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Le salariat, la liberté, la retraite… l’aide de Christopher HILL

publié le 22 févr. 2013, 01:03 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 9 mai 2018, 06:53 ]
publié le 5 oct. 2012 16:38 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 5 oct. 2012 16:41 ]

    Je publie un texte de l’historien anglais, Recteur du Balliol College à l’université d’Oxford, Christopher Hill. Extrait de son livre « histoire économique et sociale de la Grande-Bretagne »[1], ce chapitre s’intitule « L’usine et la classe laborieuse ». En réalité, Ch. HILL établit une comparaison féconde entre les conditions de travail AVANT la révolution industrielle, caractérisées par le travail à domicile, et APRÈS, avec la manufacture et le travail salarié, les horaires fixes et obligatoires, les contraintes de toutes sortes. L’enfer du salariat. Avec le travail à domicile, le travailleur avait un espace de liberté que l’usine capitaliste a détruit.

    La révolution industrielle du XIX° siècle fut un immense ASSERVISSEMENT des gens. Et ça continue… la suppression du salariat - œuvre de long terme…- est au cœur de la réflexion du mouvement ouvrier du XIX° siècle et de Marx en particulier. On comprend bien pourquoi, aujourd’hui, la grande majorité des salariés tient tant à la retraite, période de la vie où ils peuvent/pourraient être enfin maîtres de leur emploi du temps, en un mot de leur vie.

    NB : les mots soulignés le sont par moi.

    J.-P. R.

L'USINE ET LA CLASSE LABORIEUSE

 

« Les manufactures ... les plus prospères sont là où l'esprit est le moins sollicité et où l'on peut sans grand effort d'imagination tenir l'atelier pour une machine dont les hommes sont les rouages... Nous formons une société d'ilotes et n'avons point de citoyens libres ».

ADAM FERGUSON

Essai sur l'histoire de la société civile, 1765

 

    Il est de bon ton depuis quelque temps de prétendre que la misère des travailleurs pendant la révolution industrielle est une invention ex post facto d'historiens sentimentaux, et surtout des pionniers que furent J. L. et B. Hammond. On peut prouver statistiquement que le revenu national et la masse salariale ont l'un et l'autre augmenté après 1780. On en conclut que les ouvriers d'usine ont certainement vu leur sort s'améliorer. Or, les statistiques et l'imagination sont à l'historien ce que l'huile et l'essence sont au moteur à explosion : l'excès de l'un ne compensera pas 1’insuffisance de l'autre. Les Hammond ont ouvert un nouveau champ d'étude - le peuple - et l'histoire ne sera plus la même après leurs travaux. Certes, leurs conclusions peuvent être attaquées sur des points de détail à coup de données statistiques récentes, mais ils ont de l'histoire un sens plus aigu que leurs détracteurs et ce serait folie que de les vouer trop cavalièrement à l'oubli.

    Il ne suffit pas de démontrer par exemple qu'à durée de travail égale un homme pouvait gagner plus à l'usine qu'à son domicile ; chez lui, si longue que fût sa journée, il était son maître. Il avait la possibilité, s'il en décidait ainsi, de s'interrompre une heure, un jour, quitte a s'appauvrir d'autant et cette liberté était inestimable A 1’usine, sa rétribution nominale était sans doute plus élevée mais il était soumis à une discipline stricte dont il n'avait aucunement l'habitude, assortie de lourdes amendes sanctionnant des peccadilles professionnelles, si bien que son gain net était probablement moindre. Ajoutons que l'horaire de travail dont il n'était pas maître le frustrait dans sa liberté et sa dignité. Nous aimerions croire, avec deux siècles de recul, que cette discipline de travail fut aisément acceptée à l'époque, parce que sa nécessité nous parait aujourd'hui évidente : tous les ouvriers ne doivent-ils pas commencer le matin à une heure donnée, respecter toujours le même horaire, se plier aux cadences et aux conditions matérielles qu'exige le processus industriel ? Pourtant, ces exigences furent ressenties comme autant d'effroyables contraintes, autant d'empiétements sur la liberté d'un homme qui naguère travaillait chez lui sans même une horloge, qui vivait peut- être à des kilomètres de l'usine sans autre moyen de locomotion que ses jambes, et qui abandonnait le droit de choisir le moment, la durée et le rythme de son labeur. Or, qu'est la liberté, sinon le choix ? demandait Milton. Un raisonnement fondé sur le taux de rémunération nominale, sur des conjectures touchant le pouvoir d'achat peut être trompeur, car nous ignorons la proportion des ouvriers d'usine qui, à une date déterminée, possédaient encore un lopin de terre leur fournissant de quoi nourrir leur famille. Les salaires étaient payés plus régulièrement par le patron, c’est entendu, mais ils élargissaient l'écart entre ouvriers qualifiés et non qualifiés. La hausse des prix à la fin du XVIIIe siècle fut supportable pour les premiers dont la rémunération augmentait aussi vite, sinon plus que les prix, mais non pour les travailleurs à domicile et la main-d’œuvre non qualifiée. En admettant qu'on puisse prouver les théories les plus optimistes sur le niveau de vie de la classe laborieuse, il n'en reste pas moins que l'homme ne vit pas seulement de pain.

