7 février 2011
Ma modestie dût-elle
en souffrir : je dois bien avouer avoir eu le nez creux en choisissant
ce titre pour mon blog : « Révolution, jeunesse du monde ! ».
Honnêtement, je n’y croyais pas trop et il y avait, sinon de la
provocation, en tout cas beaucoup de volontarisme dans ce choix. Il y a
un an, le vague brune continuait à balancer ses flots sur toute
l’Europe, la Hongrie fasciste de l’amiral Horthy en tête… Ailleurs, B.
Obama avait prononcé un discours qu’il a voulu mondialement médiatisé,
au Caire, donnant ainsi sa bénédiction au régime de Moubarak dont le
Monde nous dit maintenant qu’il faut l‘appeler « dictateur ». Mais
bon, depuis trente ans qu’on voit ce bonhomme à la tête de l’Egypte on
se disait que, vaille que vaille, il tenait la barre d’un bateau qui
pourrait sombrer à chaque instant, tant son pays est pauvre…
Et puis, on découvre
que l’Egypte est largement subventionnée par les USA, qu’elle est un
maillon essentiel du filet jeté au Proche-Orient par les mêmes USA pour
protéger leur Israël -lui-même maintenu artificiellement en vie grâce
aux subventions américaines-. On apprend que l’armée est largement
infiltrée dans les milieux économiques, que la police est hypertrophiée,
que la police secrète agit comme toutes les polices secrètes du monde.
Bref, on découvre que l’Egypte fait partie du "bloc occidental" comme
naguère la Hongrie, la Tchécoslovaquie faisaient partie du bloc
soviétique. Sauf que ce dernier a disparu ! Vous le saviez ?
Any way,
sachons apprécier notre joie : ce qui se passe en Tunisie, Egypte,
Yémen, est une formidable bouffée d’air frais. Ces révolutions se font
au nom de principes universels, liberté, démocratie, laïcité… Laïcité !
Qui l’eût cru ? Cela met à bas tous les argumentaires des FN, des UMP,
des Bush, des adeptes de "la guerre des civilisations"… Entre la
caserne et la mosquée, des millions et des millions d’arabes préfèrent…
la mairie de leur village ou de leur quartier ! Je pense à ces
intellectuels francophones interrogés par les envoyés spéciaux et qui
nous disent et redisent à quel point notre peur de la "menace islamique"
relève de la paranoïa et/ou de la manipulation politicienne[1].
Oh ! Certes le danger Ben Laden n’est pas écarté mais, avouons-le : le
paysage politique mondial a changé. Avec les bouleversements en Amérique
latine, oui le monde bouge…et dans le bon sens.
Le XXI° siècle : une
nouvelle jeunesse du monde ?
Et si l’on arrêtait de
nous ressasser qu’il "sera religieux ou ne sera pas"… ?
Mais les forces du
passé restent encore bien solides. Ne crions pas victoire trop tôt et
trop fort. Les forces du passé ? C’est par exemple, ces réflexions de
journalistes qui, sans doute ( ?) sans s’en rendre compte, rejettent -
comme les moines du Moyen-âge - la nouveauté
du changement et font porter à la Révolution les
responsabilités des dégâts inévitables.
Ainsi, dimanche 30
janvier, au 13 heures de TFI, cette formule de Claire Chazal: « Le
soulèvement populaire a déjà fait une centaine de morts en cinq jours».
Le lundi 31 janvier, une dépêche de l'AFP: « Une semaine après son
lancement la révolte a fait au moins 125 morts ». jeudi 3 février,
sur Envoyé spécial, « la révolution a encore fait plusieurs morts ».
On reste les bras ballants. La révolution est responsable, elle est
désordre. Depuis des millénaires, le traditionalisme nous répète que
l’ordre social - inégalitaire, on devrait dire le désordre social- est providentiel : il est création
des Dieux ou de Dieu. Il ne faut donc pas y toucher. Et l’on trouve,
enfouies dans l’inconscient, cette condamnation des révolutions, cette
pensée traditionaliste.
La peur des
révolutions est en réalité la peur de l’inconnu. A cet égard, il n’y a
pas de formule plus explicite que celle du premier grand démolisseur de
notre glorieuse Révolution de 89-93 : Hyppolite Taine qui proclame sans
ambages : « Si mauvais que soit un
gouvernement, il y a quelque chose de pire, c'est la suppression du
gouvernement. … ». Et il dit cela à une époque où
l’Eglise vient de publier le Syllabus et pense encore, avec
l’Apôtre, que "tout pouvoir est
légitime" ! Or, Taine n’est pas catholique, il représente
un courant protestant orthodoxe résolument hostile à 1789. C’est dire
que la légitimité de notre Révolution est un argument discuté.
Taine est tellement
réactionnaire mais si riche d’enseignements qu’il va alimenter un second
article sur ce thème.
La radicalité,
mouvement perpétuel des révolutions.
Les révolutions font
peur à ceux qui ont trouvé leur place au sein du désordre établi.
Burckhardt[2]
énonce quelque chose d’essentiel : « en recourant à la violence, la
crise réveille une quantité d’autres
forces qui veulent avoir leur place et réclament tout à coup
leur part de butin au milieu du tumulte général et dévorent le mouvement
sans se soucier le moins du monde de son idéal primitif » (p.137).
