1. le militaire allemand

publié le 10 sept. 2017, 06:16 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 28 mars 2018, 06:39 ]

Les Temps modernes commencent au XV° siècle avec l’imprimerie, les Grandes découvertes – dont celle de 1492 – la victoire des Turcs à Constantinople qui achèvent la disparition de l’empire romain, l’expulsion des Maures d’Espagne… S’ouvre alors une période exceptionnelle de l’histoire occidentale : le XVI° siècle qui "fut le plus grand bouleversement progressiste que l’humanité eût jamais connu, une époque qui avait besoin de géants et qui engendra des géants ; géants de la pensée, de la passion et du caractère, géants d’universalité et d’érudition" pour reprendre cette formule épique de F. Engels. C’est en effet l’arrivée des métaux précieux d’Amérique, l’expansion des transports et des échanges, la Renaissance et la Réforme religieuse, ce sont aussi des révolutions nationales, en Allemagne, aux Provinces-Unies, en Angleterre, puis des révolutions libérales, le tout s’achevant par l’indépendance des  colonies anglaises d’Amérique et, fruit des Lumières, par la Révolution française, la Grande révolution. Le site présente de multiples facettes de ces grands évènements nationaux. Et, comme ce sont les hommes qui font l’Histoire, je me propose maintenant de présenter la figure-type qui incarne cette période. Dans chaque pays, apparaît un type de personnages qui caractérise cette période et son propre pays. Non sans quelque arbitraire –d’autres types de personnages auraient pu être élus – j’ai distingué l’officier en Allemagne, le régent aux Pays-Bas, le gentleman en Grande Bretagne, le yankee aux Etats-Unis, le "sans-culottes" en France…

 

LE MILITAIRE EN ALLEMAGNE

 

Il apparaîtra sans doute un peu dur de choisir le soldat, l’officier, comme type social sorti des révolutions manquées de l’Allemagne d’avant 1945. Mais le militarisme prussien n’est pas un vain mot sachant encore une fois que la "Prusse rhénane" malgré son nom diplomatique de "Prusse" relève d’une autre ère de civilisation. Je rappelle ce que disait l’écrivain Gerhardt Hauptmann [1], bien placé pour le dire, "le personnage qui se tenait derrière le pédagogue, invisible et péremptoire, n'était pas Lessing, Herder, Gœthe ou Schiller, mais le sous-officier prussien"[2].

Luther, initiateur de l’Allemagne moderne - rappelons le mot de Nietzsche : "L'événement capital de notre histoire, c'est encore et toujours Luther" - a-t-il laissé une théorie militaire ? Assurément non, mais ses actes et ses écrits autorisaient toute initiative dans le domaine du recours à la force. Je renvoie le lecteur au paragraphe consacré au renforcement du rôle de l’Etat désiré par Luther. Son appel au massacre des paysans en révolution se transforme en guerre sainte :

"Il faut les mettre en pièces, les étrangler, les égorger, en secret et publiquement, comme on abat des chiens enragés ! C'est pourquoi, mes chers seigneurs, égorgez-les, abattez-les, étranglez-les, libérez ici, sauvez là ! Si vous tombez dans la lutte, vous n'aurez jamais de mort plus sainte ! " ou encore "mieux vaut la mort de tous les paysans que celles des princes et des magistrats (…) que celui qui en a le pouvoir agisse. (...). Nous vivons en des temps si extraordinaires qu'un prince peut mériter le ciel en versant le sang, beaucoup  plus aisément que d'autres en priant".

    Déterminant à cet égard est son Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande, ce n’est pas un appel à la bourgeoisie intellectuelle et libérale. Le rôle de la noblesse est de garantir l’ordre providentiel :

"Car Saint Paul parle ainsi à tous les Chrétiens (Rom. 13, 1 ss) « Toute âme - je pense : aussi celle du Pape (Martin Luther [3]) -, doit être soumise à l'autorité, car celle-ci ne porte pas en vain l'épée, c'est par là qu'elle sert Dieu, pour la punition des méchants et la gloire des bons". Saint Pierre dit aussi "Soyez soumis à toutes les institutions des hommes pour l'amour de Dieu qui veut qu'il en soit ainsi. I, Pierre 2, 13".

    Il y a là un culte de l’épée qui autorise tous les excès. W. Wette cite un pédagogue pacifiste de 1920 qui stigmatise "l’univers intellectuel centré sur un État fort et militariste" en utilisant le "terme très exact de "foi en l’épée "[4]. Au terme de sa carrière au service de l’ordre établi, Luther peut tirer un bilan : personne n’a mieux que lui justifié le recours à la force du prince : "Depuis les temps apostoliques, pas un juriste n'a, avec autant de maîtrise et de clarté que, par la grâce de Dieu, je l'ai fait, assis sur ses fondements, instruit de ses droits, rendu pleinement confiante en soi, la conscience de l'ordre séculier". En Allemagne est-elbienne, l’État c’est … Luther. Et la critique la plus lourde qui peut lui être portée est assurément celle-ci : "La Réforme qui, avant 1525, était un "mouvement populaire spontané" qui se développait selon ses énergies propres devint, à la suite de la guerre des paysans, l'affaire des princes (...)."[5].

