Je
publie un texte de l’historien anglais, Recteur du Balliol College à l’université d’Oxford, Christopher Hill. Extrait de son livre
« histoire économique et sociale de la Grande-Bretagne »[1], ce chapitre s’intitule « L’usine et la classe
laborieuse ». En réalité, Ch. HILL établit une comparaison féconde entre
les conditions de travail AVANT la révolution industrielle, caractérisées par
le travail à domicile, et APRÈS, avec la manufacture et le travail salarié, les
horaires fixes et obligatoires, les contraintes de toutes sortes. L’enfer du
salariat. Avec le travail à domicile, le travailleur avait un espace de liberté
que l’usine capitaliste a détruit.
La
révolution industrielle du XIX° siècle fut un immense ASSERVISSEMENT des gens.
Et ça continue… la suppression du salariat - œuvre de long terme…- est au cœur
de la réflexion du mouvement ouvrier du XIX° siècle et de Marx en particulier.
On comprend bien pourquoi, aujourd’hui, la grande majorité des salariés tient
tant à la retraite, période de la vie où ils peuvent/pourraient être enfin
maîtres de leur emploi du temps, en un mot de leur vie.
NB :
les mots soulignés le sont par moi.
J.-P. R.
L'USINE ET LA CLASSE
LABORIEUSE
« Les manufactures ... les plus
prospères sont là où l'esprit est le moins sollicité et où l'on peut sans
grand effort d'imagination tenir l'atelier pour une machine dont les hommes
sont les rouages... Nous formons une société d'ilotes et n'avons point de
citoyens libres ».
ADAM FERGUSON
Essai sur l'histoire de la société civile, 1765
Il
est de bon ton depuis quelque temps de prétendre que la misère des travailleurs
pendant la révolution industrielle est une invention ex post facto d'historiens sentimentaux, et surtout des pionniers
que furent J. L. et B. Hammond. On peut prouver statistiquement que le revenu
national et la masse salariale ont l'un et l'autre augmenté après 1780. On en
conclut que les ouvriers d'usine ont certainement vu leur sort s'améliorer. Or,
les statistiques et l'imagination sont à l'historien ce que l'huile et
l'essence sont au moteur à explosion : l'excès de l'un ne compensera pas
1’insuffisance de l'autre. Les Hammond ont ouvert un nouveau champ d'étude - le
peuple - et l'histoire ne sera plus la même après leurs travaux. Certes, leurs
conclusions peuvent être attaquées sur des points de détail à coup de données
statistiques récentes, mais ils ont de l'histoire un sens plus aigu que leurs
détracteurs et ce serait folie que de les vouer trop cavalièrement à l'oubli.
Il
ne suffit pas de démontrer par exemple qu'à durée de travail égale un homme
pouvait gagner plus à l'usine qu'à son domicile ; chez lui, si longue que fût sa journée, il était son maître. Il
avait la possibilité, s'il en décidait ainsi, de s'interrompre une heure, un
jour, quitte a s'appauvrir d'autant et
cette liberté était inestimable A 1’usine, sa rétribution nominale était
sans doute plus élevée mais il était soumis à une discipline stricte dont il
n'avait aucunement l'habitude, assortie de lourdes amendes sanctionnant des
peccadilles professionnelles, si bien que son gain net était probablement
moindre. Ajoutons que l'horaire de
travail dont il n'était pas maître le frustrait dans sa liberté et sa dignité.
Nous aimerions croire, avec deux siècles de recul, que cette discipline de
travail fut aisément acceptée à l'époque, parce que sa nécessité nous parait
aujourd'hui évidente : tous les ouvriers ne doivent-ils pas commencer le
matin à une heure donnée, respecter toujours le même horaire, se plier aux
cadences et aux conditions matérielles qu'exige le processus industriel ?
Pourtant, ces exigences furent
ressenties comme autant d'effroyables contraintes, autant d'empiétements sur la
liberté d'un homme qui naguère travaillait chez lui sans même une horloge, qui
vivait peut- être à des kilomètres de l'usine sans autre moyen de locomotion
que ses jambes, et qui abandonnait le
droit de choisir le moment, la durée et le rythme de son labeur. Or, qu'est la
liberté, sinon le choix ? demandait Milton. Un raisonnement fondé
sur le taux de rémunération nominale, sur des conjectures touchant le pouvoir
d'achat peut être trompeur, car nous ignorons la proportion des ouvriers
d'usine qui, à une date déterminée, possédaient encore un lopin de terre leur
fournissant de quoi nourrir leur famille. Les salaires étaient payés plus
régulièrement par le patron, c’est entendu, mais ils élargissaient l'écart
entre ouvriers qualifiés et non qualifiés. La hausse des prix à la fin du XVIIIe
siècle fut supportable pour les premiers dont la rémunération augmentait aussi
vite, sinon plus que les prix, mais non pour les travailleurs à domicile et la main-d’œuvre
non qualifiée. En admettant qu'on puisse prouver les théories les plus
optimistes sur le niveau de vie de la classe laborieuse, il n'en reste pas moins que l'homme ne vit pas seulement de pain.
