"L'origine du monde" : elle s'appelait Constance Quéniaux

publié le 29 sept. 2018, 09:18 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 25 août 2020, 10:25 ]

    Claude Schopp, spécialiste de Dumas, en résolvant l’énigme de l’Origine du monde, dresse avec une profonde empathie le portrait de celle qui fut le modèle de Courbet.
    Jeudi, 27 Septembre, 2018
    Courbet, L'origine du monde (1866) , musée d'Orsay.

    Comme la chemise du tableau de Courbet, le voile semble enfin levé sur l’Origine du monde. Qui était donc cette « femme nue sans pieds et sans tête », pour reprendre les mots de Léon Gambetta, l’un des rares privilégiés à l’avoir entrevu à l’époque, soit peu après 1866. Diverses hypothèses ont longtemps couru, l’une des plus répandues attribuant le corps du délit à Joanna Hiffernan, maîtresse de Courbet dans ces mêmes années. Sauf que sa magnifique chevelure rousse s’accordait mal avec la tonalité dominante de l’origine originale. La résolution de l’énigme tient à la fois de l’enquête policière, de l’érudition et d’une lecture erronée. Là ou l’on croyait lire le mot interview, il fallait lire, intérieur, « l’intérieur » de Constance Quéniaux.

Maîtresse d’un très riche diplomate turc

    Claude Schopp, auteur et spécialiste reconnu d’Alexandre Dumas, étudie la correspondance de George Sand et Alexandre Dumas fils dans la période qui suit la Commune de Paris qu’ils rejettent, lorsqu’il tombe sur des lignes de ce dernier à propos de Courbet dont on sait qu’il fut communard et que lui fut faussement attribuée la mise à bas de la très phallique colonne Vendôme. D’où la haine, un brin œdipienne, de l’auteur de la Dame aux camélias à l’égard du peintre, lui qui appelait « la bonne dame de Nohant » maman : « Courbet est sans excuse, voilà pourquoi je suis tombé dessus. Quand on a son talent, qui, sans être exceptionnel, est remarquable et intéressant, on n’a pas le droit d’être aussi orgueilleux, aussi insolent et aussi lâche – sans compter qu’on ne peint pas de son pinceau le plus délicat, et le plus sonore l’interview de Mlle Queniault (sic) de l’Opéra, pour le Turc qui s’y hébergeait de tems en tems (sic), le tout de grandeur naturelle et de grandeur naturelle aussi, deux femmes se passant d’hommes. » On laisse ici les passages de la même lettre où Courbet est traité de polype de l’art, de voyou, d’ignorant, etc. Pour les deux femmes se passant d’hommes, le propos est clair. Il s’agit du tableau intitulé le Sommeil, représentant en effet deux femmes enlacées, aujourd’hui exposé au Petit Palais à Paris. Mais qu’est-ce donc que cette « interview » de Mlle Queniault, s’interroge Claude Schopp. Et de plonger aussitôt à la bibliothèque nationale dans le Folio 295 du manuscrit 24812 où se trouve la lettre de Dumas fils. « J’en acquis la certitude absolue qu’il avait bien écrit l’intérieur de Mlle Queniault et non l’interview de Mlle Queniault (...) Cet intérieur ne pouvait être que l’Origine du monde, tableau provocateur que le Turc Khalil-Bey avait également commandé à Gustave Courbet »…

    De fait, Mlle Quéniaux, et non Quenault, danseuse de l’Opéra, était bien la maîtresse du très riche diplomate turc, installé à Paris depuis 1865 après avoir été ambassadeur de la Sublime Porte à Saint-Pétersbourg, présenté par la presse de l’époque comme « l’un des hommes les plus spirituels que l’Orient nous ait envoyés », joueur invétéré de sommes fabuleuses, amateur d’art, de tableaux et de femmes. Mais qui est-elle cette demoiselle Constance Quéniaux ? C’est son portrait que dresse Claude Schopp, avec une évidente empathie. Quand elle accepte semble-t-il de poser pour Courbet pour cette incroyable peinture, à la condition, aurait-elle exigé, qu’on ne la reconnaisse pas – c’est raté cent cinquante ans après –, elle ne danse plus depuis quelques années. Elle fait désormais partie de ce monde des demi-mondaines, fastueusement entretenues pour celles qui réussissent, telles que les décrivent les frères Goncourt : « Au retour, rencontré en équipages fringants, roses aux oreilles des chevaux, toutes les biches, toute la haute bicherie de Paris, plus régnantes, plus triomphantes que jamais. » Nombre d’entre elles ont commencé comme de jeunes faons en proies faciles pour les prédateurs. C’est le cas de Constance.

L’Opéra de Paris est un terrain de chasse

    Née sans père le 9 juillet 1832 à Saint-Quentin d’une mère très modeste, elle entre à l’âge de 14 ans à l’Opéra de Paris. Les jeunes danseuses sont très mal payées et l’Opéra est un terrain de chasse. Elle va toutefois monter dans la hiérarchie de la danse, jusqu’au statut de seconde danseuse, avec un salaire confortable. Elle fait partie du groupe de femmes dont s’entoure le compositeur Auber vieillissant. On ignore précisément ce qu’elle fait, ou plutôt la liste de ses bienfaiteurs après 1859 quand elle quitte la danse. On trouve d’elle dans les Chroniques parisiennes de Jules Poignant un portrait flatteur : « Une femme du monde, et du meilleur. » Elle finira ses jours en « femme de bien », particulièrement avec l’Orphelinat des arts, sans que l’on sache d’où lui vient son aisance matérielle après la chute de Khalil-Bey à la suite d’énormes pertes au jeu, dès 1868.

Jacques Lacan ne dévoile la toile qu’aux intimes

    Le tableau disparaît jusqu’en 1889 où Edmond de Goncourt le voit chez un marchand d’art, masqué par un autre tableau. Il passera ensuite dans différentes mains pour se retrouver en 1954 dans celles de Jacques Lacan. Le psychanalyste, comme ses prédécesseurs, le masquera par un autre tableau, d’André Masson, pour ne le montrer qu’aux intimes. En 1993, ses héritiers le remettront en dation au musée d’Orsay, l’Humanité saluant alors le tableau en le reproduisant en une.

    On sait maintenant que l’Origine du monde était une femme venue du peuple qui s’appelait Constance. On ne peut que citer ici l’émouvante conclusion de Claude Schopp : « Celle qui fut le modèle de l’Origine du monde, l’un des tableaux les plus célèbres de l’histoire de la peinture, appelle au fond les femmes, toutes les femmes, à combattre. Certes, elle a dû, un temps, se prêter aux désirs des hommes, mais c’est, à la fin, pour en triompher. Lorsque le lecteur de l’histoire de sa vie visitera désormais le musée d’Orsay, sans doute jettera-t-il un regard nouveau sur l’œuvre de Courbet. Ce ne sera plus, offerte à ses yeux, une chair anonyme, mais un corps triomphant. »

    L’Origine du monde, vie du modèle, de Claude Schopp, avec Sylvie Aubenas. Éditions Phébus. En librairie le 4 octobre.
    

                                                                                                                                    Maurice Ulrich

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