LA FRANCE ET LES "TRENTE GLORIEUSES"

publié le 19 juil. 2011, 10:45 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 11 mai 2019, 02:38 ]

    Cette leçon est surtout centrée sur la période gaulliste (De Gaulle et Pompidou) mais des rappels seront faits sur le rôle de la IV° république. De 1958 à 1974, le PIB et la production industrielle augmentent de +5,5% par an, soit de plus de 124% en 15 ans. Le pouvoir d'achat augment de 88%. Et les mentalités sont systématiquement tournées vers la croissance, c’est le "productivisme". Si ces résultats sont liés à l'ouverture commerciale et au rôle de l'État (I), ils sont aussi les résultats de l'œuvre collective des Français (II).

Source : l'Histoire, n° 102, 1987. (à se procurer au CDI).


I. LES FACTEURS DE LA CROISSANCE : L' ÉTAT ET LE MONDE


A.   La conjoncture internationale

La croissance est un phénomène mondial et on peut se demander si elle ne se serait pas produite en France, de toutes les façons, même sans la détermination politique de l'État.

Pendant cette période, la France s'européanise, avec le traité de Rome (1957) et se mondialise avec son entrée dans le GATT [1] et le "Kennedy round"[2] des années soixante.

La croissance bénéficie des bas prix des Matières Premières/Sources d'énergie importées (la création de l'OPEP en 1960 vise précisément à contrer cette tendance à la baisse).

La hausse des prix de 1959 à 1969 n'entraîne pas de dévaluation, ce qui signifie que l'inflation sévit également dans les pays partenaires.

Si la France fait jeu égal avec les USA et l'Allemagne de l'Ouest, elle fait moins bien que l'Italie, mais presque aussi bien que le Japon de 1968 à 74 (rôle des événements de 68 qui ont relancé la croissance intérieure française : hausse du SMIC de 35% par exemple), à une époque où la France était beaucoup moins extravertie que dans les années 80 et donc où les augmentations de salaires étaient dépensées en France).


B.   Le rôle de l' État

    1.      Les Gaullistes sont des planificateurs

    Notons d'abord que l'idée du plan et sa mise en œuvre sont à mettre à l'actif de la Libération (voir ce cours) et de la IV° république. Le Général et G. Pompidou ont une conception interventionniste de l'État en matière d'économie. Ce sont des "Jacobins". De Gaulle parle de "l'ardente obligation du Plan". C'est l'âge d'or du plan quinquennal. Le Commissariat au plan est le seul lieu de rencontre admis et régulier entre partenaires sociaux. C'est l'époque du fonctionnement de "clubs" comme le club Jean Moulin qui permettent l'innovation dans la gestion économique, sociale et administrative.

    La construction de la bombe atomique "booste" le budget militaire et civil de la recherche. Le rôle d’entraînement du CEA et EDF, de la SNCF et des P.T.T. est considérable avec des fleurons : Framatome, Alsthom, Alcatel.

    2.      La politique de recherche et la politique scolaire

De Gaulle avec Michel Debré met l'accent sur l'innovation scientifique et technique.

            a)      Pour ce qui concerne la recherche

est créée la DGRST [3] orientée vers la Recherche-Développement. Outre le CNRS (créé dès 1939), le CEA (énergie atomique) et l'INRA (recherche agronomique), sont créés : le CNES (études spatiales), l'INSERM (santé et recherche médicale), l'IRIA (informatique), le CNEXO (exploitation des océans), et l'ANVAR [4]. C’est le "Colbertisme" scientifique et technologique. 

 

 

Budget recherche

chercheurs

universitaires

1958

2,46 %

9.000

8.000

1969

6,20 %

31.000

31.000

 

C'est aussi l'explosion universitaire: on passe de 200.000 étudiants en 58/59 à 508.000 en 67/68 et 751.000 en 74/75.

            b)      La politique d'éducation.

Il y a une forte demande de la part des parents et une offre de la part de l’État. Un collège est ouvert chaque jour entre 1965 et 1975. Il faut faire face au baby boom de la Libération. C'est l'explosion scolaire que traduit l'augmentation du budget et des effectifs. On crée les C.E.S..

Les I.U.T. datent de 1966. Il s'agit de fournir aux entreprises qu'on veut modernes la main-d’œuvre dont elles ont besoin "mais les déterminismes sociologiques ont pesé plus lourd que les intentions démocratiques de départ" (page 62c). En clair : les élèves issus des catégories aisées ont mieux réussi que ceux issus du salariat modeste -comme dit l’INSEE- à savoir les employés et les ouvriers. J’ai parlé de l’instrumentalisation de l’éducation au service de l’économie dans les cours sur la V° république.


