Par
Jack DION, journaliste
Monsieur,
Bien
que la missive que vous avez adressée à Arnaud Montebourg, ministre du
redressement productif, soit assurément d’un grand prix, je ne vous
agrémenterai pas du traditionnel "cher". A votre différence, en effet, je respecte les
ouvriers en général et ceux de l’usine d’Amiens-Nord en particulier. La
description que vous en faites rappelle le Roi parlant de ses sujets, ou le
colon évoquant ses esclaves.
Vous
écrivez : "Les salariés français touchent des salaires élevés
mais ne travaillent que trois heures. Ils ont une heure pour leurs pauses,
discutent pendant trois heures et travaillent trois heures". Sans doute avez-vous
confondu avec l’un de ces colloques patronaux où l’on échange des banalités
entre deux séances de golf. A moins que vous n’ayez pas digéré le refus des
ouvriers d’Amiens de passer sous vos fourches caudines et d’accepter des
conditions de travail indignes d’un pays développé. C’est évidemment de cela
qu’il s’agit. Vous parlez du « syndicat fou » qui s’est opposé à votre diktat.
Sous votre plume, qui ne dégage pas un sens aigu de la réalité, le mot est
plaisant. Mais jusqu’à preuve du contraire, ce syndicat (la CGT pour ne pas la
nommer) est ultra majoritaire dans l’entreprise, que cela vous plaise ou non.
Faut-il donc en conclure que les salariés d’Amiens-Nord relèvent tous de
l’asile psychiatrique ?
Vous
affirmez : "Titan est celui qui a l’argent et le savoir-faire pour
produire des pneus".
L’argent, c’est possible. Mais le savoir-faire, sauf erreur, c’est l’apanage
des ouvriers, des techniciens et des cadres qui le mettent en œuvre dans une
entité collective appelée une entreprise. La preuve, c’est que lorsqu’ils arrêtent
le travail, aucun pneu ne sort des chaines. Oui, je sais, c’est toujours
pénible d’entendre réaffirmer qu’une entreprise comprend aussi des travailleurs
(excusez ce vocable empreint d’archaïsme socialisant, voire marxiste). Mais
jusqu’ici, malgré tous les progrès de la science, la présence conjointe
d’actionnaires et d’administrateurs n’a jamais suffi à faire fonctionner une
usine. J’entends bien que pour un homme comme vous, qui fut candidat à
l’investiture républicaine de 1996 en expliquant que les États-Unis devaient
être dirigés par un entrepreneur (si l’on peut dire pour un fondé de pouvoir
des rentiers), cela relève du terrorisme intellectuel. Pourtant vous ne
convaincrez pas davantage du contraire les ouvriers d’Amiens que vous n’avez
réussi à séduire les électeurs du parti républicain, pourtant plus sensibles en
principe à votre rhétorique ancestrale.
Après
avoir mis dans le même sac d’opprobre les gouvernements des États-Unis et de la
France, vous lancez une ultime menace : "Titan va
acheter un fabricant de pneus chinois ou indien, payer moins d’un euro l’heure
de salaire et exporter tous les pneus dont la France a besoin". Alors là, du fond du cœur,
je dis merci. Merci pour le sens de l’humain qui vous anime et qui vous fait
traiter les ouvriers asiatiques avec le respect d’un chauffard pour le pneu de
sa voiture. Merci, surtout, de déciller les yeux des naïfs qui nous chantent
les louanges de la mondialisation heureuse en expliquant que le
libre-échangisme est la panacée universelle et qu’il faut s’y soumettre vaille
que vaille. Vous le résumez à votre manière : ou les ouvriers français
acceptent de travailler comme des Chinois d’hier ou je les jette au rebus.
C’est justement à ce chantage qu’il ne faut pas céder.
Si
votre missive permet de rouvrir le débat sur le protectionnisme européen et sur
la nécessité de réguler les échanges internationaux, elle aura servi à autre
chose qu’à étaler votre morgue de classe. Arnaud Montebourg a bien eu raison de
vous renvoyer le pneu à sa façon en vous réaffirmant certaines réalités que
vous semblez avoir oublié. Il rappelle non sans perspicacité qu’il faudrait que
l’Europe et la France s’organisent contre le dumping, retrouvant soudain
certains des accents de sa campagne de candidat à la candidature socialiste. On
souhaiterait qu’il passât des paroles aux actes, comment l’attendent les
salariés de France.
publié dans Marianne2 du 21 février 2013
aimablement transmis par J.-J. Romettino de l'Improbable.