    Nous considérons le passé avec nos idées préconçues du XXe siècle. Après deux cents ans de luttes syndicales, le travail salarié s'est acquis une position respectable et respectée dans la collectivité; mais si nous adoptons l'optique du XVII°siècle, nous découvrons que les Niveleurs [2] estimaient qu'en acceptant d'être salariés les travailleurs abdiquaient leurs droits d'hommes libres et devraient perdre par là même leurs droits d'électeurs ; selon Winstanley [3], les salariés n'avaient part à rien dans leur propre pays, et il fallait abolir le travail salarié. C'était la une attitude traditionnelle, et l'on doit ajouter que nombre d’usines ressemblaient à des workhouses (dépôts de mendicité), et que, souvent, c'est sciemment qu'on les avait conçues sur ce modèle (les Niveleurs avaient estimé eux aussi, que les indigents étaient indignes du droit de vote (franchise)). Tout cela peut nous faire comprendre pourquoi les artisans indépendants s'accrochaient désespérément à une situation économique pourtant intenable. C'est la raison pour laquelle les premières filatures du Lancashire durent employer tant de femmes et d'enfants de miséreux qui n'avaient pas le choix, tant de Gallois que d'Irlandais (en Écosse, des Highlanders), toutes personnes à qui manquait cette tradition d'effort personnel et de fierté qui caractérisait l'artisan anglais. Sir John Clapham relève qu'en France les cahiers de doléances de 1789 «voient rarement [dans la condition de journalier] autre chose qu'un enfer où peuvent être précipités les paysans si la situation ne s'améliore pas».

    L'homme né libre pensait encore qu'en allant s'embaucher de son plein gré à la manufacture il renonçait aux droits qu'il avait de naissance et qui, selon la définition d'un Niveleur, étaient la propriété de sa personne et de son travail. Nous pouvons rétrospectivement partager ces sentiments, en imagination bien sûr. Si nous percevons l'atmosphère de servitude qui entourait encore le travail salarié au XVIII°siècle, nous nous laisserons moins impressionner par les statistiques donnant à croire que les ouvriers étaient plus à leur aise que les artisans indépendants et que les squatters des communaux, et nous saisirons pourquoi ces artisans plus libres ont formé l'avant-garde du jeune syndicalisme.

    Avant la révolution industrielle, il y avait en Angleterre, comme dans tout pays à l'économie retardataire, un chômage saisonnier et un sous-emploi permanent Tant que le travailleur eut sa parcelle de terrain, il fut protégé, sauf en période de chômage très prolongé. En vertu du système de placement en vigueur, l'employeur pouvait, en temps normal, inscrire sur ses registres des ouvriers en surnombre auxquels il faisait appel en cas de brusque accroissement de la demande. Quand revenaient les vaches maigres, il les laissait à nouveau à la charge de la paroisse. L'irrégularité de l'emploi était partie intégrante du système ; d'où une attitude particulière envers le travail. Pour Malachi Postlethwayt [4], l'excellente qualité des produits manufacturés anglais tenait à ce que « les gens pouvaient se reposer quand bon leur semblait » et avaient latitude (dans certaines limites) de travailler quand l'envie leur en prenait. Cette liberté avait beaucoup plus de prix que la stabilité de l'emploi. Voila pourquoi le lundi était un jour de congé sacro-saint, parfois même le mardi, pour compenser, on besognait d'arrache-pied à la fin de la semaine, voilà aussi pourquoi bien des usines fermaient pendant la moisson, la foire ou la fête annuelle et, à Londres, les jours de pendaison, voilà pourquoi, enfin, on travaillait moins quand la nourriture était bon marché, ce que déploraient vivement les économistes. On disait en 1747 qu'un homme « capable de gagner sa vie en trois journées sera désœuvré et ivre le reste de la semaine ». On s'habillait et on se nourrissait mieux quand tout coûtait cher. Il y avait une réserve permanente de chômeurs à Londres, moins visible ailleurs, elle se composait de gens qui étaient employés à temps partiel, de squatters, d'indigents et de travailleurs à domicile. Ce système permettait, entre autres avantages, d'enrôler des soldats en temps de guerre, sans grand dommage pour l'économie (la conscription touchait rarement la main-d’œuvre à temps complet) ; un emploi industriel régulier impliquait une armée régulière.