 

La militarisation de la société.

Or, parmi ces princes, il y eut, en Prusse, le Grand maître de l’ordre des Chevaliers Teutoniques (qui rencontra et trouva un accord avec Luther) et des membres de sa famille : les Hohenzollern qui, eux, régnaient sur le Brandebourg. "On a pu suggérer qu'il était passé quelque chose de la fraternité d'armes et de la pointilleuse administration des Teutoniques dans l'État militaire et bureaucratique forgé par le Roi-Sergent, fortement imprégné de religion pratique et d'esprit de corps".[6]

Les Hohenzollern procèdent à des réformes qui conduisent à ce que Kerautret appelle "la militarisation de la société" prussienne. Le Roi-Sergent (roi de 1713 à 1740) institue le système des cantons.

Le "règlement des cantons", édicté le 15 septembre 1733, et qui resta en vigueur jusqu'en 1807, divisa le royaume en zones de recrutement, affectées chacune à un régiment: 5000 feux pour un régiment d'infanterie, 1800 pour un régiment de cavalerie. Les jeunes gens étaient "enrôlés" à la naissance et "obligés" ensuite à un régiment. Tous n'étaient pas mobilisés, mais, "né pour les armes", chacun recevait une formation d'un an ou deux, puis devait rester disponible jusqu'à l'âge de quarante ans". "Il se préparait ainsi une sorte d'osmose entre l'organisation militaire et celle de la société. Les paysans, habitués à obéir à leur seigneur, retrouvaient celui-ci comme officier à l'armée, et ne s'étonnaient pas d'être battus de même au village et au régiment".

Cela autorise Kerautret à parler d’esclavage militaire. Ce système du canton a créé un lien très étroit entre le pays et son armée. Frédéric II le conserva.

"Frédéric distingue soigneusement entre les mercenaires et les soldats-paysans : il tient les hommes levés dans les cantons pour "la plus pure substance de l’État" [7], et veut "ménager ces hommes utiles et laborieux comme la prunelle de l'œil, et en temps de guerre ne tirer des recrues du pays que lorsque la dernière nécessité y contraint".

En 1807, après le désastre face à Napoléon, on estime qu’il faut "nationaliser l’armée": renoncer aux mercenaires, mobiliser les seuls Allemands. Scharnhorst organise la landwehr. Armée territoriale, milice, armée de réserve, peu importe, tous les hommes de dix-huit et quarante-cinq ans, capables de porter les armes, et non en poste dans l'armée régulière sont concernés. En 1859, von Roon, ami de Bismarck, améliore le système. La landwehr est intégrée davantage à l’armée permanente afin de disposer de soldats mieux formés.

En 1867 (350ème anniversaire de la publication des thèses de Luther), le prince Otto von Bismarck, qui n’est pas le moindre des militaristes allemands, décida de la construction d’un vaste mémorial au Grand Réformateur et à ses amis.

Tout cela, ajouté à l’idéologie traditionaliste et au luthérianisme, fait de l’Allemagne un pays militarisé. Cette idéologie traditionaliste intégriste est partagée par moult aristocrates est-elbiens et par les cadres de l'Armée dont les États-majors sont peuplés de nobles. Quant à la conception de la légitimité monarchiste que pouvait avoir l'armée prussienne, elle est dite par la Kreuzzeitung - Journal de la Croix- qui déclare que l'armée est la véritable représentation nationale (1848). Sabre et Goupillon, version prussienne. On peut trembler. L'historien Kerautret ajoute :

"Les jeunes gens issus de la bourgeoisie, passés par le service d'un an, en arrivent à s'identifier à l'institution militaire au point de préférer s'annoncer en société par leur grade dans la réserve plutôt que par leur situation sociale ou professionnelle. (…). La vie civile s'imprègne des formes de la caserne, avec ses gestes mécaniques et raides. (…). De façon générale, toute la société se trouve embrigadée, et la valeur d'obéissance, réputée prussienne, proposée comme idéal suprême aux sujets de l'empire, le sens de l'honneur véritable régressant à proportion. Heinrich Mann en a fait la satire mordante dans son roman Der Untertan («Le Sujet»), terminé en 1914 et publié en 1918"[8].