Nous
considérons le passé avec nos idées préconçues du XXe siècle. Après deux cents
ans de luttes syndicales, le travail salarié s'est acquis une position
respectable et respectée dans la collectivité; mais si nous adoptons l'optique
du XVII°siècle, nous découvrons que les Niveleurs [2] estimaient qu'en acceptant d'être salariés les
travailleurs abdiquaient leurs droits d'hommes libres et devraient perdre par
là même leurs droits d'électeurs ; selon Winstanley [3], les salariés n'avaient part à rien dans leur propre
pays, et il fallait abolir le travail salarié. C'était la une attitude
traditionnelle, et l'on doit ajouter que nombre d’usines ressemblaient à des workhouses (dépôts de mendicité), et
que, souvent, c'est sciemment qu'on les avait conçues sur ce modèle (les
Niveleurs avaient estimé eux aussi, que les indigents étaient indignes du droit
de vote (franchise)). Tout cela peut nous faire comprendre pourquoi les artisans indépendants s'accrochaient
désespérément à une situation économique pourtant intenable. C'est la
raison pour laquelle les premières filatures du Lancashire durent employer tant
de femmes et d'enfants de miséreux qui n'avaient pas le choix, tant de Gallois
que d'Irlandais (en Écosse, des Highlanders), toutes personnes à qui manquait
cette tradition d'effort personnel et de fierté qui caractérisait l'artisan
anglais. Sir John Clapham relève qu'en France les cahiers de doléances de 1789
«voient rarement [dans la condition de
journalier] autre chose qu'un enfer où peuvent être précipités les paysans si
la situation ne s'améliore pas».
L'homme né libre pensait encore qu'en
allant s'embaucher de son plein gré à la manufacture il renonçait aux droits
qu'il avait de naissance et qui, selon la définition d'un Niveleur, étaient la
propriété de sa personne et de son travail. Nous pouvons rétrospectivement partager ces sentiments, en
imagination bien sûr. Si nous percevons l'atmosphère de servitude qui entourait
encore le travail salarié au XVIII°siècle, nous nous laisserons moins
impressionner par les statistiques donnant à croire que les ouvriers étaient
plus à leur aise que les artisans indépendants et que les squatters des
communaux, et nous saisirons pourquoi ces
artisans plus libres ont formé l'avant-garde du jeune syndicalisme.
Avant
la révolution industrielle, il y avait en Angleterre, comme dans tout pays à
l'économie retardataire, un chômage saisonnier et un sous-emploi permanent Tant
que le travailleur eut sa parcelle de terrain, il fut protégé, sauf en période
de chômage très prolongé. En vertu du système de placement en vigueur,
l'employeur pouvait, en temps normal, inscrire sur ses registres des ouvriers
en surnombre auxquels il faisait appel en cas de brusque accroissement de la
demande. Quand revenaient les vaches maigres, il les laissait à nouveau à la
charge de la paroisse. L'irrégularité de l'emploi était partie intégrante du
système ; d'où une attitude particulière envers le travail. Pour Malachi
Postlethwayt [4], l'excellente qualité des produits manufacturés
anglais tenait à ce que « les gens pouvaient
se reposer quand bon leur semblait » et avaient latitude (dans
certaines limites) de travailler quand l'envie leur en prenait. Cette liberté
avait beaucoup plus de prix que la stabilité de l'emploi. Voila pourquoi le
lundi était un jour de congé sacro-saint, parfois même le mardi, pour
compenser, on besognait d'arrache-pied à la fin de la semaine, voilà aussi
pourquoi bien des usines fermaient pendant la moisson, la foire ou la fête
annuelle et, à Londres, les jours de pendaison, voilà pourquoi, enfin, on travaillait moins quand la nourriture était
bon marché, ce que déploraient vivement les économistes. On disait en 1747
qu'un homme « capable de gagner sa vie en
trois journées sera désœuvré et ivre le reste de la semaine ». On
s'habillait et on se nourrissait mieux quand tout coûtait cher. Il y avait une réserve
permanente de chômeurs à Londres, moins visible ailleurs, elle se composait de
gens qui étaient employés à temps partiel, de squatters, d'indigents et de
travailleurs à domicile. Ce système permettait, entre autres avantages,
d'enrôler des soldats en temps de guerre, sans grand dommage pour l'économie
(la conscription touchait rarement la main-d’œuvre à temps complet) ; un emploi
industriel régulier impliquait une armée régulière.