    N'allons pas idéaliser le système du travail à domicile; il entraînait un gaspillage de temps, un sous-emploi quasi perpétuel et pouvait mettre, en cas d'accident, les hommes à la merci de l'aide aux indigents ou du prêteur sur gages. Les relations humaines, comme le souligne le Pr. Ashton, étaient « dépersonnalisées » dans le textile bien avant que n'apparaissent les usines, puisque les moyens de production appartenaient aux capitalistes. Des milliers d'ouvriers à façon ne voyaient jamais leur employeur; ils lui chapardaient des matières premières; lui les payait en nature selon un barème surfait. Si l'un de ces travailleurs obtenait des matières premières à crédit ou recevait, à tout autre titre, des avances de son patron, il se mettait sous sa dépendance car il ne pouvait jamais rembourser ses dettes. Comme il était fort mal vu d'embaucher un homme sans l'assentiment de l'employeur précédent et que le système excluait toute discussion collective, l'ouvrier ne pouvait pratiquement pas débattre de sa rémunération et n'avait aucun recours : longues journées de labeur, rétribution irrégulière et versée en nature, besogne harassante et mal payée pour les hommes, les femmes et les enfants, voilà ce que rapportait Je travail à domicile. A ce propos, il est absurde de prétendre que c'est l'usine qui a introduit le travail des enfants ; il se pratiquait depuis fort longtemps à domicile. En révélant ses pratiques au grand jour, en montrant brutalement qu'elle était l'assise même du profit capitaliste, l'usine choqua profondément les philosophes,

    Il y a une différence fondamentale entre le travail des enfants en usine et à domicile (sauf quand les parents étaient exceptionnellement obtus ou dans le cas des apprentis miséreux souvent traités avec sauvagerie). Si, à la manufacture, un apprenti, indigent lui-même, avait l'occasion de s'initier à un métier qui lui permettrait finalement de s'établir à son compte, un enfant n'y apprenait rien qui pût l'aider à se tirer d'affaire. On estima longtemps qu'un homme digne de ce nom se déshonorait en y mettant sa progéniture. Les petits pauvres que les asiles londoniens envoyaient dans le Nord pour épargner aux contribuables les frais de leur entretien, étaient particulièrement vulnérables. Dès l'âge de sept ans, les enfants devaient en usine besogner de douze à quinze heures par jour (ou par nuit), six jours par semaine, « au mieux, à une pénible tâche monotone, au pire, dans un enfer de cruauté », « Les doigts arrachés et les membres broyés dans les engrenages ne se comptaient plus. ». Le salaire du contremaître était fonction du travail qu'il pouvait tirer de ceux dont il était responsable. Le Pr. Ashton fait preuve d'une singulière mansuétude quand il dit de l’histoire de ces enfants qu'elle est « déprimante ». Les premiers méthodistes convaincus des dangers de l'oisiveté pour des créatures marquées du péché originel, ont eux aussi fait preuve d'une coupable indulgence envers le travail des enfants. Leur attitude s'inscrivait d'ailleurs dans un climat d'hostilité générale à tout divertissement, qui contribua beaucoup à faire de l'âge de la révolution industrielle une époque sinistre et desséchée.

    Dans l'optique des économistes, tout plaidait en faveur de l'usine, tellement plus simple et rationnelle. II faut dire que le travailleur en chambre était souvent astreint à des voyages interminables pour se procurer sa matière première et vendre ses marchandises (un bonnetier de l'est des Midlands, par exemple, y consacrait deux jours et demi par semaine). Les avantages de la concentration qui débouche sur la spécialisation du travail sont évidents. La discipline s'acquérait péniblement, certes, mais - comme dans toute économie peu évoluée - elle était indispensable à l'augmentation de la productivité ; les salaires étaient payés sinon ponctuellement, du moins plus régulièrement à la manufacture. Les crises de surproduction étaient, croyait-on, peu probables, et la production massive, dans l'industrie comme dans l'agriculture, permettait évidemment des économies énormes.