Dans le même ordre d’idée, Gilbert Badia signale que, lorsqu’un trottoir trop étroit empêche deux personnes de se croiser, c’est au civil de descendre sur la chaussée, s’effaçant devant le militaire. Ou encore, les étudiants allemands avaient à cœur d’obtenir par la voie de l’épée la cicatrise au visage qui témoignait de leur virilité, de leur patriotisme, leur soutien à l’empereur, au Reich etc… on dispose de copies de baccalauréat composées par des lycéennes d’Essen (Ruhr) pour la session de 1915. L’une d’elles, Frieda B., écrit avec conviction : "le militarisme est le plus noble résultat des capacités organisationnelles de notre peuple" ce qui lui vaut un "Bien" écrit dans la marge par le professeur-correcteur [8bis]. On voit que les valeurs de 1914 sont descendues jusqu’au niveau des adolescentes. Il était aussi dans des têtes plus pleines, ainsi l’appel des 93 intellectuels allemands d’octobre 1914, appel qui déshonore la fonction :

"Sans notre militarisme, notre civilisation serait anéantie depuis longtemps. C'est pour la protéger que ce militarisme est né dans notre pays, exposé comme nul autre à des invasions qui se sont renouvelées de siècle en siècle. L'armée allemande et le peuple allemand ne font qu'un (…)".

Lien : octobre 1914 : Appel des intellectuels allemands aux nations civilisées

 Les crimes de la Wehrmacht. 

Tout cela nous conduit à parler de l’excellent livre de Wolfram Wette. Wette utilise le titre percutant et sans ambages de "crimes de la Wehrmacht" parce qu’il veut tordre le cou à l’idée simpliste qui a fait le tour du monde : les crimes de guerre et crimes contre l’humanité sont le fait de la Gestapo et des S.S., les officiers et soldats de la Wehrmacht n’ont quant à eux assumer que leur tâche militaire. La démarche de Wette n’est certes pas individuelle, elle s’inscrit dans un long travail de recherche de la vérité avec d’autres allemands, travail qui est passé notamment par une vive confrontation entre les "traditionalistes" et les "réformistes"[9]. Afin de ne pas trop nous éloigner de notre sujet, j’en viens à l’essentiel : quel jugement porter -par exemple- sur les officiers qui ont tenté de tuer Hitler le 20 juillet 1944 ? Pour les traditionalistes "cet acte n’est pas digne d’un officier", les auteurs de cet attentat "étaient des hommes méprisables qui avaient rompu leur serment et s’étaient donc opposés à la tradition d’obéissance germano-prussienne" (260)[10]. Autrement dit, cette tradition a généré des officiers -et militaires de tout rang- incapables de comprendre (à quelques exceptions près qu’il convient de saluer) qu’il y a des valeurs universelles qui autorisent à se délier d’un serment de fidélité à un führer du national-socialisme dont le caractère criminel était évident sur l’instant et pas après une analyse a posteriori.

Le nazisme a profité de cette tradition. Voici ce que disait le général Von Seeckt, commandant en chef de la Reichswehr en 1920 (date à laquelle l’Allemagne traverse une crise grave) :

"Jamais l'officier allemand, et tout particulièrement l'officier d'état-major général, n'a été un soudard, un aventurier ou un va-t-en-guerre. Et il n'a pas à l'être non plus aujourd'hui; mais le souvenir des grands actes guerriers des armes allemandes doit rester vivant en lui. Son devoir sacré est de l'entretenir dans son esprit et au sein du peuple. Alors, ni lui ni, avec lui, le peuple ne sombreront dans des rêveries amollissantes autour de la paix : ils resteront conscients que seule la valeur intrinsèque de l'homme et de la Nation compte lorsqu'il s'agit de la décision capitale. Si le destin appelle de nouveau le peuple allemand aux armes - et ce jour reviendra inéluctablement -, il ne doit pas trouver un peuple de faiblards, mais un peuple d'hommes qui saisissent avec énergie une arme dont ils seront vite devenus familiers. Peu importe la forme de cette arme, pourvu qu'elle soit tenue par des mains d'acier et un cœur de fer. Faisons tout ce que nous pouvons pour que ce jour futur trouve l'un et l'autre, travaillons inlassablement à rendre notre esprit, notre corps et ceux de nos compagnons du peuple capables de se défendre. " (Wette).

Cette idée de la fatalité de la guerre est très largement répandue. Le général Beck, chef d’état-major général de l’armée de terre à la fin des années trente disait :

"La guerre est un maillon de l’ordre mondial de Dieu. (…). Nous ne pouvons abolir la guerre. Toute réflexion sur l’imperfection des hommes, imperfection voulue par Dieu, ne peut qu’aboutir, à chaque fois, à ce résultat."

