11 octobre 1962 : Vatican II, Jean XXIII ouvre les fenêtres...par Pascal Cauchy

publié le 30 nov. 2012, 08:27 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 5 déc. 2012, 09:22 ]

Ouvert en 1962 par Jean XXIII, en réponse aux évolutions de la société et à la laïcisation du monde, l’aggiornamento connu sous le nom de concile Vatican II est l’événement le plus marquant de l’histoire de l’Eglise catholique au XX° siècle. C’est à ce moment-là qu’elle décide de s’ouvrir enfin à la modernité. Une ouverture remise en cause depuis, sur bien des points.

 

par Pascal CAUCHY,

historien Article paru dans l’Humanité-Dimanche (22 au 28 novembre 2012)

 

Le 11 octobre 1962, deux mille quatre cents évêques venus du monde entier se réunissent dans la basilique Saint-Pierre de Rome pour l'ouverture solennelle du deuxième concile du Vatican sous la présidence du pape Jean XXIII. Cet événement n'aurait pu concerner que les affaires internes de l'Église catholique romaine mais, très vite, il apparut que cette réunion des pères de 1'Eglise prenait une dimension mondiale, dépassant les frontières des sociétés catholiques. Un concile est une assemblée exceptionnelle des évêques pour discuter des affaires de leur Eglise. Certes, il y a eu, dans l'histoire, plusieurs types de conciles et, rarement, cette assemblée délibérative fut un épisode neutre tant pour l'Eglise romaine que pour les affaires de l'Europe. Outre les conciles fondateurs, il y eut le concile de Florence, en 1439, qui chercha vainement à refaire l'unité des chrétiens: il y eut les funestes conciles de Constance (1414) et de Bâle (1431) qui préfigurèrent la Réforme protestante et les guerres qui s'ensuivirent ; le concile de Trente (1545-1563) fut un concile de combat, celui de la Contre-Réforme: celui, enfin, de Vatican I, interrompu en 1870, qui aboutit paradoxalement à un renforcement de l'autorité du pape sur son Église. La réunion d'un concile n'est donc pas une mince affaire et l'ouverture de la boîte de Pandore peut se révé1er très hasardeuse.

La convocation du concile fut soudaine. C'est le pape nouvellement élu, Jean XXIII, qui en fit l'annonce à des cardinaux "muets de stupeur" selon l'expression du pontife. Il n'y avait pas trois mois que l'ancien patriarche de Venise était sur le trône de Pierre. Cet homme âgé - il a 79 ans à cette date - apparaissait comme un pape de transition après le règne sévère de Pie XII. De plus, il passait pour un conservateur bienveillant (le "bon pape Jean"), et donc n'avait rien d'un fougueux réformateur. La nouvelle n'en était que plus inattendue, elle surprit l'entourage du pape et de tous les observateurs extérieurs. Initiative personnelle improvisée ou décision qui s'imposait au nouveau pape ? Personne à ce jour n'a trouvé la réponse. Aussi, deux ans plus tard, quand l'assemblée commence ses travaux, la question reste entière: pourquoi un concile, et surtout pour quoi faire ?

Assurément, la décision lourde de conséquences de convoquer un concile revient au pape Jean XXIII seul. Il s'est d'ailleurs exprimé à ce sujet et n'a laissé aucune ambiguïté sur sa détermination. Ce faisant, il n'a donné aucune direction précise, aucune instruction formelle, laissant les cardinaux et les évêques préparer l'assemblée. Toutefois, dans ses premiers discours, le pape revient sur un mot : "aggiornamento", terme difficilement traduisible en français mais qui apparait comme le mot d'ordre du futur concile. Une "mise à jour" et non une réforme fondamentale de l'Église. Voilà ce qu'il propose. Cependant, au gré des discussions préliminaires, trois lignes apparaissent en filigrane et vont structurer les travaux préparatoires : la revalorisation du rôle des évêques dans les églises locales, le rapprochement avec les autres confessions chrétiennes et l'ouverture de l'Eglise catholique dans le domaine social et politique. Au-delà de la décision personnelle de Jean XXIII, ces trois axes témoignent, chacun à leur manière, des mouvements de fond qui ont amené le concile, et surtout, de son orientation générale une fois l'ouverture proclamée, il y a maintenant cinquante ans.