    Ce qu'on perdait avec l'usine et l'enclosure, c'était l'indépendance, la diversité et la liberté dont avaient joui les artisans et les petits exploitants ; l'ascétisme devenait de rigueur, selon les Webb [5]. Au ressentiment que suscitait la perte de l'indépendance, s'ajoutait la haine du pouvoir absolu, incontrôlé, qu'exerçait le patron capitaliste sur son personnel, surtout quand il payait les salaires, en totalité ou en partie, sous forme de bons de crédit dont on ne pouvait obtenir la contre-valeur que dans une boutique lui appartenant. Certains commerçants profitaient de leur monopole pour imposer des prix exorbitants. Les rapports d'employeur à salariés, écrivait le doyen Tucker au temps de George II, « s'apparentent à ceux qui lient planteur et esclaves dans nos colonies américaines, beaucoup plus qu'on ne pourrait s'y attendre dans un pays comme l'Angleterre ». Les termes « maître » et « serviteur » qu'on trouve dans les actes concernant les relations professionnelles résument les raisons de cette hostilité : un serviteur était assujetti; il avait abdiqué les droits dont tout Anglais libre jouit dès sa naissance, renoncé à l'héritage de plusieurs siècles d'histoire.

    Les nouveaux seigneurs de l'industrie devinrent bientôt aussi riches que les banquiers, les marchands ou les gros propriétaires fonciers; mais ils n'avaient aucunement ce sens des responsabilités, si infime fût-il, qui caractérisait de longue date certains des terriens et chefs de grandes familles. L'argent était le seul lien qui attachait le maître au serviteur. Le travail, l'un des facteurs de production, devait coûter aussi peu que possible. «Augmenter les salaires est une erreur, déclarait déjà le D Johnson, car les journaliers n'en vivent pas mieux pour autant; ils deviennent simplement plus paresseux». En vertu de ces commodes maximes, on dépouillait les gens du lopin de terre qui jusque-là leur avait évité de mourir de faim en période de chômage et leur avait laissé la possibilité de s'arrêter quand ils n'avaient plus la force de travailler, notamment en cas de maladie. L'énorme majorité des Anglais a dû voir une ironie combien cruelle dans la formule lancée par William Hutton en 1780 « Tout homme tient sa fortune entre ses mains. ». Ils avaient le sentiment non pas qu'on leur avait ouvert des portes nouvelles, mais qu'on les privait de leurs anciens droits. Le jugement prononcé par l'économiste Arnold Toynbee en 1884 garde toute son actualité «Plus nous examinons le cours réel des choses, plus nous sommes stupéfaits des souffrances infligées bien inutilement à la population. ».

    Le luddisme [6]' avant la lettre fut la réplique logique d'hommes libres qui, au temps du travail à façon, avaient rarement possédé leurs propres outils et voyaient dans la concentration des machines l'instrument de leur asservissement. Déjà à la fin du XVII°siècle, les tisserands londoniens avaient fomenté des émeutes et mis en pièces les métiers à ruban hollandais introduits par des Français ; des scies mécaniques avaient été brisées à Londres en 1763 et 1767 ; détruire des métiers à bas devint, en 1727, un crime passible de la peine capitale. John Kay vit, en 1751, sa maison saccagée parce qu'il était l'auteur d'inventions économisant de la main-d’œuvre et il dut fuir à l'étranger. En 1768, les fileurs de Blackburn démolirent les «jennys » de Hargreaves; dix ans plus tard, on s'attaqua systématiquement aux machines d'Arkwright. Les ouvriers illettrés ne furent pas les seuls à entrer dans la danse. En 1755, Lawrence Earnshaw, qui avait mis au point une nouvelle machine à filer le coton, préféra la détruire plutôt que d'ôter aux pauvres le pain de la bouche. Le vent tourna bien vite du reste. Au cours des années soixante, Arkwright n'est effleuré d'aucun des scrupules humanitaires qu'a inspirés à Lewis Paul, trente ans plus tôt, sa machine moins complexe.

    Le vandalisme sélectif dirigé contre des employeurs particulièrement détestés fut une forme primitive de la contestation dans l'industrie. A ses débuts, le mouvement ouvrier essaya d'abord de freiner, par le truchement du Parlement, l'afflux de main-d’œuvre dans les usines en s'autorisant de la réglementation élisabéthaine sur l'apprentissage. (« Chaque fois que le législateur cherche à régler les différends entre patrons et employés, lit-on dans Adam Smith, ce sont toujours les maîtres qu'il prend comme conseillers.») Sa tentative ayant échoué, le mouvement ouvrier se tourna vers la destruction organisée des machines. Ses premières actions dans l'industrie se manifestèrent également par ce que le Pr Hobsbawm appelle «la négociation collective par l'émeute»; ainsi les prix furent-ils remis en question à vingt- quatre reprises au cours de la seule année 1766.

