par Jean-Pierre Jouffroy
historien, peintre, graveur, sculpteur.
l y a cent ans, les peintres Picasso et Braque se
rencontrent à Sorgues (Vaucluse). Durant trois mois, ils mènent un
travail en commun : un tournant capital dans l’histoire de l’art qui
rompt définitivement avec le système figuratif de la Renaissance.
La Renaissance a créé un ensemble cohérent constituant une
conception du monde et un mode d’action. Cet ensemble a été fissuré en
vingt-cinq ans dans toutes les disciplines. En physique et en général
dans les sciences de la nature, en littérature, en musique, dans
l’architecture…
La cohérence de la vision du monde de la Renaissance se manifestait
dans la figuration picturale par quelques axiomes irréfragables que le
modernisme a mis en doute :
1 – que la ligne droite est une réalité physique indépendante de
l’invention humaine et non une création de celle-ci ;
2 – que la matière (et donc l’espace) est continue ;
3 – que par un point on peut faire passer une parallèle à une droite
et une seule ;
qu’en conséquence, les outils de la figuration de l’espace relèvent
de la géométrie perspective et que la représentation du volume des
objets est strictement dépendante de la répartition de l’ombre et de la
lumière.
Il appartenait à une petite cohorte d’hommes de produire dans la
peinture la révolution dont le monde visuel avait besoin pour former une
nouvelle cohérence une fois éclatée la précédente.
Parmi ces hérauts du monde nouveau appelé modernisme, les deux amis
ensemble, à deux pas l’un de l’autre, pendant l’été 1912 à Sorgues
(Vaucluse), ont été responsables d’une des étapes particulièrement
importantes.
L’événement qu’a constitué ce séjour à Sorgues au cours de l’été 1912
de deux des très importants peintres du XXe siècle ne permet pas un
récit. Il s’agit de quelque chose de proprement inénarrable, cela
provient du fait que nous manque un élément capital de leur connexion :
ce qu’ils se sont dit au cours de leurs rencontres matinales
quotidiennes et qui est le corps théorique de leur action commune.
Cet épisode est significatif de la maturité du mouvement novateur de
la peinture qui caractérise le cubisme. Il ne s’agit pourtant pas d’une
entreprise fusionnelle. Ce sont deux êtres non pareils qui sont attelés à
la même tâche, leur complémentarité repose sur leurs différences.
Braque est le descendant d’une certaine tradition française très
appliquée, très concentrée sur la qualité de matière de chaque
centimètre carré de tableau, avec un grand souci d’homogénéité, qui se
transmet de génération en génération depuis les frères Limbourg (Les
Très Riches Heures du duc de Berry), depuis Fouquet en passant par
Chardin et Corot. Picasso est tributaire d’une autre lignée,
l’espagnole, où l’emportement se conjugue avec la vitesse à peindre et
la virtuosité, depuis le Gréco jusqu’à Goya en passant par la prestesse
de Velázquez et son toucher magique, celui même dont Hemingway signale
qu’il est «el rey de los pintores».
Pendant les six ans de leur compagnonnage, de 1908 à 1914, il n’y a
pas de préséance entre eux, ce qui est étonnant vu le caractère
dominateur que l’on prête à Picasso, il n’y a pas de recherche de
supériorité. Tout juste parfois, pour Braque, un marquage d’antériorité,
mais qui le conduisait immédiatement à faire profiter l’autre de l’une
de ses nouveautés. Il y a un travail élaboré en commun au cours des
interminables dialogues matinaux, bien que l’exécution s’opère chacun
pour soi, avant la communication chacun pour l’autre. De ces échanges
verbaux, nous avons le témoignage de Marcelle Braque : «Les deux
étaient là-haut et se parlaient sans cesse !» Braque confirme plus tard
cette constatation. Ils parlaient de quoi ces deux-là ? Métier
certainement, mais nous n’en saurons rien ; complices, ils avaient
décidé ensemble après les Demoiselles d’Avignon, fin 1907, de ne signer
ni l’un ni l’autre au recto de leurs toiles. Et de ne rien dire. Ne rien
dire : pas de redoublement du tableau, pas une parole qui, d’ailleurs,
n’est pas apte à le faire. La peinture n’a pas de double. Elle est
argument par elle-même. Le «sujet» est une imposture ou, au mieux,
comme disait Cézanne, un «motif». Le tableau doit se débrouiller tout
seul dans ses rapports avec son regardeur, cela suppose sans doute un
certain travail de la part du découvreur. Le regard sur une peinture est
un échange de travail. C’est la source du plaisir esthétique. Quel sens
a cet attelage qu’André Breton appelle «la cordée héroïque» ?