L'évolution de l'Église et la réforme de ses structures ne sont pas des questions nouvelles. Mais après la Seconde Guerre mondiale, les catholiques, en accord avec l'esprit du temps, sont portés par un élan démocratique. Les critiques à l'égard d'une hiérarchie qui s'est souvent compromise avec les occupants ou les régimes fascisants se font plus vives de la part de chrétiens qui ont su prendre toute leur place dans la Résistance et qui s'impatientent face au conservatisme de Rome. En outre, les liens avec les autres confessions chrétiennes demeurent un sujet délicat, or la victoire du communisme dans les régions orthodoxes rend urgent un dialogue avec les Églises orientales soumises à un ordre politique nouveau. Enfin, il y a l’évolution du monde depuis 1945. Un vent nouveau souffle sur l'Europe mais aussi sur le monde entier, Il y a plus de cinq cents millions de chrétiens sur la planète, soit un sixième de la population (dont un tiers est catholique en 1962). L’Amérique latine dépasse désormais l'Europe occidentale ; il y a plus de 22 millions de catholiques en Afrique et 33 en Asie. Ces quelques chiffres suffisent à montrer que le concile ne sera pas une affaire européenne mais bien mondiale. Ce changement d'échelle est d'une importance considérable pour comprendre à la fois les enjeux et la portée de l'événement.

Dès les premiers jours rien ne se passe comme prévu. Les évêques prennent la parole et ne la rendront plus. Le concile ne sera pas préfabriqué. Le pape Jean XXIII approuve. Seuls une minorité de cardinaux italiens et le Français Marcel Lefebvre, ancien archevêque de Dakar, s'inquiètent de cette liberté de parole qui transforme le concile en de véritables Etats généraux de l'Église. Dès lors, tous les sujets sont abordés sans tabou. À commencer par les questions liturgiques. La première session s'achève quand le 3 juin 1963, le vieux pape meurt. C'est le cardinal Montini, archevêque de Milan, élu le 21 juin et qui prend le nom de Paul VI, qui lui succède. Paul VI, lui, est un réformateur déclaré, il décide de poursuivre les travaux, augmente le nombre d'observateurs (32 laïcs dont 7 femmes). En toile de fond, la question sociale est omniprésente. L'ancien "archevêque-ouvrier" de Lyon, Alfred Ancel, est une des principales figures du concile. C'est toute l'expérience sociale, réprimée sous Pie XII, qui s'affiche au grand jour, celle des prêtres-ouvriers, des initiatives laïques, mais aussi les espoirs soulevés par l'émancipation coloniale et l'émergence du tiers-monde dont les représentants sont venus si nombreux à Rome. Les évêques occidentaux ne sont pas en reste dans l'expression de revendications progressistes. La misère sociale est condamnée, la répression policière pointée du doigt. L'évêque de Bâton-Rouge (Louisiane) obtient la condamnation du racisme au moment où les États-Unis sont plongés dans la grave crise des "émeutes raciales".

Mais si l’enthousiasme des pères conciliaires à ouvrir «l'Eglise sur le monde » est aussi fort, c'est aussi que les relais médiatiques sont exceptionnels. Des milliers de journalistes font le voyage de Rome à chaque session, des débats sont improvisés dans la rue et propulsés sur les ondes dans toutes les langues. En retour, mille projets remontent vers Rome, nouvelle caisse de résonance des attentes de millions de fidèles. Ce succès s'explique par la dimension mondiale de l'événement, mais aussi par un contexte d'espoir généralisé. Les plaies de la guerre se referment, la peur atomique s'éloigne avec la détente entre les deux "blocs". Il y a certes des crises - Cuba, Berlin, déjà le Vietnam -, mais l'heure est à l'optimisme. La conquête de l’espace, les effets de l'expansion économique, une aisance nouvelle apparaissent comme les signes d'un bonheur promis par le monde moderne. Pour beaucoup, l’aggiornamento de l’Eglise catholique consacre cette espérance.