    II. L'ŒUVRE COLLECTIVE DES FRANÇAIS

    A. Une France rajeunie et urbanisée

        1.      La démographie

    Après la stagnation des années de 1900 à 1940, la population passe de 40 millions d’habitants à 53,7 en 1975 soit plus d'un tiers de croissance. La natalité reprend, se stabilise et décroche en 1973 ;

    C'était alors la France des familles nombreuses : 40% des familles constituées entre 1950 et 1960 ont au moins 3 enfants. Ceci augmenta la demande intérieure. Mais les parents sont des personnes nées entre 1930 et 1944 : jamais les adultes n'ont été aussi peu nombreux (ratio avec les personnes âgées et les jeunes) qu'au recensement de 1968 : 53,6%. Il a fallu travailler : 2078 heures/années contre 1860 en RFA, en 1966, malgré l'allongement des congés payés. C'est aussi le recours massif à l'immigration (+500.000 en 1968 par rapport à 1962. Ainsi que le déclara G. Pompidou, à l'Assemblée Nationale, en 1963 : "l'immigration est un moyen de réduire les tensions sur le marché du travail"[5]. Autrement dit de faire baisser les salaires, on a bien compris. Lire Peugeot et les Trente Glorieuses : les trains de l’immigration choisie

    En attendant l'arrivée des baby-boomers sur le "marché du travail", le recrutement des ouvriers s'effectue de trois manières : exode rural, emploi des femmes, recours à l'immigration. Peu couteuse cette main-d’œuvre évite le recherche technique de productivité. mode de développement "asiatique' disait un collègue (en référence à la Corée du sud ou Taïwan).

        2.      L'explosion urbaine

La France rattrape, ici, un retard qui lui est  propre. En 1929, population rurale et population urbaine s'équilibrent à 50/50. En 1954, c'est 58,6% seulement, en 1968 c'est 71,3%. C'est l'époque où l'urbanisation du pays a progressé le plus vite. Cela s'explique par l'exode rural et l'industrialisation / tertiarisation mais aussi par la fin de la crise du logement.

La crise du logement date d'après 14-18 (avec le blocage des loyers durant la guerre, il y eut pénurie de construction de logements). 100.000 logements/an furent construits durant l'entre-deux-guerres puis arrive la guerre de 39-45. Au début des années 50', c'est la crise (cf. le combat de l'abbé Pierre, 1954). La IV° a pris des dispositions : le 1% salarial [6], rôle de la caisse des dépôts et consignation, expropriation pour cause d'utilité publique (inventée par le Conseil d'État, c'est ce que l'on appelle de l'ingénierie administrative), aide aux propriétaires. La V° recueille les fruits des efforts entrepris par la IV°. Avec les années De Gaulle, c'est le triomphe des grands ensembles (Z.U.P.) mais aussi des lotissements de banlieue (rendus possible grâce à l’usage de l’automobile et à l’industrialisation de la construction des maisons individuelles).

    1953    : 100.000 logements

                  1959  : 320.000

                1975  : 500.000 (en 4 ans = 2 millions = autant que durant toute l'entre-deux-guerres)

le B.T.P. passe de 1.000.000 personnes employées à 2 millions en 1968.

On peut imaginer le Français moyen de l'époque : jeune, émigré à la ville, des enfants, accède à la propriété de son appartement, de sa voiture, s'équipe… etc.…On doit imaginer, également, le zoning social qui s’installe et qui, avec la crise, sera qualifié de ghettoïsation. Les Z.U.P. reçoivent en effet des locataires de même statut social puis, avec la décision de Giscard d’Estaing (droite) de procéder au "regroupement familial", de multiples nationalités. Avec la crise qui suit les années 70', se posera le "problème des banlieues".

Mais la croissance, si certains en profitent, fait aussi des victimes. La société française est bouleversée.

    B. Une société de salariés

        1.      La crise des classes moyennes traditionnelles

            a)      Dans l'agriculture

Les paysans comme l'indique Debatisse, dirigeant du CNJA (Jeunes agriculteurs) en 1963, sont victimes d'une "révolution silencieuse". La IV° république était restée une république radicale et indépendante. (Cf. Félix Gaillard). La V° rompt pour partie avec cette France des notables. L'indexation des prix agricoles est supprimée. Il faut engager l'agriculture française dans la voie européenne. C'est ce que fait la loi d'orientation agricole de 1960. La P.A.C. est conclue en 1962. C'est l'époque des violentes manifestations agricoles (sac de la sous-préfecture de Morlaix en 1961). Des réformes de structures sont entreprises : SAFER, IVD [7]. Le paysan doit devenir un agriculteur : l'agriculture connaît une 2° révolution (mécanisation, chimisation, aliment pour bétail, semences sélectionnées, insémination artificielle…). Pour cela, l’enseignement agricole est fondamental.

