Comme
la chemise du tableau de Courbet, le voile semble enfin levé sur
l’Origine du monde. Qui était donc cette « femme nue sans pieds et sans
tête », pour reprendre les mots de Léon Gambetta, l’un des rares
privilégiés à l’avoir entrevu à l’époque, soit peu après 1866. Diverses
hypothèses ont longtemps couru, l’une des plus répandues attribuant le
corps du délit à Joanna Hiffernan, maîtresse de Courbet dans ces mêmes
années. Sauf que sa magnifique chevelure rousse s’accordait mal avec la
tonalité dominante de l’origine originale. La résolution de l’énigme
tient à la fois de l’enquête policière, de l’érudition et d’une lecture
erronée. Là ou l’on croyait lire le mot interview, il fallait lire,
intérieur, « l’intérieur » de Constance Quéniaux.
Maîtresse d’un très riche diplomate turc
Claude Schopp, auteur et spécialiste reconnu d’Alexandre
Dumas, étudie la correspondance de George Sand et Alexandre Dumas fils
dans la période qui suit la Commune de Paris qu’ils rejettent, lorsqu’il
tombe sur des lignes de ce dernier à propos de Courbet dont on sait
qu’il fut communard et que lui fut faussement attribuée la mise à bas de
la très phallique colonne Vendôme. D’où la haine, un brin œdipienne, de
l’auteur de la Dame aux camélias à l’égard du peintre, lui qui appelait
« la bonne dame de Nohant » maman : « Courbet est sans excuse, voilà
pourquoi je suis tombé dessus. Quand on a son talent, qui, sans être
exceptionnel, est remarquable et intéressant, on n’a pas le droit d’être
aussi orgueilleux, aussi insolent et aussi lâche – sans compter qu’on
ne peint pas de son pinceau le plus délicat, et le plus sonore
l’interview de Mlle Queniault (sic) de l’Opéra, pour le Turc qui s’y
hébergeait de tems en tems (sic), le tout de grandeur naturelle et de
grandeur naturelle aussi, deux femmes se passant d’hommes. » On laisse
ici les passages de la même lettre où Courbet est traité de polype de
l’art, de voyou, d’ignorant, etc. Pour les deux femmes se passant
d’hommes, le propos est clair. Il s’agit du tableau intitulé le Sommeil,
représentant en effet deux femmes enlacées, aujourd’hui exposé au Petit
Palais à Paris. Mais qu’est-ce donc que cette « interview » de
Mlle Queniault, s’interroge Claude Schopp. Et de plonger aussitôt à la
bibliothèque nationale dans le Folio 295 du manuscrit 24812 où se trouve
la lettre de Dumas fils. « J’en acquis la certitude absolue qu’il avait
bien écrit l’intérieur de Mlle Queniault et non l’interview de Mlle
Queniault (...) Cet intérieur ne pouvait être que l’Origine du monde,
tableau provocateur que le Turc Khalil-Bey avait également commandé à
Gustave Courbet »…
De fait, Mlle Quéniaux, et non Quenault, danseuse de
l’Opéra, était bien la maîtresse du très riche diplomate turc, installé à
Paris depuis 1865 après avoir été ambassadeur de la Sublime Porte à
Saint-Pétersbourg, présenté par la presse de l’époque comme « l’un des
hommes les plus spirituels que l’Orient nous ait envoyés », joueur
invétéré de sommes fabuleuses, amateur d’art, de tableaux et de femmes.
Mais qui est-elle cette demoiselle Constance Quéniaux ? C’est son
portrait que dresse Claude Schopp, avec une évidente empathie. Quand
elle accepte semble-t-il de poser pour Courbet pour cette incroyable
peinture, à la condition, aurait-elle exigé, qu’on ne la reconnaisse pas
– c’est raté cent cinquante ans après –, elle ne danse plus depuis
quelques années. Elle fait désormais partie de ce monde des
demi-mondaines, fastueusement entretenues pour celles qui réussissent,
telles que les décrivent les frères Goncourt : « Au retour, rencontré en
équipages fringants, roses aux oreilles des chevaux, toutes les biches,
toute la haute bicherie de Paris, plus régnantes, plus triomphantes que
jamais. » Nombre d’entre elles ont commencé comme de jeunes faons en
proies faciles pour les prédateurs. C’est le cas de Constance.
L’Opéra de Paris est un terrain de chasse
Née sans père le 9 juillet 1832 à Saint-Quentin d’une mère
très modeste, elle entre à l’âge de 14 ans à l’Opéra de Paris. Les
jeunes danseuses sont très mal payées et l’Opéra est un terrain de
chasse. Elle va toutefois monter dans la hiérarchie de la danse,
jusqu’au statut de seconde danseuse, avec un salaire confortable. Elle
fait partie du groupe de femmes dont s’entoure le compositeur Auber
vieillissant. On ignore précisément ce qu’elle fait, ou plutôt la liste
de ses bienfaiteurs après 1859 quand elle quitte la danse. On trouve
d’elle dans les Chroniques parisiennes de Jules Poignant un portrait
flatteur : « Une femme du monde, et du meilleur. » Elle finira ses jours
en « femme de bien », particulièrement avec l’Orphelinat des arts, sans
que l’on sache d’où lui vient son aisance matérielle après la chute de
Khalil-Bey à la suite d’énormes pertes au jeu, dès 1868.
Jacques Lacan ne dévoile la toile qu’aux intimes
Le tableau disparaît jusqu’en 1889 où Edmond de Goncourt
le voit chez un marchand d’art, masqué par un autre tableau. Il passera
ensuite dans différentes mains pour se retrouver en 1954 dans celles de
Jacques Lacan. Le psychanalyste, comme ses prédécesseurs, le masquera
par un autre tableau, d’André Masson, pour ne le montrer qu’aux intimes.
En 1993, ses héritiers le remettront en dation au musée d’Orsay,
l’Humanité saluant alors le tableau en le reproduisant en une.
On sait maintenant que l’Origine du monde était une femme
venue du peuple qui s’appelait Constance. On ne peut que citer ici
l’émouvante conclusion de Claude Schopp : « Celle qui fut le modèle de
l’Origine du monde, l’un des tableaux les plus célèbres de l’histoire de
la peinture, appelle au fond les femmes, toutes les femmes, à
combattre. Certes, elle a dû, un temps, se prêter aux désirs des hommes,
mais c’est, à la fin, pour en triompher. Lorsque le lecteur de
l’histoire de sa vie visitera désormais le musée d’Orsay, sans doute
jettera-t-il un regard nouveau sur l’œuvre de Courbet. Ce ne sera plus,
offerte à ses yeux, une chair anonyme, mais un corps triomphant. »
L’Origine du monde, vie du modèle, de Claude Schopp, avec Sylvie Aubenas. Éditions Phébus. En librairie le 4 octobre.