N'allons pas idéaliser le système du
travail à domicile; il entraînait un
gaspillage de temps, un sous-emploi quasi perpétuel et pouvait mettre, en cas
d'accident, les hommes à la merci de l'aide aux indigents ou du prêteur sur
gages. Les relations humaines, comme le souligne le Pr. Ashton, étaient « dépersonnalisées » dans le textile bien
avant que n'apparaissent les usines, puisque les moyens de production
appartenaient aux capitalistes. Des milliers d'ouvriers à façon ne voyaient
jamais leur employeur; ils lui chapardaient des matières premières; lui les
payait en nature selon un barème surfait. Si l'un de ces travailleurs obtenait
des matières premières à crédit ou recevait, à tout autre titre, des avances de
son patron, il se mettait sous sa dépendance car il ne pouvait jamais
rembourser ses dettes. Comme il était fort mal vu d'embaucher un homme sans
l'assentiment de l'employeur précédent et que le système excluait toute
discussion collective, l'ouvrier ne pouvait pratiquement pas débattre de sa
rémunération et n'avait aucun recours : longues journées de labeur, rétribution
irrégulière et versée en nature, besogne harassante et mal payée pour les
hommes, les femmes et les enfants, voilà ce que rapportait Je travail à
domicile. A ce propos, il est absurde de prétendre que c'est l'usine qui a
introduit le travail des enfants ; il se pratiquait depuis fort longtemps à
domicile. En révélant ses pratiques au grand jour, en montrant brutalement
qu'elle était l'assise même du profit capitaliste, l'usine choqua profondément
les philosophes,
Il
y a une différence fondamentale entre le travail des enfants en usine et à
domicile (sauf quand les parents étaient exceptionnellement obtus ou dans le
cas des apprentis miséreux souvent traités avec sauvagerie). Si, à la
manufacture, un apprenti, indigent lui-même, avait l'occasion de s'initier à un
métier qui lui permettrait finalement de s'établir à son compte, un enfant n'y
apprenait rien qui pût l'aider à se tirer d'affaire. On estima longtemps qu'un
homme digne de ce nom se déshonorait en y mettant sa progéniture. Les petits
pauvres que les asiles londoniens envoyaient dans le Nord pour épargner aux
contribuables les frais de leur entretien, étaient particulièrement vulnérables. Dès l'âge de sept ans, les enfants
devaient en usine besogner de douze à quinze heures par jour (ou par nuit), six
jours par semaine, « au mieux, à une
pénible tâche monotone, au pire, dans un enfer de cruauté », « Les doigts arrachés et les membres broyés
dans les engrenages ne se comptaient plus. ». Le salaire du contremaître
était fonction du travail qu'il pouvait tirer de ceux dont il était
responsable. Le Pr. Ashton fait preuve d'une singulière mansuétude quand il dit
de l’histoire de ces enfants qu'elle est « déprimante
». Les premiers méthodistes
convaincus des dangers de l'oisiveté pour des créatures marquées du péché originel,
ont eux aussi fait preuve d'une coupable
indulgence envers le travail des enfants. Leur attitude s'inscrivait
d'ailleurs dans un climat d'hostilité générale à tout divertissement, qui
contribua beaucoup à faire de l'âge de la révolution industrielle une époque
sinistre et desséchée.
Dans
l'optique des économistes, tout plaidait en faveur de l'usine, tellement plus
simple et rationnelle. II faut dire que le travailleur en chambre était souvent
astreint à des voyages interminables pour se procurer sa matière première et
vendre ses marchandises (un bonnetier de l'est des Midlands, par exemple, y
consacrait deux jours et demi par semaine). Les avantages de la concentration
qui débouche sur la spécialisation du travail sont évidents. La discipline s'acquérait
péniblement, certes, mais - comme dans toute économie peu évoluée - elle était
indispensable à l'augmentation de la productivité ; les salaires étaient payés
sinon ponctuellement, du moins plus régulièrement à la manufacture. Les crises
de surproduction étaient, croyait-on, peu probables, et la production massive,
dans l'industrie comme dans l'agriculture, permettait évidemment des économies
énormes.