 

 

       Les travailleurs qui n'écoulaient plus directement leurs marchandises et devaient laisser ce soin à leurs patrons en vinrent à s'intéresser davantage aux salaires qu'aux prix de revient. Ils ne furent plus liés à l'employeur par le souci de limiter la production et de maintenir les normes de qualité. Les guildes cédèrent donc la place peu à peu à des organisations mieux armées pour défendre les salaires et les conditions de vie de ceux qui n'avaient que leur travail à vendre.

    L'énorme puissance de l'État et du patronat fut mobilisée pour empêcher la classe laborieuse de s'organiser en vue de protéger sa position. En 1719, on interdit aux ouvriers (mais non aux inventeurs) d'aller exercer leurs talents à l'étranger. Une loi de 1726 réprime sauvagement les associations de travailleurs : quatorze ans de déportation pour recours à la violence lors de litiges professionnels, la mort pour la destruction délibérée de machines. En revanche, les employeurs avaient le droit de s'unir « dans le silence et le secret le plus absolu pour faire baisser les salaires », dit Adam Smith. Ni les syndicats, ni leurs membres ne se hasardaient en temps normal à poursuivre en justice les patrons qui payaient en nature, de crainte de représailles. En 1719, quand les keelmen [7] de Newcastle débrayèrent pour obtenir une hausse de salaire, on leur envoya pour toute réponse un régiment et un bateau de guerre. L'année suivante, après une grève qui réunit à peu près 7.000 tailleurs londoniens, le Parlement interdit les associations dans la profession ; en 1726, ce fut dans le tissage et la manufacture lainière, à la suite des émeutes accompagnées d'actes de vandalisme qui éclatèrent dans l'Ouest ; en 1749, dans les industries de la soie, du lin, du coton, de la futaine, du cuir et du fer notamment ; enfin, en 1777, chez les chapeliers. En 1757, toujours après une grève, on retira aux juges de paix le privilège de fixer les salaires dans la draperie ; ceux-ci seront désormais établis au cours de « libres négociations » entre les parties. Par un retour inattendu des choses, c'étaient les travailleurs et les consommateurs qui cherchaient maintenant protection dans le système élisabéthain de réglementation des salaires, des prix, des normes de production et des conditions d'apprentissage, etc.. Les patrons et les intermédiaires préféraient le laissez-faire au contrôle des juges de paix qui les détestaient farouchement et risquaient, par ailleurs, d'être sensibles aux pressions locales. Nous trouvons là le fondement social du «radicalisme tory» évoqué plus haut.

    Les employeurs pouvaient intenter des poursuites contre des syndiqués, pour conspiration, et contre tout individu cessant le travail. Nous savons pourtant que les ouvriers qualifiés et semi-qualifiés étaient groupés en associations professionnelles déjà assez puissantes, souvent camouflées en clubs ou en amicales, qui versaient des allocations en cas de maladie ou de décès; ainsi le fonds de secours des keelmen de Newcastle créé en 1699 servit à construire un hôpital ; les employeurs prétendirent en 1712 qu'il «était utilisé pour encourager les mutineries et les troubles parmi les adhérents»[8]. On pourrait citer bien d'autres clubs qui, au début du XVIII°siècle, appuyèrent les revendications salariales. Si les tisserands de Spitalfields obtinrent une loi du Parlement protégeant leurs conditions de travail et leur rémunération, c'est grâce à leur propre organisation et à l'aide que leur apporta le lord-maire de Londres, un partisan de Wilkes.

à suivre avec :Le droit à la paresse, 1880, par Paul LAFARGUE (extraits)


[1] Au SEUIL, collection l’Univers historique, tome 1.

[2] Gauche radicale prônant le suffrage universel, à l’époque de la révolution cromwellienne (JPR).

[3] Extrême-gauche communisante et rationalisante, même époque.

[4] Économiste anglais, 1707-1767.

[5] Époux, tous deux économistes et socialistes (Fabiens). Milieu XIX°-milieux XX°.

[6] Luddisme : destruction de machines, du nom de Nel Lud qui brisa deux métiers en 1779 (N. d. T.).

[7] Keel signifie la quille d'un navire (N. d. T.).

[8] R. Howeli, op. cit., p. 292. Les keelmen avaient fait grève dès 1654 pour une augmentation de salaire.

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