-vous
?
GEOFFREY
GEUENS. Jacques de
Larosière, c'est un bon exemple. Il a été choisi par la
Commission
européenne pour établir un rapport sur la crise en 2008. Dans cette
situation,
les institutions européennes font comme on fait aux Etats-Unis : on va
prendre
un membre de l'establishment politico-financier
qui a tous les signes extérieurs de la respectabilité publique,
politique,
étatique. Un homme d'État, Jacques de Larosière : c'est l’ancien
gouverneur de
la Banque de France et patron du FMI... C'est un « sage ». Il a été à la
tête
d'autres commissions, où déjà il s'agissait de surveiller les marchés
même si
visiblement, ça n'a pas marché ! Mais ce qu'on ne dit pas, c'est qu'au
moment
où il rédige le rapport pour la Commission européenne, il est aussi
conseiller
du président de BNP-Paribas, du trust financier BMB - contrôlé par
certaines
pétromonarchies du Golfe - et ancien conseiller d'AIG, premier assureur
mondial, sauvé de la faillite en 2008 par la FED. Cela démontre bien la
dimension de l'oligarchie : c'est un Français qui défend les intérêts
des
groupes financiers français, mais avec un ancrage et un capital social
internationaux.
En
Grande-Bretagne, le
gouvernement de Gordon Brown avait nommé Paul Myners comme secrétaire
d'État aux
Services financiers mais il a fini par faire l'objet de controverses
lorsque
l'on a appris qu'il siégeait dans des hedge
funds immatriculés dans des paradis fiscaux (Bermudes, Jersey...).
C'est
extraordinaire. On ne peut pas croire que ça soit un incident, une
erreur de
casting, évidemment ! Cela montre que le discours de la régulation,
c'est du
pipeau complet ! En période de crise, c'est le minimum syndical
idéologique de
l'oligarchie, mais quand on gratte un peu, on se rend compte que c'est
un jeu
de dupes.
Du côté
de ceux qui apparaissent
moins comme des techniciens que comme des vrais politiques, on va de
surprise
en surprise. Tous les anciens dirigeants de ces vingt dernières années
qui ont
incarné la « troisième voie » et le social-libéralisme, tous ces gens qui ont démantelé l'État-providence
dans leurs pays, attaqué les droits sociaux un à un, les Tony
Blair,
Gerhard Schröder (Rothschild, TNK-BP), Wim Kok (Shell, ING), Göran
Persson
(JKL/Publicis), passent
dans la communauté des affaires pour services rendus. Avec
son
visage jovial de grand-père, Romano Prodi, le « technicien » par
excellence, personnalité
de centre gauche et ex-président du Conseil italien, est membre du
comité
international de la compagnie pétrolière BP, aux côtés de Javier Solana
et de
l'ex-chef de cabinet de George W Bush. Kofi Annan, l'ancien secrétaire
général
de l'ONU, vient de rejoindre le comité international de JPMorgan Chase
présidé
par Tony Blair, tout en ayant aussi, par ailleurs, épousé une
Wallenberg, la
plus grande dynastie d'affaires suédoise.
Pour
revenir en France, après sa déclaration tonitruante au Bourget,
Français Hollande a, quelques semaines plus tard, déclaré à la presse
anglo-saxonne qu'elle n'avait pas d'inquiétude à avoir puisque les
socialistes
avaient libéralisé les marchés...Y a-t-il un retournement ?
GEOFFREY
GEUENS. François
Hollande a affirmé à plusieurs reprises qu'il serait aussi le candidat
de la
«rigueur juste » ; on sait ce que cela signifie... Aujourd'hui, ce qu'il
faut faire, c'est faire bloc et refuser l'austérité en bloc, décidée non
pas
par des « marchés financiers », mais bel et bien par des gouvernements, y
compris sociaux-démocrates... Dénoncer, pendant la campagne, les «
marchés
financiers » pour mieux faire ava1er, ensuite, la pilule de l'austérité,
c'est
vieux comme le monde ; et, pourtant, certains vont encore tomber dans le
piège...
L’Humanité
des 2-3-4 mars 2012, l’Humanité des
débats.
[1]
"La Finance imaginaire, Anatomie du
capitalisme : des "marchés financiers" à l'oligarchie", de
Geoffrey Geuens, éditions Aden, Bruxelles, 368 pages, 25 euros.
[2]
Laquelle ? il y en a au moins deux (JPR)…