L'Allemagne doit-elle vraiment des réparations de guerre
à la Grèce ?
Godin Romaric,
La Tribune
02 février 2015
En entamant son mandat par la visite du site d'un
massacre nazi, Alexis Tsipras a relancé indirectement la question des
réparations. Voici un point sur les arguments des uns et des
autres.
Dans les discussions très serrées qui vont s'ouvrir
entre le nouveau gouvernement grec et les Européens, toutes les cartes seront
importantes. Alexis Tsipras, le nouveau Premier ministre hellénique, n'a pas
manqué, dès son premier jour aux commandes du pays, de rappeler qu'il en avait
une dans la manche qui pourrait s'avérer délicate pour l'Allemagne.
Visite
symbolique
Le premier acte officiel du nouveau Premier ministre a en
effet été de se recueillir sur le site de Kaisariani. C'est là que, le 1er mai
1944, 200 résistants grecs avaient été fusillés par l'occupant allemand en
représailles à l'assassinat d'un général de la Wehrmacht quelques jours plus
tôt. Cette visite est d'emblée une pierre dans le jardin de Berlin. Car, en
rappelant les malheurs de la Grèce pendant l'Occupation - qui y fut une des plus
sévères d'Europe -, Alexis Tsipras rappelle indirectement l'existence d'un
dossier toujours ouvert : celui des réparations de guerre promises à la Grèce
par l'Allemagne après sa défaite, et jamais payées.
L'occupation -
Quelles sont les revendications grecques ?
La Grèce a été occupée d'avril
1941 à octobre 1944. Certaines régions de Crète ont été tenues par les Allemands
jusqu'à l'armistice du 8 mai 1945. La particularité de cette occupation est sa
violence. Très tôt, la résistance grecque, notamment celle de l'EAM, émanation
du parti communiste, a libéré des régions entières et les Allemands ont dû mener
une guerre quasi ininterrompue afin de reprendre ces poches de résistances. La
répression a été particulièrement sanglante. Les massacres de villages entiers
ont été monnaie courante en Grèce: près de 900 ont été dénombrés. Les noms des
"Oradour-sur-Glane" grecs sont innombrables : à Kalavyrta, 700 victimes; à
Komeno, 317; à Distomo, 218; à Klissoura, 246... En tout, 70.000 personnes ont
été tuées par les Allemands. Par ailleurs, la Grèce a été mise en coupe réglée
pour participer à l'effort de guerre nazi. La population a été soumise aux pires
privations. L'inflation et la famine ont suivi. La faim aurait fait 300.000
morts. Le bilan de la guerre est de 600.000 morts, soit 8 % de la population de
1940 (1). Le traumatisme restera longtemps dans les esprits helléniques.
Les
réparations
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une conférence
se tient à Paris pour évaluer les réparations qui seront demandées à
l'Allemagne. Lors des accords de Paris du 14 janvier 1946, la Grèce reçoit 4,35
% du total des réparations en matériel et 2,70 % en numéraire. En tout, ces
réparations s'élevaient à 7 milliards de dollars. La Grèce va recevoir un peu de
matériel dans les années qui viennent, mais rien de comparable avec ce montant.
Le pays est alors en proie à la guerre civile. Le régime monarchiste a besoin,
pour combattre les communistes, du soutien anglo-américain. L’État grec ne
réclame donc rien à l'Allemagne. D'autant que le plan Marshall est très généreux
avec elle, politique d'endiguement communiste oblige.
L'Allemagne
débarrassée de son fardeau en 1953
Or, en janvier 1946, l'Allemagne
n'existe plus en tant qu’État. C'est un simple territoire géré par les
puissances alliées. La République fédérale ne sera fondée qu'en 1949. Et elle ne
reconnaît les dettes passées du pays que dans le cadre de l'accord de Londres de
1953. Or, cet accord - qui suit une grande conférence sur la dette allemande qui
sert aujourd'hui de modèle à Syriza pour demander une réflexion d'ensemble sur
la dette européenne -, annule une grande partie des dettes allemandes et
repousse le paiement des réparations à la signature du traité de paix. A cette
époque, les Etats-Unis, dans l'optique de la Guerre froide, ont besoin d'une
Allemagne fédérale forte et débarrassée du fardeau de la dette. La Grèce, on
l'aura compris, se range alors aux arguments américains.
