Considéré
comme le premier tableau cubiste de l’Histoire, les Demoiselles
d’Avignon, peint par Picasso en 1907, l’est-il vraiment ? ça dépend et
c’est une des multiples questions que l’on se pose en parcourant la
grande exposition que le Centre Pompidou consacre à ce qui fut la grande
aventure picturale du début du XXe siècle et plus précisément, donc, de
1907 à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Donc, cela dépend. Car, qu’est-ce que le cubisme ? Un mot
d’abord, dû peut-être au poète Max Jacob ou encore que Matisse aurait
prononcé devant un tableau de Braque, repris par un critique parlant de
petits cubes. C’est ensuite une filiation, à partir de Cézanne, lequel
invitait à traiter la nature par le cône, la sphère et le cube. De fait,
les tableaux de Braque, de Picasso, dans un premier temps, sont à
l’évidence d’inspiration cézanienne, même chose pour Derain.
Mais, précisément, les Demoiselles d’Avignon, comme les
esquisses qui les ont précédées, comme le Grand Nu de Braque qui suit
immédiatement, échappent à cette définition. Tous deux sont familiers du
Louvre mais aussi de la statuaire africaine, qu’ils regardent au musée
de l’Homme. En 1906 à Gosol, en Espagne, Picasso découvre la sculpture
ibérique qui va l’amener à rompre, un autoportrait en témoigne à l’envi,
avec l’élégance mélancolique de ses périodes bleue et rose. Il
entreprend alors un travail de construction et de destruction de la
forme qui va donc aboutir aux Demoiselles. Mais, et c’est sans doute
essentiel, il ne s’agit pas seulement d’une démarche plastique. Un
proche de Picasso, le poète André Salmon, parlera de « bordel
philosophique ». On ne saurait sous-estimer le climat intellectuel dans
lequel baigne Picasso, ni le fait qu’il réalise son tableau avec près de
lui une photo de femmes noires dont les regards semblent défier le
colonisateur qui la prend. Son tableau est lui aussi un défi et une
conception entièrement neuve de la peinture. Il ne s’agit plus de
représenter mais de signifier, y compris en donnant à voir le réel de
manière éclatée. Apollinaire parlera de dissection et de chirurgie.
C’est un basculement majeur dans l’histoire de la
peinture, en une période où sont mises en cause les certitudes.
L’anarchisme, d’où vient le Picasso de l’époque, le marxisme, Freud mais
aussi Nietzsche augurent ce que l’on appellera plus tard les
philosophies du soupçon. En d’autres termes, le réel n’est pas tel qu’il
se présente sous la forme rassurante de l’idéologie bourgeoise. Dès
lors, le cubisme de Braque et de Picasso, dont on dira qu’ils
travaillent en cordée jusqu’à ne pas signer leurs tableaux de telle
sorte qu’ils paraissent interchangeables, va cesser de jouer aux cubes.
Ce qu’ils proposent, c’est une reconstruction fragmentée du réel, par
facettes fonctionnant comme autant de signes. Par la suite, ils vont
intégrer ces signes même dans la surface du tableau avec des papiers
collés, des coupures de journaux dont ceux, pour Picasso, qui évoquent
les menaces que fait peser sur la paix en Europe la guerre des Balkans.
Il est frappant de constater, de ce point de vue, que cette approche du
réel par destruction et reconstruction précède tout juste la
phénoménologie du philosophe Edmund Husserl, qui écrit en 1913 que le
réel, qui ne peut se saisir que par facettes, se reconstitue en quelque
sorte dans la pensée. Nous ne pouvons pas voir la table qui est devant
nous dans sa totalité mais, si l’on peut dire, elle nous fait signe en
tant que table.
Une grande place aux peintres de la deuxième génération du cubisme
De ce point de vue, il est évident que Braque, et plus
encore Picasso, surplombent cette vaste exposition quand bien même elle
fait une très grande place aux peintres de la deuxième génération du
cubisme, pour l’essentiel dans les années 1912 à 1914, où vont se faire
jour également certaines influences comme celle du futurisme italien.
Juan Gris, Metzinger, Herbin, Gleizes, Le Fauconnier, Robert et Sonia
Delaunay, Picabia au bord de l’abstraction, proposent des toiles
ambitieuses mais où l’esthétique l’emporte sur la mise en question de la
peinture elle-même. Fernand Léger va au-delà, y compris avec
« l’expérience du front » que partageront également Braque, André Mare,
dont le cubisme servira à créer des camouflages, et tant d’autres. « Il
n’y a pas plus cubiste qu’une guerre comme celle-là qui te divise plus
ou moins proprement un bonhomme en plusieurs morceaux et qui l’envoie
aux quatre points cardinaux. » (Léger)
La dernière salle de l’exposition, juste avant la sortie,
pose autrement encore le problème avec Mondrian, Malevitch, Duchamp et
sa fameuse Roue de bicyclette de 1913. L’art ne sera plus jamais comme
avant.