La révolution de Braque et Picasso durant l’été 1912 à Sorgues ... par J.-P. Jouffroy

publié le 28 oct. 2012, 02:53 par Jean-Pierre Rissoan

     par Jean-Pierre Jouffroy

    historien, peintre, graveur, sculpteur.


    l y a cent ans, les peintres Picasso et Braque se rencontrent à Sorgues (Vaucluse). Durant trois mois, ils mènent un travail en commun : un tournant capital dans l’histoire de l’art qui rompt définitivement avec le système figuratif de la Renaissance.

La Renaissance a créé un ensemble cohérent constituant une conception du monde et un mode d’action. Cet ensemble a été fissuré en vingt-cinq ans dans toutes les disciplines. En physique et en général dans les sciences de la nature, en littérature, en musique, dans l’architecture…

La cohérence de la vision du monde de la Renaissance se manifestait dans la figuration picturale par quelques axiomes irréfragables que le modernisme a mis en doute :

1 – que la ligne droite est une réalité physique indépendante de l’invention humaine et non une création de celle-ci ;

2 – que la matière (et donc l’espace) est continue ;

3 – que par un point on peut faire passer une parallèle à une droite et une seule ;

qu’en conséquence, les outils de la figuration de l’espace relèvent de la géométrie perspective et que la représentation du volume des objets est strictement dépendante de la répartition de l’ombre et de la lumière.

Il appartenait à une petite cohorte d’hommes de produire dans la peinture la révolution dont le monde visuel avait besoin pour former une nouvelle cohérence une fois éclatée la précédente.

Parmi ces hérauts du monde nouveau appelé modernisme, les deux amis ensemble, à deux pas l’un de l’autre, pendant l’été 1912 à Sorgues (Vaucluse), ont été responsables d’une des étapes particulièrement importantes.

    L’événement qu’a constitué ce séjour à Sorgues au cours de l’été 1912 de deux des très importants peintres du XXe siècle ne permet pas un récit. Il s’agit de quelque chose de proprement inénarrable, cela provient du fait que nous manque un élément capital de leur connexion : ce qu’ils se sont dit au cours de leurs rencontres matinales quotidiennes et qui est le corps théorique de leur action commune.

    Cet épisode est significatif de la maturité du mouvement novateur de la peinture qui caractérise le cubisme. Il ne s’agit pourtant pas d’une entreprise fusionnelle. Ce sont deux êtres non pareils qui sont attelés à la même tâche, leur complémentarité repose sur leurs différences. Braque est le descendant d’une certaine tradition française très appliquée, très concentrée sur la qualité de matière de chaque centimètre carré de tableau, avec un grand souci d’homogénéité, qui se transmet de génération en génération depuis les frères Limbourg (Les Très Riches Heures du duc de Berry), depuis Fouquet en passant par Chardin et Corot. Picasso est tributaire d’une autre lignée, l’espagnole, où l’emportement se conjugue avec la vitesse à peindre et la virtuosité, depuis le Gréco jusqu’à Goya en passant par la prestesse de Velázquez et son toucher magique, celui même dont Hemingway signale qu’il est «el rey de los pintores».

    Pendant les six ans de leur compagnonnage, de 1908 à 1914, il n’y a pas de préséance entre eux, ce qui est étonnant vu le caractère dominateur que l’on prête à Picasso, il n’y a pas de recherche de supériorité. Tout juste parfois, pour Braque, un marquage d’antériorité, mais qui le conduisait immédiatement à faire profiter l’autre de l’une de ses nouveautés. Il y a un travail élaboré en commun au cours des interminables dialogues matinaux, bien que l’exécution s’opère chacun pour soi, avant la communication chacun pour l’autre. De ces échanges verbaux, nous avons le témoignage de Marcelle Braque : «Les deux étaient là-haut et se parlaient sans cesse !» Braque confirme plus tard cette constatation. Ils parlaient de quoi ces deux-là ? Métier certainement, mais nous n’en saurons rien ; complices, ils avaient décidé ensemble après les Demoiselles d’Avignon, fin 1907, de ne signer ni l’un ni l’autre au recto de leurs toiles. Et de ne rien dire. Ne rien dire : pas de redoublement du tableau, pas une parole qui, d’ailleurs, n’est pas apte à le faire. La peinture n’a pas de double. Elle est argument par elle-même. Le «sujet» est une imposture ou, au mieux, comme disait Cézanne, un «motif». Le tableau doit se débrouiller tout seul dans ses rapports avec son regardeur, cela suppose sans doute un certain travail de la part du découvreur. Le regard sur une peinture est un échange de travail. C’est la source du plaisir esthétique. Quel sens a cet attelage qu’André Breton appelle «la cordée héroïque» ?

