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Quelle place pour les ergonomes face au diktat de la productivité ? par Fanny DOUMAYROU

publié le 11 sept. 2013, 01:03 par Jean-Pierre Rissoan
préambule :

L’ergonomie, du grec « ergon », travail, et « nomos », les règles, a été utilisée pour la première fois par un biologiste polonais en 1857, mais elle ne sera reprise qu’en 1949, année de la création de la première société savante en ergonomie.

Née après la Seconde Guerre mondiale, l’ergonomie a pour perspective d’adapter le travail 
à l’homme, de favoriser à la fois 
le bien-être au travail et 
la performance.

 Il y a 25 000 ergonomes dans 
le monde. Deux grands courants existent : l’ergonomie human factors, d’origine anglo-saxonne, qui travaille sur les postures, les cadences ; l’ergonomie de l’activité, d’origine francophone, qui s’intéresse à l’ensemble de la situation de travail.

Texte de l’article de Fanny DOUMAYROU

   

    Adapter le travail à l’homme, améliorer à la fois le bien-être des salariés et leur performance, tel est le credo de l’ergonomie, discipline fondée dans l’après-guerre. Mais les marges de manœuvre se réduisent avec la crise, qui a provoqué l’explosion des TMS puis des risques psychosociaux.

    «Après la guerre, l’ergonomie a connu sa période faste avec la construction de ses concepts et la mise au point de ses méthodes, elle avait tellement confiance en elle qu’elle pensait qu’elle pouvait transformer le travail », rappelle l’ergonome Solange Lapeyrière, ajoutant qu’aujourd’hui l’un des écueils du métier est cette « attente énorme et illusoire », cette « illusion » que l’intervention de l’ergonome dans l’entreprise va tout changer. Le triomphalisme n’était pas de mise au 50e congrès de la Société d’ergonomie de langue française (Self), qui a réuni, fin août, à Paris, quelque 700 participants reflétant la diversité du métier : enseignants-chercheurs en ergonomie, consultants, experts pour les CHSCT, ergonomes d’entreprises, de collectivités, d’institutions, ou de services en santé au travail.

    Discipline née dans l’après-guerre, l’ergonomie reste mal connue du grand public, pour qui elle se résume à l’image d’Épinal de la recherche des gestes, postures et outils de travail les moins nocifs pour le corps humain. Si le courant anglo-saxon (human factors) s’approche de cette vision plutôt technique, le courant francophone, dit ergonomie de l’activité, prend en compte tous les aspects de la situation de travail. « L’ergonomie vise à analyser les conditions de travail dans leur ensemble, dans ses différentes dimensions matérielles et managériales, explique Sophie Prunier-Poulmaire, maître de conférences en ergonomie à l’université de Nanterre. Avec un double objectif de respect de la santé des salariés, mais aussi de la santé économique de l’entreprise. »

    Concrètement, l’intervention des ergonomes se situe soit en amont, dans la conception des installations de travail, à la demande des entreprises ou des collectivités, soit en aval, à la demande des directions, des syndicats ou des CHSCT, lorsque émerge un problème de qualité ou de santé au travail, notamment depuis le début des années 2000, avec l’apparition des troubles musculo-squelettiques (TMS), ou, plus récemment, de troubles « psychosociaux ». Mais dans un monde du travail où la pression économique s’accentue, comment s’articule ce compromis improbable entre santé des salariés et santé de l’entreprise ? « C’est un état d’équilibre, constate Sophie Prunier-Poulmaire. La contrainte économique fait partie des difficultés. Notre tâche sera de montrer que quand on parle de réduction des coûts, il faut aussi regarder le coût du non-respect de la santé au travail. Les maladies professionnelles et l’absentéisme ont un coût, et l’entreprise peut gagner à mettre en place une véritable politique de prévention. »

    Une démonstration qui ne convainc pas forcément les directions. Ergonome tout juste retraité d’un grand groupe industriel, Frédéric Decoster travaillait à la conception des installations, avec pour mission de suggérer aux ingénieurs des modifications dans les machines ou les pièces pour que le travail des ouvriers soit le moins pénible possible. « On a de grands discours sur l’automatisation, mais on oublie de dire que la machine fait le travail le plus simple, et que c’est l’homme qui continue de faire le travail le plus pénible. Les ergonomes sont là pour rétablir l’équilibre en faveur de l’humain », souligne-t-il. Face aux ingénieurs, c’est une « bataille », un « rapport de forces », « passionnant » d’ailleurs, dans lequel il faut « tout justifier économiquement ». Par rapport au début des années 1980, « la prégnance des objectifs économiques est beaucoup plus forte, témoigne-t-il. Avant, on arrivait à des arrangements, tel coût était accepté, mais aujourd’hui on ne gagne que si c’est très peu cher ou si on arrive à démontrer que le coût va être compensé par une amélioration de la qualité ». Si des améliorations sont apportées à l’ergonomie du poste de travail, l’intensification du travail à la chaîne reste intouchable. « On s’est battus, mais on n’arrive à rien, regrette l’ergonome. La quantité de travail à fournir en une minute est régulièrement augmentée, on arrive à des seuils impossibles pour le corps humain, ce qui explique l’apparition des troubles musculo-squelettiques. C’est triste à dire, mais ces maladies ne coûtent pas assez cher pour poser un problème à la direction. Les industriels savent s’en débrouiller. Le recours à l’intérim s’explique, en partie au moins, parce qu’il permet de jeter les salariés quand les problèmes de santé apparaissent. »

    Professeur d’ergonomie à l’Institut polytechnique de Bordeaux, François Daniellou parle, lui aussi, d’un quotidien fait de « batailles, de conflits, de succès et d’échecs », mais il « revendique avec fierté » le « compromis » que propose l’ergonomie. « Le chômage est la situation la plus pathogène, une intervention qui entraînerait la fermeture de l’entreprise n’aurait pas de sens, estime-t-il. Quand on regarde le travail comme on le fait, on s’aperçoit que les difficultés qui mettent en danger les travailleurs mettent aussi en danger l’entreprise. La tradition de gouvernance des entreprises en France veut qu’on écoute très peu les salariés, ce qui provoque des problèmes de santé et un gaspillage gigantesque car il y a un lien fort entre l’écoute du personnel et la capacité d’innovation. D’où la bataille à mener pour favoriser un débat sur la qualité du travail. » Selon lui, écouter les salariés ferait gagner de l’argent mais perdre du pouvoir aux entreprises. « Beaucoup préfèrent perdre de l’argent, mais garder le pouvoir », déplore-t-il. Dans l’agroalimentaire, « on a réussi à faire baisser les cadences pour des raisons de qualité, mais dans l’automobile, il y a un dogme du lean management (méthode inspirée de Toyota et se résumant en France à une chasse aux temps morts – NDLR) appliqué de façon descendante, autoritaire et méprisante. Combien de temps faudra-t-il pour que les directions comprennent qu’il n’y a pas de développement industriel sans reconnaissance de l’intelligence des travailleurs ? »

 

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