Le 23 janvier 2019, dans l’émission « Là-bas si j’y suis », Daniel Mermet avait invité l’avocat Juan Branco. L’émission était enregistrée en public, dans le local du Lieu-Dit, rue du Sorbier. L'occasion, pour Juan Branco, de faire le procès de la CGT. Réponse. Je ne reviendrai pas sur l’émission dans sa globalité, mais m’arrêterai seulement sur un de ses extraits, mis en avant par le site de l’émission et largement partagé sur les réseaux sociaux. Cet extrait, c’est ce moment hallucinant où Juan Branco, candidat malheureux de La France insoumise en Seine-Saint-Denis lors des législatives de 2017, aujourd’hui avocat de Maxime Nicolle (figure pour le moins ambiguë des Gilets jaunes), exprime son envie de « caillasser la CGT ». Les motivations de cette pulsion violente à l’égard de la centrale de Montreuil ? Celle-ci serait coupable, selon cet avocat, de ne pas avoir appelé à une grève générale en décembre pour accompagner et donner une nouvelle impulsion au mouvement des Gilets jaunes. Rangée dans la case des « organisations qui trahissent » – en opposition à une France insoumise dont il loue la « sincérité » –, elle est pour lui « une cible ». Au même titre que le gouvernement, donc, et que la droite et l’extrême droite, « le parti de l’ordre ». Juan Branco est en plein show médiatique depuis plusieurs semaines, acteur du grand spectacle « politique », en représentation permanente, errant entre Là-bas si j’y suis et Touche pas à mon poste. Rien de surprenant, donc, à ce qu’il soit outrancier quand il expose certains de ses points de vue ; c’est l’une des règles phares de ce petit jeu auquel se prêtent volontiers les politiques. Il est peu probable qu’on le retrouve un soir rue de Paris à jeter des pavés en direction du bâtiment confédéral. Mais les mots ont leur importance et engagent ceux qui les prononcent, et la CGT a déjà été, par le passé, « la cible », justement, de ceux qui, sans même se poser des questions sur leurs propres (in)capacités à intervenir dans les mouvements de l’histoire, la rangent du côté des « organisations qui trahissent » – rappelons-nous, à ce titre, la nuit du 24 au 25 juin 2016. Mais inutile de s’attarder davantage sur cet appel à la violence, attaquons plutôt le fond du problème, à savoir cette critique, maintes fois prononcée à l’égard de la CGT, de ne pas lancer de grève générale. Le fantasme d’une CGT toute-puissante En n’appelant pas à la grève générale dans le sillage des actions des Gilets jaunes, la CGT aurait donc trahi. Trahi qui, trahi quoi ? On ne le sait pas vraiment… Ce reproche, qui a l’avantage de faire porter à d’autres la responsabilité des échecs et d’éviter de questionner ses propres stratégies d’intervention politique, repose à la fois sur un fantasme et sur une vision autoritaire, verticale, du changement social. Le fantasme est particulièrement prégnant dans l’intervention de Juan Branco. À peine a-t-il exprimé ses souhaits de caillassage qu’il balance cette énormité : « Je sais qu’ils [la CGT] ont un service d’ordre quasiment plus puissant que les forces de l’ordre. » C’est le fantasme d’une organisation toute-puissante, limite paramilitaire, qui s’exprime là et qu’on retrouve dans l’idée que la plus vieille confédération syndicale française pourrait déclencher une grève générale par un simple appel de sa direction. Le fameux bouton rouge, qui paralyserait l’activité économique du pays dès lors que le secrétaire général confédéral appuierait dessus. Mais la réalité, bien sûr, est tout autre. L’implantation de la CGT, et du syndicalisme en général, dans le monde du travail reste particulièrement inégale en France et elle n’a rien à voir, en 2019, avec celle d’il y a vingt, trente, quarante ans. Si des bastions demeurent (dockers, Livre, chimie, cheminots) – et, encore, ils font aussi l’objet de bien des fantasmes d’un bout à l’autre du spectre politique –, l’implantation syndicale aujourd’hui est une implantation éclatée, morcelée, très loin d’être homogène. L’écrasante majorité des militants syndicaux, élus ou non, sont isolés, exposés aux violences patronales, à la répression, et plus occupés à répondre aux besoins exprimés sur les lieux de travail et au renforcement des bases syndicales qu’à courir les plateaux télé pour appeler à une grève générale dont ils savent qu’ils seraient eux-mêmes incapables de la mettre en œuvre dans leur entreprise — et ne parlons même pas de leurs branches et des bassins d’activité. Si la grève générale doit être un horizon de la CGT, si elle doit rester dans son ADN comme stratégie centrale du processus d’une transformation sociale globale et ambitieuse, révolutionnaire, elle ne gagne rien à n’être qu’un vœu pieux, un appel incantatoire, désincarné. Une grève générale est opérante si elle repose sur des bases syndicales solides, capables d’incarner le mot d’ordre de mobilisation et de le déployer dans leurs