    La rupture avec le système figuratif issu de la Renaissance s’est effectuée en plusieurs étapes. Dans un premier temps impressionniste, la division de la touche porte un coup à l’axiome de la continuité de l’espace, c’est-à-dire de la matière, et ouvre la porte à une radicalisation qui commence avec Cézanne. Ce n’est pas pour rien que Braque et Picasso s’en réclament. Introduisant une nouvelle géométrie, les Demoiselles d’Avignon en avaient fini avec le romantisme tout en brisant les catégories spatiales euclidiennes. Mais demeurait une conception de la forme qui reposait sur la répartition de la lumière et de l’ombre, présentées dans chacune des facettes figuratives des objets dans le cubisme analytique. L’effort conjoint de l’été 1912 à Sorgues va permettre de se séparer de cette conception grâce à quelques trouvailles matérielles de Braque aussitôt assimilées par Picasso qui les pousse dans leurs derniers retranchements. Le papier collé, puis le papier peint collé qui substitue son étrangeté au modèle pictural. Et du coup, la ronde bosse éradiquée, la couleur peut réapparaître. Braque a trouvé par hasard dans une boutique de papier peint en Avignon un rouleau en faux bois qui vient remplacer la technique du faux bois au peigne que Braque avait héritée de son ancien métier de décorateur et qu’il avait montrée à son compagnon. Et voilà que les violons et les guitares si chères aux deux hommes se fabriquent en faux faux bois. Les calembours passent du verbal au pictural. Jeux de formes. Mais, quant à la question de la forme, à sa conception, si celle du cubisme analytique offre le spectacle des facettes, reflétant, si l’on peut dire, la diversité des points de vue multipliés, encore s’agit-il de quelque chose d’homogène. Le cubisme analytique nous débarrasse de la perspective, des lois euclidiennes d’airain, mais ne le peut qu’en respectant la sacro-sainte unité que suggère le passage progressif de l’ombre à la lumière. Le papier collé – et surtout le papier peint ou imprimé – nous introduit, de force, dans un monde hétérogène. Avec aussi bien des plaisanteries comme ce bout de journal collé par Picasso dans sa Guitare, partition et verre, de novembre 1912, dans le bas de la composition, qui proclame «La bataille s’est engagée».

    Picasso et Braque auraient pu se disputer l’antériorité s’ils avaient eu ce mauvais esprit. La nature morte à la chaise cannée, peinte sur un fac-similé de cannage imprimé, date de mai et de Paris. Les lettres au pochoir et l’usage du papier peint, c’est Braque. Cette préfiguration du cubisme synthétique, c’est œuvre commune. La révolution est en train de s’accomplir. Il s’agit d’un changement de statut de la figuration. On ne constate plus de réel, on le transforme et on appelle à sa transformation. Les années de 1907 à 1914 sont le passage d’un système figuratif à un autre, avec un changement complet de méthode pour manifester un rapport au réel. Et, dans ces années, les trois mois de travail en commun à Sorgues de l’été 1912 sont un tournant capital. Quand, au milieu de l’été 1914, Picasso conduit Braque en uniforme à la gare pour la guerre qui les sépare, un cycle de l’histoire de l’art se referme.

    À une dame qui lui faisait le reproche que sa musique ne fut pas naturelle, Anton Webern répondit qu’il était peut-être temps qu’elle devienne enfin humaine.

    C’est ce type de révolution qu’on doit mettre à l’actif de Braque et Picasso et particulièrement de ce «covoiturage» de l’été 1912 à Sorgues. Les papiers collés, morceaux de journaux ou faux faux bois ont mis l’ombre dehors, et avec elle l’homogénéité sacrée de la Renaissance et de sa croyance qu’en fabriquant des doubles du réel on allait le maîtriser. Les deux athlètes ont fait sortir du champ de l’esthétique l’idée même de duplication si chère aux aristotéliciens.

 

Jean-Pierre Jouffroy donnera une conférence sur ce sujet en décembre prochain à Sorgues.

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