Dans
son débat avec Jean-Luc Mélenchon, la
présidente du FN a promu l’héritage chrétien de la France et a déclaré :
"Notre pays est fondé sur un apport
chrétien laïcisé par le siècle des Lumières". Elle aurait
mieux fait de se taire.
Déjà, au XVII° siècle -qui n’est pas le siècle des
Lumières mais "le siècle des saints" qui conduit à la Révocation de l’Édit de Nantes- l’évêque Bossuet, idéologue de Louis XIV, avait
déclaré : "je vois un grand combat se préparer contre l’Église
sous le nom de philosophie cartésienne"[1]. L’Église catholique a pris position contre le cartésianisme dont
on dit pourtant qu’il est l’essence de notre esprit français. Et
Jean-Paul II a repris cette réfutation de la démarche de Descartes.
Mais au siècle des Lumières, avec des D’Holbach et
des Helvétius, loin de "laïciser" leur pensée, l’Église va déclarer une
mobilisation générale contre ce qu’elle appelle les "incrédules" et va
organiser une Assemblée générale du clergé de France spécialement
consacrée à la réfutation des thèses incrédules (1770). L'Église se
dresse contre les Lumières.
L’assemblée adopta un "Avertissement du
clergé de France, assemblé à Paris, par permission du Roi, aux fidèles
du Royaume, sur les dangers de l’incrédulité"[2].
Pourquoi ce texte solennel ? Parce qu'en 1770 est paru, sous le
boisseau, un texte du philosophe matérialiste, le baron D’Holbach, "Système
de la nature"[3].
Le "Système" fut précédé par "le christianisme dévoilé"
(1767) et par "la contagion sacrée" (1768) –également sous
pseudonymes- écrits par le même D’Holbach qui reprend des thèses du
livre d'Helvétius "De l'esprit" lequel avait déjà soulevé la
tempête. On part pour un nouveau cyclone. D'Holbach affiche carrément
son athéisme. Tant Helvétius que D’Holbach adoptent une démarche
matérialiste –l'homme est le produit de son environnement naturel et
humain- l'âme n'est pas immortelle. Les deux encyclopédistes cherchent
une morale nouvelle, non basée sur la Révélation, mais sur l'athéisme, la raison, sur les lois de la nature. Mais, chercher les lois –car, dit
Helvétius, le législateur n'est rien s'il n'est moraliste-
chercher les lois qui assureront le bonheur des peuples, c'est nier le
rôle de la religion, c'est dire que celle-ci n'est plus utile ! C'est
proprement sacrilège. Les hommes, écrit Helvétius, sont dans une quête
inlassable du bonheur. "L’homme vertueux n’est point celui qui
sacrifie ses plaisirs, ses habitudes et ses plus fortes passions, à
l’intérêt public, puisqu’un tel homme est impossible, mais celui dont la
plus forte passion est tellement conforme à l’intérêt général, qu’il
est presque toujours nécessité (voué, poussé, JPR) à la
vertu".[4]
Cette "morale du bonheur" est fondée sur l'intérêt majeur de
l'homme qui est le désir du "bien public" défini comme "le
plus grand bien pour le plus grand nombre". C'est pourquoi, il faut
créer "les conditions propres à faire
que tout individu trouve son plaisir à concourir au plaisir d'autrui,
c'est-à-dire au bonheur commun"[5].
D'accord avec ces thèses, D’Holbach vitupère le rôle de la religion qui
n'a, selon lui, établi que des rapports personnels, "égoïstes",
entre l'individu et Dieu.
Le Clergé y répond et c'est une vraie mise au
point, un condensé de l'idéologie de l’Église à la veille de la
Révolution. L'Assemblée générale du clergé de France oppose la Raison et
la Révélation. On sait que les Philosophes font et que les
révolutionnaires feront un culte à la "déesse Raison". Ce qui
n'est pas très raisonnable. L'affrontement entre Raison et Révélation
est vécu comme antagonique par le clergé de France. Et là, le clergé de
France retrouve des accents de Bernard de Clairvaux- "ce qui nous importe c’est de savoir ce que nous
devons croire". Après Bernard de Clairvaux, avant
Henri Bergson, le Clergé de France de 1770, relève que "ce que l'homme le plus instruit ne peut atteindre
par ses recherches, devient simple et familier à celui qui est éclairé
par la foi…"(page 502). La Révélation est donc le
guide suprême. L'assemblée du clergé entreprend dès lors de préciser ce
que celle-ci nous apporte, d'une part, en termes de comportement
individuel, et c'est l'ordre moral, d'autre part, en termes de conduite
sociale, et c'est l'ordre social.
L'assemblée du clergé en faisant le
constat que "le plus grand nombre d'entre (les hommes) gémit dans
l'indigence et dans la douleur" (504) pose d'emblée la
question : l'homme est-il donc né pour être malheureux ? Faudrait-il
croire alors les utopies des Incrédules ? Que nenni. Le clergé de
France expose alors ce qu'il faut bien appeler l'utilité de l'opium du
peuple[6]
: "Vous les Incrédules, venez donc offrir vos froides consolations à
ce misérable habitant de la campagne…à cette mère seule… à cet homme
puissant qui a étonné l'univers par sa chute…à ce malade
languissant…dites à celui qui manque de tout qu'il n'est point d'autres
biens que ceux qu'on possède sur la terre… dites surtout à ce malheureux
étendu sur son lit de mort que le néant va devenir son partage, qu’il
perd tout et n’a rien à espérer" (507). (…). "L'homme est moins
heureux parce qu'il possède que parce qu'il espère (511). Les
biens de ce monde sont fragiles et périssables, mais il est des biens
d'une éternelle durée que Dieu promet à ceux qui sont fidèles à ses
commandements (505). L'espérance dans la vie éternelle est la clé du
bonheur, "peut-il être de vrais malheurs pour celui qui croit son
âme immortelle ? "A ces promesses, à ces espérances, à ces
consolations, que peut substituer l’incrédulité ?" Quelle ressource
peut avoir l’impie pour se réconcilier avec lui-même et apaiser ses
remords ? Nulle ressource. Et "ce qui est un écueil pour
l’incrédulité fait le triomphe de la Religion" car "cette
(dernière) ramène l’homme coupable par l’espoir du pardon"(510).