Mais cette espérance, l'Église la porte depuis un siècle, en concurrence avec le marxisme. II est certain qu'à l’ouverture du concile, ses objectifs présumés devaient concourir à la lutte contre le communisme qui domine près de la moitié de la planète. La demande du patriarche de Constantinople, dont les fidèles orthodoxes sont presque tous sous autorité communiste, de se rapprocher de Rome n'est pas sans arrière-pensée politique. De son côté, Khrouchtchev considéra l'ouverture du concile comme un acte d'hostilité. Il est vrai que le communisme a été condamné par Pie XII en 1937, au même titre que le nazisme, et jusqu'à nouvel ordre, il y a incompatibilité entre foi chrétienne et adhésion au marxisme-léninisme et à la cause révolutionnaire. La Pologne et la Hongrie catholiques montrent des signes d'hostilité envers le nouveau pouvoir socialiste. Cependant, le mur de séparation est moins haut qu'il n'y paraît. Le dialogue entre catholiques et marxistes existe depuis la guerre. La méfiance est réciproque mais la volonté est bien là, de part et d'autre, même si elle oscille entre opportunisme et sincérité. Déjà, en 1936, Maurice Thorez avait osé la formule de "la main tendue". Surtout, la fraternité du maquis avait rapproché les chrétiens et les communistes. En Union soviétique, l'Église russe avait même retrouvé quelques couleurs à partir de 1941. Passé le temps des crispations (1947-1953), un dialogue intellectuel s'installe en France, en Italie, en Belgique, terres catholiques, où le Parti communiste est puissant. En France, c'est Roger Garaudy, membre du Bureau politique, qui est chargé, pour le PCF, d'établir la discussion ; de leur côté, les revues "Esprit" et "Témoignage chrétien" montrent une réelle bienveillance à l'égard de leurs interlocuteurs même si d'autres sont franchement hostiles, comme Jacques Maritain et Etienne Gilson. En Italie, Palmiro Togliatti, le secrétaire général du PCI lui-même, opère le tournant avant sa mort en prônant "l'abandon du vieil athéisme". Et puis Moscou a autorisé l'envoi d'une délégation de l'Eglise russe. Au milieu des années 1960, détente et aggiornamento marchent d'un même pas. Localement, les points de tension existent (sud du Vietnam, Cuba, Europe de l'Est), mais c'est bien la convergence que l'opinion retient, et cela contribue largement à l'optimisme qui entoure le concile.

Le 7 décembre 1965, Paul VI clôture la dernière session. Le bilan n'est pas mince. La structure est réformée, l'Église se déconcentre, les missions sociales sont redéfinies, la place des laïcs est requalifiée, le dialogue œcuménique, une réalité nouvelle et la liberté religieuse proclamés. Décision plus visible pour les fidèles, la liturgie est profondément révisée. Parmi les mesures les plus symboliques, figurent la disparition des habits liturgiques traditionnels et, surtout, la substitution des langues "vulgaires" au latin dans la célébration de la messe. Ce qui sera officiel en France le l janvier 1970 provoquant la rupture lefébvriste. Vatican Il a "ouvert une fenêtre sur le monde" comme le voulait Jean XXIII. Paul VI prend l'avion et parcourt la planète. L'Église moderne est née. Sur cette lancée, apparaît la "théologie de la libération" dont l'évêque de Recife, au Brésil, Elder Camara, sera le nouvel apôtre. En même temps, la réforme conciliaire a profondément touché le ministère des prêtres. En France, ils sont près de 20000 en 1962, chiffre le plus élevé depuis 1901 : dix ans plus tard, c'est le reflux. Même "mise à jour", l'Église catholique passe difficilement le mouvement libertaire de 1968, mais elle n'est pas la seule institution dans ce cas. Pour beaucoup, l'oeuvre du concile est inachevée. Pour d'autres, la réforme est responsable du déclin de l'Église et du sentiment religieux. Ce qui est certain, c'est que Vatican II consacre une prise de conscience, celle du déplacement de l'épicentre du magistère européen vers d'autres horizons.

 


 

Pour en savoir plus : «Le Temps de Vatican Il. Une introduction à l'histoire du concile», Philippe Chenaux, Desclée de Brouwer, 2012.

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