Ce qu'on perdait avec l'usine et l'enclosure, c'était l'indépendance, la
diversité et la liberté dont avaient joui les artisans et les petits
exploitants ; l'ascétisme devenait de
rigueur, selon les Webb [5]. Au
ressentiment que suscitait la perte de l'indépendance, s'ajoutait la haine du
pouvoir absolu, incontrôlé, qu'exerçait le patron capitaliste sur son personnel,
surtout quand il payait les salaires, en totalité ou en partie, sous forme de
bons de crédit dont on ne pouvait obtenir la contre-valeur que dans une
boutique lui appartenant. Certains commerçants profitaient de leur monopole
pour imposer des prix exorbitants. Les rapports d'employeur à salariés,
écrivait le doyen Tucker au temps de George II, « s'apparentent à ceux qui lient planteur et
esclaves dans nos colonies américaines, beaucoup plus qu'on ne pourrait s'y
attendre dans un pays comme l'Angleterre ». Les termes « maître » et
« serviteur » qu'on trouve dans les actes concernant les relations
professionnelles résument les raisons de cette hostilité : un serviteur
était assujetti; il avait abdiqué les droits dont tout Anglais libre jouit dès
sa naissance, renoncé à l'héritage de plusieurs siècles d'histoire.
Les
nouveaux seigneurs de l'industrie devinrent bientôt aussi riches que les
banquiers, les marchands ou les gros propriétaires fonciers; mais ils n'avaient
aucunement ce sens des responsabilités, si infime fût-il, qui caractérisait de
longue date certains des terriens et chefs de grandes familles. L'argent était
le seul lien qui attachait le maître au serviteur. Le travail, l'un des
facteurs de production, devait coûter aussi peu que possible. «Augmenter les salaires est une erreur,
déclarait déjà le D Johnson, car les journaliers n'en vivent pas mieux
pour autant; ils deviennent simplement plus paresseux». En vertu de ces
commodes maximes, on dépouillait les
gens du lopin de terre qui jusque-là leur avait évité de mourir de faim en
période de chômage et leur avait laissé la possibilité de s'arrêter quand ils
n'avaient plus la force de travailler, notamment en cas de maladie. L'énorme
majorité des Anglais a dû voir une ironie combien cruelle dans la formule
lancée par William Hutton en 1780 « Tout
homme tient sa fortune entre ses mains. ». Ils avaient le sentiment non pas qu'on leur avait ouvert des portes
nouvelles, mais qu'on les privait de leurs anciens droits. Le jugement
prononcé par l'économiste Arnold Toynbee en 1884 garde toute son actualité «Plus nous examinons le cours réel des
choses, plus nous sommes stupéfaits des souffrances infligées bien inutilement
à la population. ».
Le
luddisme [6]' avant la lettre fut la réplique logique d'hommes libres qui, au temps du travail à façon,
avaient rarement possédé leurs propres outils et voyaient dans la concentration
des machines l'instrument de leur asservissement. Déjà à la fin du XVII°siècle,
les tisserands londoniens avaient fomenté des émeutes et mis en pièces les
métiers à ruban hollandais introduits par des Français ; des scies mécaniques
avaient été brisées à Londres en 1763 et 1767 ; détruire des métiers à bas
devint, en 1727, un crime passible de la peine capitale. John Kay vit, en 1751,
sa maison saccagée parce qu'il était l'auteur d'inventions économisant de la main-d’œuvre
et il dut fuir à l'étranger. En 1768, les fileurs de Blackburn démolirent les
«jennys » de Hargreaves; dix ans plus tard, on s'attaqua systématiquement aux
machines d'Arkwright. Les ouvriers illettrés ne furent pas les seuls à entrer
dans la danse. En 1755, Lawrence Earnshaw, qui avait mis au point une nouvelle
machine à filer le coton, préféra la
détruire plutôt que d'ôter aux pauvres le pain de la bouche. Le vent tourna
bien vite du reste. Au cours des années soixante, Arkwright n'est effleuré
d'aucun des scrupules humanitaires qu'a inspirés à Lewis Paul, trente ans plus
tôt, sa machine moins complexe.
Le
vandalisme sélectif dirigé contre des employeurs particulièrement détestés fut
une forme primitive de la contestation dans l'industrie. A ses débuts, le
mouvement ouvrier essaya d'abord de freiner, par le truchement du Parlement,
l'afflux de main-d’œuvre dans les usines en s'autorisant de la réglementation
élisabéthaine sur l'apprentissage. (« Chaque fois que le
législateur cherche à régler les différends entre patrons et employés,
lit-on dans Adam Smith, ce sont toujours les maîtres
qu'il prend comme conseillers.») Sa tentative ayant échoué, le
mouvement ouvrier se tourna vers la destruction organisée des machines. Ses
premières actions dans l'industrie se manifestèrent également par ce que le Pr
Hobsbawm appelle «la négociation
collective par l'émeute»; ainsi
les prix furent-ils remis en question à vingt- quatre reprises au cours de la
seule année 1766.