Interprétations
divergentes
Or, c'est ici que les interprétations divergent. L'Allemagne
rappelle que le traité "2+4", signé en 1990, entre les deux Allemagnes, l'URSS,
le Royaume-Uni, la France et les Etats-Unis pour reconnaître la réunification
allemande, avait valeur de traité de paix. Or, cet accord - qui a été accepté
par la Grèce - ne faisait aucune allusion aux réparations. Berlin juge donc que
l'Allemagne est quitte et n'a pas à payer les sommes décidées unilatéralement en
janvier 1946. En Grèce, si on n'a jamais fait de demandes officielles, les
partisans des réparations considèrent que le silence de l'accord "2+4" sur les
réparations ne donne pas quitus des sommes prévues en 1946 qui, au contraire,
devenaient exigibles du fait de la signature d'un traité de paix. Ils soulignent
que la Grèce n'a pas participé aux négociations de ce "traité de paix". Reste
enfin la délicate question du prêt forcé de la Banque de Grèce à l'Allemagne
"accordé" en mars 1942. Ce prêt à taux zéro de 476 millions de Reichsmark (3,5
milliards de dollars) avait permis de "siphonner" les réserves d'or de la banque
centrale hellénique. Et il n'a jamais été remboursé. L'accord de Londres ne
prévoit rien le concernant.
1.000 milliards d'euros ?
De combien,
alors, l'Allemagne serait-elle redevable ? Les avis divergent. Durant la
campagne électorale de juin 2012, Syriza avait estimé la dette allemande envers
la Grèce à 1.000 milliards d'euros. Le calcul avait alors, très symboliquement
été porté par Manolis Glezos, alors âgé de 88 ans, devenu depuis député européen
de Syriza, et surtout, héros de la Résistance grecque. C'est lui qui, à 25 ans,
avec son ami Lakis Sandas, a, le 30 mai 1941, décroché le drapeau nazi qui
flottait sur l'Acropole. Son calcul est le suivant : les 7 milliards de dollars
de 1946 représentent en valeur actualisée de l'inflation 108 milliards d'euros
de 2012. A cela s'ajoute le prêt forcé (54 milliards d'euros de 2012) et un taux
d'intérêt de 3%, soit 1.000 milliards d'euros. Certains avocats estiment que la
facture pourrait s'élever à 600 milliards d'euros.
Rapport secret
Début mars 2013, une véritable bombe explose. Le quotidien To Vima
publie un rapport secret du ministère des Finances. Ce rapport de 80 pages
conclurait que la Grèce a légitimement le droit de réclamer des réparations. A
ce moment, le montant de 162 milliards d'euros de Manolis Glezos aurait été
confirmé. Mais, depuis, les choses ont changé. Le rapport n'a été remis qu'en
fin d'année 2014 au ministre. Et, selon les rumeurs, il renoncerait aux
réparations de 1946 et ne reconnaîtrait que le crédit de mars 1942, soit 11
milliards d'euros. Le président de la commission, Panayiotis Karakousis a
confirmé au quotidien autrichien Der Standard que le remboursement de ce prêt
forcé est parfaitement exigible : "Nous avons votre signature, vous nous avez
payé même deux traites avant la fin de la guerre : ceci prouve qu'il s'agissait
bien d'un crédit", et non du paiement des frais d'occupation qui avaient été
acceptés par le gouvernement grec pro-allemand d'alors. Ce crédit n'a pas, quant
à lui, été annulé en 1953.
Une arme dans les négociations ?
La
question est désormais de savoir si le gouvernement d'Alexis Tsipras rouvrira le
dossier. Puis, s'il reconnaîtra les conclusions du rapport commandé par le
précédent gouvernement, ou s'il s'en tiendra à son premier chiffre. Si ce
montant de 162 milliards d'euros est confirmé et avancé, il peut peser lourd. Ce
n'est pas moins de la moitié de la dette publique grecque. Pour autant, cette
question des réparations doit plutôt être comprise comme une arme morale que
financière. L'Allemagne n'acceptera jamais de payer, ne fût-ce que 10 milliards
d'euros. Le président allemand, Joachim Gauck, avait d'emblée fermé la
discussion au printemps 2014 lorsque, en visite à Athènes, il avait répondu au
président grec Karolos Papoulias, qui avait évoqué cette question : "Vous savez
ce que je dois répondre : la question juridique est épuisée." Tout ce que peut
espérer le gouvernement Tsipras, c'est la crainte de l'Allemagne de voir rouvrir
une question délicate qui la ramène à son passé, renforce l'unité nationale
grecque contre elle, et rappelle que l'Allemagne est un des plus mauvais payeurs
de dette du 20e siècle. L'idée serait d'affaiblir Berlin dans les discussions.
Mais cette arme doit être utilisée avec modération, de peur qu'elle se retourne
contre un gouvernement grec qui serait accusé de faire le jeu de la xénophobie
et de jeter de l'huile sur le feu. Autrement dit, cette question est, pour
Athènes, à manier avec précaution...
(1) Lire notamment le Tome 2 de
l'ouvrage d'Olivier Delorme, Histoire de la Grèce et des Balkans, 2014, Folio
Gallimard, pages 1246-1247.