Ce sont là des accents luthériens. Dans son traité (1523) De l'autorité civile et des limites de l’obéissance qui lui est due, Luther écrit que, dans ce monde, l'autorité voulue par Dieu est assurée par les autorités auxquelles le chrétien doit le respect le plus absolu. La légitimité de l’État est fondée par le péché originel, par la corruption dont il est cause sur cette terre. Contre les forces du mal, le Pouvoir doit être armé et il obéit à Dieu en faisant usage de ses armes.

Revenons à la pénétration du militarisme dans l’âme allemande. Concernant Herr omnes, "Monsieur-tout-le-monde", on le connaît par l’analyse de milliers de lettres expédiées entre 1939 et 1945 et autres documents.[11] Le trouffion allemand a un souci : "ne pas fuir le danger et être fier d’être prêt au sacrifice".

"On exécutait prisonniers de guerre et partisans (communistes, JPR), transfuges, commissaires politiques (soviétiques, JPR) et Juifs ; on détruisait des villages entiers après avoir tué leurs habitants, "en ayant toujours conscience de remplir en bons soldats notre rude devoir" (cité par Fritz). Fritz en conclut qu'"il existait au sein de la troupe, en Russie, un accord tellement frappant avec la conception qu'avait le régime national-socialiste sur l'ennemi bolchevique et le traitement à lui appliquer, que beaucoup de soldats participaient volontairement aux opérations meurtrières". Ces soldats ne combattaient pas seulement parce que la machinerie de terreur qui animait la guerre ne leur laissait pas d'autre choix, mais parce qu'ils étaient persuadés de la justesse des objectifs de guerre tels que les leur présentaient les milieux politiques et les interprétations métaphysiques que leur proposait la propagande nationale-socialiste" (Wette).

On trouvera dans l’article consacré aux caractères de la seconde Guerre mondiale, 1°partie. INTRO : les caractères de la 2ème guerre mondiale, non pas le portrait mais les déclarations de quelques généraux chefs d’état-major des armées nazies, déclarations qui en disent long sur l’ampleur des crimes de guerre qui vont être commis en URSS notamment.  

Bref, l’Allemagne était devenue une "communauté populaire cohérente et guerrière qui suivait presque dans les moindres détails des schémas d’organisation militaire" (p.191). Il n’est pas possible que le nazisme en six ans de dictature (1933-1939) ait réussi à forger/façonner une telle cohésion entre 18 millions de soldats et entre ces soldats et les civils. Il a nécessairement bénéficié du "travail" effectué auparavant. Et c’est une longue histoire, nous l’avons vu, marquée par l’échec des révolutions.

 



[1] Écrivain dramatique (1862-1946), prix Nobel 1912.

[2] Dus Abenteuer meiner Jugend, p. 216. (cité par G. Badia).

[3] C’est en effet Luther lui-même qui commente. Il est en cela très allemand : il n’a pas digéré la défaite de l’Empereur face au Pape dans la fameuse querelle des Investitures (Canossa, etc…) puis dans la lutte du Sacerdoce et de l’Empire. Pour Luther, le Pape doit être soumis à l’autorité de l’Empereur …allemand.

[4] F.W. Foerster cité par W. Wette, Les crimes de la Wehrmacht.

[5] Richard STAUFFER, La Réforme, c’est moi qui souligne.

[6] Par héritage, la Prusse (appelée plus tard Prusse orientale) et le Brandebourg tombèrent dans les mêmes mains Hohenzollern. En 1525, le grand maître de l'ordre, Albert de Brandebourg-Ansbach, adoptant les recommandations de Luther, quitta l'état religieux et transforma le patrimoine de sa communauté en une principauté qui devint le berceau de l'État prussien.

[7] A. Hitler parlera de "la fine fleur du peuple allemand" qu’il est obligé de sacrifier pour réduire le bolchevisme, ce qui l’autorise, croit-il, à éliminer les "sous-hommes".

[8] Porté à l’écran en 1951. Il ne faut cependant pas exagérer la militarisation de la société allemande. Ne pas oublier qu’en 1918, les soviets de marins et de soldats proliférèrent. Mais, alors, le parti social-démocrate était légal et malgré la répression, sa tendance minoritaire (Luxemburg - Liebknecht…) pouvait diffuser sa propagande pacifiste et révolutionnaire. En 1944, le parti communiste allemand était pratiquement inexistant, exterminé par les nazis.

[8bis] Numéro spécial du Courrier international, « La guerre des autres », Juin-Août 2014.

[9] Ainsi fut la "querelle des historiens" en 1986. (Page 266).

[10] Mutatis mutandis, on retrouve la même chose en France dans la mouvance d’extrême-droite de l’armée qui reproche à de Gaulle d’avoir inoculé le virus de la désobéissance le 18 juin 1940 (cf. le colonel Argoud, OAS. Voir mon livre). 

[11] Dont les travaux de S.G. Fritz (East Tennessee State University), 1995, cité par WETTE (183 et sq).

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