Saint Paul, pécheur, a reçu la miséricorde, "je suis un grand
pécheur mais miséricorde m’a été faite (Ad. Tim. Cap. 1, v.13.),
…, (510).
Vient alors l'exposé sur l'ordre social.
Peut-on vivre sans religion ? et l’Église
s’indigne que l’on eût pu poser cette question. (D’Holbach affirme que
oui !). Évidemment non. "Les peuples où il n’y a point de religion
sont en même temps sans police, sans véritable subordination, et
entièrement sauvage" (514). Une société de tels peuples
serait-elle tranquille et florissante ? Les mœurs y seraient-elles
pures ? Les services réciproques et abondants, (…), les gouvernements
respectés, les lois observées ? Les moyens que la société peut
employer pour obliger l’homme à remplir ses devoirs sont au nombre
de trois : jouer sur l'intérêt personnel, l'autorité du gouvernement,
les lois. L'exposé du clergé sur le rôle de l'intérêt personnel est le
plus édifiant.
Dans un premier temps, le Clergé de France
condamne résolument l'individualisme. "Les Incrédules en rappelant
l’homme à son intérêt n’ont pas craint d’énerver le respect filial,
l’amour paternel, les liens du sang, ceux de l’amitié, la probité, le
courage et le désintéressement, …, ils n’ont pas rougi de justifier
l’avarice, la volupté, les plaisirs désordonnés des sens, bref sous le
vain prétexte de rétablir l’homme dans tous ses droits, les Incrédules
ont détruit ceux de la société (517). La condamnation des droits de
l'homme n'est pas loin. Puis, l'assemblée se livre à une curieuse
critique des théories impies qui l'amènent à une réhabilitation, nolens
volens, de ce même individualisme.
lire aussi : A propos des racines chrétiennes de la France…
A suivre, deuxième partie : 2. où l'on voit que Marine Le Pen n'est pas une Lumière...
[1]
Jean-Paul II n'a pas désavoué Bossuet. Pour le pape, la crise de la
tradition chrétienne, en Occident, part de Descartes qui rompt avec la
philosophie thomiste. "Pour mieux illustrer un tel phénomène, (la
crise de la tradition chrétienne) il faut remonter à la
période antérieure aux Lumières, en particulier à la révolution de la
pensée philosophique opérée par Descartes. Le «cogito, ergo sum»
-«Je pense donc je suis»- apporta un bouleversement dans la
manière de faire de la philosophie. Dans la période pré-cartésienne, la
philosophie, et donc le cogito, ou plutôt le cognosco ("je
connais"), étaient subordonnés à l'esse (l'être), qui
était considéré comme quelque chose de primordial. Pour Descartes, à
l'inverse, l'esse apparaissait secondaire, tandis qu'il
considérait le cogito comme primordial. Ainsi, non seulement on
opérait un changement de direction dans la façon de faire de la
philosophie, mais on abandonnait de manière décisive ce que la
philosophie avait été jusque-là, en particulier la philosophie de saint
Thomas d'Aquin : la philosophie de l'esse. Auparavant, tout était
interprété dans la perspective de l'esse et l'on cherchait une
explication de tout selon cette perspective. (…). Le «cogito, ergo
sum» portait en lui la rupture avec cette ligne de pensée. L'ens
cogitans (être pensant) devenait désormais primordial. Après
Descartes, la philosophie devient une science de la pure pensée : tout
ce qui est esse — tout autant le monde créé que le Créateur — se
situe dans le champ du cogito, en tant que contenu de la
conscience humaine. La philosophie s'occupe des êtres en tant que
contenus de la conscience, et non en tant qu'existants en dehors d'elle".
Jean-Paul II, "Mémoire et identité", pp. 20-21.
[2]
Procès-verbal de l'assemblée générale du clergé de France. Edité par
Guillaume Desprez, imprimeur ordinaire du Roi et du Clergé de France,
1771, 854 pages et annexes. Comme je l'ai pratiqué fréquemment, les
chiffres entre parenthèses indiquent la page d'où est extraite la
citation. Cela afin d'éviter la multiplication des notes infrapaginales.
[3]
Sur D’Holbach "Histoire littéraire de la France… (1715-1789)"
pp.482-501; Sur Spinoza : http://www.yrub.com/philo/
spinozanature.htm
[4]
"De l'esprit", discours 3, chapitre 16. Lire aussi Discours 2, chapitre
15.
[5]
Guy BESSE, "histoire littéraire de la France" article "Helvétius".
[6]
Et l’on reconnaîtra les thèses de Nicolas Sarkozy (cf. l’article Sarkozy,
La Croix à porter…mois de septembre 2010).