périmètres, professionnels et géographiques, d’intervention. Sans ces bases, sans ces implantations, la grève générale n’est rien. Et une grève générale, ce n’est pas une grève de cheminots, de routiers ou de salariés des raffineries ; ça, c’est la grève par procuration, travers désormais courant des mouvements sociaux qui consiste à déléguer la grève à d’autres et qui, logiquement, peut conduire à l’émergence de réflexes corporatistes dans ces bastions syndicaux que l’on épuise en faisant peser sur eux seuls l’avenir de nos luttes. Une conception verticale du changement social Outre le fantasme d’une CGT toute-puissante, le discours de la trahison syndicale naît aussi d’une conception particulièrement autoritaire, du moins verticale, de la révolution. Une conception qui se mêle également à une ignorance, à une méconnaissance profonde de ce qu’est la CGT, de comment elle fonctionne. La CGT n’est pas, n’est plus, ce monolithe dont l’image s’impose dans l’imaginaire de celles et ceux qui ne la « connaissent » que de l’extérieur, observateurs et commentateurs de ce qu’elle dit et fait. Au cœur du fonctionnement de la CGT, il y a le fédéralisme, un fédéralisme que l’on pourrait dire « libertaire », en ce qu’il accorde une autonomie importante aux fondations de la maison, à savoir les syndicats. Syndicats et fédérations, unions locales et unions départementales donnent corps à la confédération, dont le principal organe de direction – avec pouvoir exécutif – est la commission exécutive confédérale (CEC), dont les membres sont élus à chaque congrès national des syndicats CGT, lequel se tient tous les trois ans. Autrement dit, en tant que secrétaire général confédéral, Philippe Martinez n’est pas en mesure d’organiser une grève générale nationale en claquant des doigts, et ce, même si on met de côté le fait que la réalité de notre implantation condamnerait cette grève à l’échec. Le bureau confédéral (BC), qui n’est qu’une sorte de commission de fonctionnement de la CEC, ne l’est pas davantage. Et quand bien même le pourrait-il, serait-ce vraiment souhaitable ? Avons-nous envie d’une organisation syndicale dans laquelle la décision des grèves, que seuls les syndicats sont en mesure de mettre en œuvre, appartiendrait au seul secrétaire général confédéral ou au bureau confédéral ? Avons-nous envie d’un syndicalisme du bouton rouge ? Non, bien sûr, à moins d’être partisans d’une transformation sociale par le haut, verticale, avec des généraux et des trouffions, qui nous mènerait dans le mur, car profondément coupée des réalités du terrain. Et quand bien même elle ne nous mènerait pas droit à l’échec, je n’ose pas imaginer la société nouvelle qui jaillirait d’une révolution aussi caporalisée. La CGT et les Gilets jaunes Face au mouvement des Gilets jaunes, oui, la direction confédérale de la CGT a tâtonné, à l’image des divergences qui régnaient entre et dans les syndicats, les fédérations et les unions interprofessionnelles. Mais elle a aussi su adapter et revoir son discours au fur et à mesure que ce mouvement évoluait, marginalisant la petite bourgeoisie et l’extrême droite, sans pour autant les éliminer complètement en son sein, elles ou leurs idées. La CGT a fait le choix de se concentrer sur les revendications sociales exprimées sur bien des ronds-points et a aussi tenté de leur donner des échos dans ce monde du travail que la révolte des Gilets jaunes, très sectaire aussi à ses débuts à l’égard des organisations syndicales, a déserté et qu’elle persiste à ne pas vouloir investir.La journée nationale de grèves du 14 décembre 2018 a été une première réponse, à laquelle sont venues s’ajouter celles du 5 février 2019, puis, dernière en date, du 19 mars. Si, ces jours-là, les mobilisations dans les rues ont été massives (bien davantage que celles des samedis !), les grèves, elles, ont été pour le moins timides. Pourtant, la confédération appelait à les construire ! De même qu’en 2016 le 51e congrès confédéral de la CGT avait appelé, sans succès, à porter l’idée de la grève reconductible dans les assemblées de salariés. Preuve qu’il ne suffit pas d’appeler pour faire. Aujourd’hui, l’œuvre des syndicalistes, qu’ils soient réformistes radicaux ou révolutionnaires, n’est pas de concourir à celui qui fera l’affiche ou le tract le plus radical, le plus grève-généraliste qui soit, mais bien de redonner corps aux valeurs et aux pratiques d’un syndicalisme de lutte de classe, en renforçant les implantations existantes et en en créant de nouvelles, partout où nous ne sommes pas. C’est d’être au côté des salariés puis avec eux en les amenant à se rencontrer, à se parler et à s’organiser dans les syndicats, espaces de lutte, de solidarité, mais aussi de sociabilités nouvelles, en rupture avec celles, mortifères, que nous propose le capitalisme. Un peu comme des ronds-points occupés, en quelque sorte. Guillaume Goutte |