Les
travailleurs qui n'écoulaient plus directement leurs marchandises et devaient
laisser ce soin à leurs patrons en vinrent à s'intéresser davantage aux
salaires qu'aux prix de revient. Ils ne furent plus liés à l'employeur par le
souci de limiter la production et de maintenir les normes de qualité. Les
guildes cédèrent donc la place peu à peu à des organisations mieux armées pour
défendre les salaires et les conditions de vie de ceux qui n'avaient que leur
travail à vendre.
L'énorme
puissance de l'État et du patronat fut mobilisée pour empêcher la classe
laborieuse de s'organiser en vue de protéger sa position. En 1719, on interdit
aux ouvriers (mais non aux inventeurs) d'aller exercer leurs talents à
l'étranger. Une loi de 1726 réprime sauvagement les associations de
travailleurs : quatorze ans de déportation pour recours à la violence lors de
litiges professionnels, la mort pour la destruction délibérée de machines. En
revanche, les employeurs avaient le droit de s'unir « dans le
silence et le secret le plus absolu pour faire baisser les salaires
», dit Adam Smith. Ni les syndicats, ni leurs membres ne se hasardaient en
temps normal à poursuivre en justice les patrons qui payaient en nature, de
crainte de représailles. En 1719, quand les keelmen [7] de Newcastle débrayèrent pour obtenir une hausse de
salaire, on leur envoya pour toute réponse un régiment et un bateau de guerre.
L'année suivante, après une grève qui réunit à peu près 7.000 tailleurs
londoniens, le Parlement interdit les associations dans la profession ; en
1726, ce fut dans le tissage et la manufacture lainière, à la suite des émeutes
accompagnées d'actes de vandalisme qui éclatèrent dans l'Ouest ; en 1749, dans les
industries de la soie, du lin, du coton, de la futaine, du cuir et du fer
notamment ; enfin, en 1777, chez les chapeliers. En 1757, toujours après une
grève, on retira aux juges de paix le privilège de fixer les salaires dans la
draperie ; ceux-ci seront désormais établis au cours de « libres négociations » entre les parties. Par un retour inattendu des
choses, c'étaient les travailleurs et les consommateurs qui cherchaient
maintenant protection dans le système élisabéthain de réglementation des
salaires, des prix, des normes de production et des conditions d'apprentissage,
etc.. Les patrons et les intermédiaires préféraient le laissez-faire au contrôle des juges de paix qui les détestaient
farouchement et risquaient, par ailleurs, d'être sensibles aux pressions
locales. Nous trouvons là le fondement social du «radicalisme tory» évoqué plus
haut.
Les
employeurs pouvaient intenter des poursuites contre des syndiqués, pour
conspiration, et contre tout individu cessant le travail. Nous savons pourtant
que les ouvriers qualifiés et semi-qualifiés étaient groupés en associations
professionnelles déjà assez puissantes, souvent camouflées en clubs ou en
amicales, qui versaient des allocations en cas de maladie ou de décès; ainsi le
fonds de secours des keelmen de Newcastle créé en 1699 servit à construire un
hôpital ; les employeurs prétendirent en 1712 qu'il «était utilisé pour encourager les mutineries et les troubles parmi les
adhérents»[8]. On pourrait citer bien d'autres clubs qui, au début
du XVIII°siècle, appuyèrent les revendications salariales. Si les tisserands de
Spitalfields obtinrent une loi du Parlement protégeant leurs conditions de
travail et leur rémunération, c'est grâce à leur propre organisation et à
l'aide que leur apporta le lord-maire de Londres, un partisan de Wilkes.
à suivre avec :Le droit à la paresse, 1880, par Paul LAFARGUE (extraits)
[1]
Au SEUIL, collection l’Univers historique, tome 1.
[2]
Gauche radicale prônant le suffrage universel, à l’époque de la révolution
cromwellienne (JPR).
[3]
Extrême-gauche communisante et rationalisante, même époque.
[4] Économiste anglais, 1707-1767.
[5] Époux, tous deux économistes et socialistes (Fabiens). Milieu XIX°-milieux XX°.
[6]
Luddisme : destruction de machines, du nom de Nel Lud qui brisa deux
métiers en 1779 (N. d. T.).
[7]
Keel signifie la quille d'un navire (N. d. T.).
[8] R. Howeli, op. cit., p. 292. Les
keelmen avaient fait grève dès 1654
pour une augmentation de salaire.