Les effectifs de l'agriculture baissent de moitié entre 1959 et 1974 et passent de 20,7% de la population active en 1954 à 7,6% en 1975. La France a cessé d'être un peuple de paysans. (mais ne confondez-pas le poids des paysans/agriculteurs dans la société française avec le poids du complexe agro-alimentaire dans l'économie du pays).

        b)      Dans le commerce

    Les commerçants sont à la fois victimes et acteurs de la croissance.

    Victimes : En 1963, Marcel Fournier ouvre le premier Carrefour à Annecy.

 

 

Super marchés

Hyper (+2.500m2)

1960

   50

0

1975

2842

298

 

Les petits commerçants passent à la TVA au commerce au détail en 1968 et à l'assurance-maladie. C'est l'époque d'un mouvement de révolte (héritier spirituel du poujadisme) appelé CID-UNATI avec Gérard Nicoud qui fait un tabac aux élections des C.C.I. et chambre de métiers (1970-71). D'où le vote de la loi Royer sur l'urbanisme commercial qui limite, à tout le moins freine l’expansion des "grandes surfaces".

Acteurs : Les commerçants sont à l'articulation entre le produit nouveau à vendre et le milieu local, ils abandonnent facilement ce qui ne se vend plus au profit de ce qui se vendra. Le cas des boulangers est exemplaire qui ont su résister à la concurrence des industriels de la boulangerie (je parle des Trente Glorieuses).

    2.      Patrons et ouvriers

    Le patronat n’est pas monolithique. Si le président du CNPF (ancêtre du MEDEF) est favorable à la CEE, dans l’ensemble les conservateurs pessimistes l’emportent. A cette époque, le patronat familial est, de loin, le plus nombreux et le plus influent. La structure industrielle française se caractérise par une faible concentration. En 1961, l’effectif médian des entreprises françaises est de 144 salariés contre 250 en RFA, 360 aux États-Unis et, il est vrai, 80 au Japon. En 1963, la première entreprise française par le Chiffre d’affaires arrive au onzième rang européen et c’est EDF ! une entreprise nationalisée. Bref, face aux multinationales américaines et allemandes, le capitalisme français ne fait pas le poids. Il y a alors deux patronats : celui qui veut moderniser, discuter avec les syndicats, aménager le ‘contrat fordiste’ bien connu des économistes et l’autre, le conservateur. Dans une lutte âpre et peu connue du public, au sein du CNPF, c’est le second qui l’emporte : d’où les évènements ouvriers de mai 68 et l’augmentation de 35% du SMIG qui montre à quel point un certain patronat est retardataire [8].

    Le gouvernement de G. Pompidou encourage délibérément les grandes entreprises. Il joue sur les subventions, les commandes d'État, les plans sectoriels. c'est ce qui lui valut l’appellation de "pouvoir des monopoles" de la part du PCF. Les années 60’ sont l’époque d’une intense restructuration. Ainsi est créée l’AGREF : association des grandes entreprises françaises.

    Au début de la période c’est le plan quinquennal qui soutient les secteurs dynamiques de l’économie. Progressivement, c’est le patronat moderniste qui fait pression sur l’ État. A terme cependant, s’annonce le dépérissement du Plan : le patronat devient l’acteur central et quasi unique des décisions : la multinationalisation et la mondialisation rendent le Plan caduc. On laisse faire et cela conduira à des phrases calamiteuses de dirigeants politiques déclarant « l’ État ne peut rien faire » face à une décision de licenciements massifs.



[1] Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce. Créé à la fin de la guerre, ancêtre de l’OMC.

[2] Nom donné à une nouvelle négociation du GATT qui ouvre encore davantage les frontières. Dans les années 70’ ce sera le Tokyo round.

[3] Délégation générale à la recherche scientifique et technique.

[4] Agence nationale pour la valorisation de la recherche.

[5] Voir les archives du Monde, numéro du 16 octobre 1996.

[6] 1% de la masse salariale des entreprises est dédié à la construction de logements.

[7] IVD : indemnité viagère de départ : favoriser le départ à la retraite de vieux paysans. SAFER : société d’aménagement foncier et d’équipement rural : institution qui a un droit de préemption sur les terres agricoles, et est donc prioritaire sur les aménagements urbains, etc…

[8] Il l’était déjà en 1935 et c’est la raison de la grève massive qui a suivi la victoire électorale du Front populaire.Quant à aujourd'hui...

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