Une révolution met en
mouvement, il est vrai, des forces immergées, qui se taisaient, qui
étaient enfouies, qui étaient réprimées. Le couvercle de la marmite
saute : plein de projets, de revendications affleurent puis s’imposent
ou tentent de le faire, les désaccords sont obligés, surtout s’il n’y
avait pas avant la révolution un parti politique ou une association qui
avait préparé l’événement par un programme.
En 1640, après la
première victoire du Parlement anglais sur le roi, « les tensions des dix années précédentes cédèrent
brusquement » ce qui
ouvre une période de liberté unique dans l’histoire » (anglaise)[3].
Hyppolite Taine,
parangon des contempteurs de la Révolution française, exprime bien lui
aussi cette idée : « la voix puissante - de Rousseau - qui s’élève
perce au-delà des salons jusqu’à la foule souffrante et grossière, à qui
nul ne s’est encore adressé, dont les
ressentiments sourds rencontrent pour la première fois un interprète
et dont les instincts destructeurs vont bientôt s’ébranler à l’appel de
son héraut ».[4]
L’historien Hubert
Méthivier évoquant la jacquerie de juillet 1789 écrit que « les paysans en profitent pour assouvir
leurs haines séculaires ».
Erckmann-Chatrian décrit l’arrivée de la pensée révolutionnaire dans
les campagnes profondes de la France de l’Est :
« Après ces
paroles du père S…, chacun se mit à célébrer les idées nouvelles ; on
aurait dit qu'il venait de donner le signal d'une confiance plus grande,
et que chacun mettait au jour des pensées
depuis longtemps tenues secrètes. K…, qui se plaignait
toujours de n'avoir pas reçu d'instruction, dit que tous les enfants
devraient aller à l'école aux frais du pays; que Dieu n'ayant pas donné
plus de cœur et d'esprit aux nobles qu'aux autres hommes, chacun avait droit à la rosée et à la lumière du
ciel ;…»[5].
Oui, les révolutions
peuvent mettre à jour des pensées longtemps tenues secrètes. Certains
s’en effraient. Cette peur du peuple qui risque de se libérer de ses
« chaînes » - pour reprendre un mot célèbre - avait été exprimée dès le XVIII° siècle par l’Assemblée générale
de l’Eglise de France, assemblée tenue en 1770
pour répondre aux livres de d’Holbach et de Helvétius[6].
Elle le fut également en juillet-août 1789,
lors du débat sur le projet de Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen, par la bouche des membres du parti aristocratique.
Ceux-ci s’opposent à une déclaration qui présenterait des droits à « un
peuple ignorant et violent qui s’en servirait, en abuserait pour
renverser les hiérarchies existantes ». Certains trouvent tout de
suite l’image qui s’impose[7] :
« Gardons-nous de rompre sur-le-champ une digue
conservée par les siècles, sans nous mettre à l’abri
du torrent, dont les flots peuvent s’étendre plus loin que nous ne
l’aurions prévu (…) et ravager les héritages ». Un autre : « commençons
au moins à rapprocher d’abord les classes heureuses et les classes
malheureuses avant de prononcer d’une manière absolue aux hommes
souffrants, aux hommes dépourvus de lumières et de moyens, qu’ils sont
égaux en droits aux plus puissants, aux plus fortunés ». Car,
insiste de son côté l’évêque de Langres, « il y a beaucoup de
personnes qui ne seront pas en état d’entendre les maximes que
vous leur présenterez ». Ce que le duc de Lévis avait déjà dit sous
une autre forme : « une déclaration des
droits (serait) capable de devenir dangereuse parce que l’ignorance
pourraient en abuser ».
L’abbé Grégoire, député patriote, expose son point de vue : « en
général, l’homme est plus porté à user de ses droits qu’à remplir ses
devoirs. (…). Dans un moment d’insurrection où le peuple longtemps harcelé, tourmenté par la tyrannie, recouvre
ses droits envahis et renaît à la liberté, il parcourt aisément les
extrêmes, et se plie plus difficilement au joug du devoir ; c’est un
ressort comprimé qui se débande avec force, et l’expérience
actuelle vient à l’appui du raisonnement [8]».
Digue rompue, ressort
qui se débande ? À qui la faute ? Si l’on veut éviter les révolutions « torrentielles »
(le mot est de H. Arendt) commençons par donner à tous et à toutes, le
travail, la justice, la liberté et l’égalité.
Encore une fois, qui a
peur des révolutions ?
[1]
Voyez la une du « Point » de cette semaine, sur la menace islamique …
[2]
Jacob BURCKHARDT, Considérations
sur l’histoire universelle, trad. Stelling-Michaud, Librairie DROZ,
Genève, 1965, 212 pages.
[3]
Christopher HILL, Histoire économique et sociale de la
Grande-Bretagne, tome 1, 1977.
[4]
H. TAINE, les origines de la
France
contemporaine (extraits), Vaubourdolle, pp. 21-22.
[5]
Madame
Thérèse, Romans nationaux, Livre club Diderot, tome 1, page 1013.
[6]
Lire le chapitre A5 (Ombres et Lumières) de mon livre.
[7]
Les extraits des interventions des députés figurent dans L’AN I DES DROITS DE L’HOMME, par A. de BAECQUE.
[8]
Allusion à la
Grande Peur qui se déroule