La rupture avec le système figuratif issu de la Renaissance s’est
effectuée en plusieurs étapes. Dans un premier temps impressionniste, la
division de la touche porte un coup à l’axiome de la continuité de
l’espace, c’est-à-dire de la matière, et ouvre la porte à une
radicalisation qui commence avec Cézanne. Ce n’est pas pour rien que
Braque et Picasso s’en réclament. Introduisant une nouvelle géométrie,
les Demoiselles d’Avignon en avaient fini avec le romantisme tout en
brisant les catégories spatiales euclidiennes. Mais demeurait une
conception de la forme qui reposait sur la répartition de la lumière et
de l’ombre, présentées dans chacune des facettes figuratives des objets
dans le cubisme analytique. L’effort conjoint de l’été 1912 à Sorgues va
permettre de se séparer de cette conception grâce à quelques
trouvailles matérielles de Braque aussitôt assimilées par Picasso qui
les pousse dans leurs derniers retranchements. Le papier collé, puis le
papier peint collé qui substitue son étrangeté au modèle pictural. Et du
coup, la ronde bosse éradiquée, la couleur peut réapparaître. Braque a
trouvé par hasard dans une boutique de papier peint en Avignon un
rouleau en faux bois qui vient remplacer la technique du faux bois au
peigne que Braque avait héritée de son ancien métier de décorateur et
qu’il avait montrée à son compagnon. Et voilà que les violons et les
guitares si chères aux deux hommes se fabriquent en faux faux bois. Les
calembours passent du verbal au pictural. Jeux de formes. Mais, quant à
la question de la forme, à sa conception, si celle du cubisme analytique
offre le spectacle des facettes, reflétant, si l’on peut dire, la
diversité des points de vue multipliés, encore s’agit-il de quelque
chose d’homogène. Le cubisme analytique nous débarrasse de la
perspective, des lois euclidiennes d’airain, mais ne le peut qu’en
respectant la sacro-sainte unité que suggère le passage progressif de
l’ombre à la lumière. Le papier collé – et surtout le papier peint ou
imprimé – nous introduit, de force, dans un monde hétérogène. Avec aussi
bien des plaisanteries comme ce bout de journal collé par Picasso dans
sa Guitare, partition et verre, de novembre 1912, dans le bas de la
composition, qui proclame «La bataille s’est engagée».
Picasso et Braque auraient pu se disputer l’antériorité s’ils avaient
eu ce mauvais esprit. La nature morte à la chaise cannée, peinte sur un
fac-similé de cannage imprimé, date de mai et de Paris. Les lettres au
pochoir et l’usage du papier peint, c’est Braque. Cette préfiguration du
cubisme synthétique, c’est œuvre commune. La révolution est en train de
s’accomplir. Il s’agit d’un changement de statut de la figuration. On
ne constate plus de réel, on le transforme et on appelle à sa
transformation. Les années de 1907 à 1914 sont le passage d’un système
figuratif à un autre, avec un changement complet de méthode pour
manifester un rapport au réel. Et, dans ces années, les trois mois de
travail en commun à Sorgues de l’été 1912 sont un tournant capital.
Quand, au milieu de l’été 1914, Picasso conduit Braque en uniforme à la
gare pour la guerre qui les sépare, un cycle de l’histoire de l’art se
referme.
À une dame qui lui faisait le reproche que sa musique ne fut pas
naturelle, Anton Webern répondit qu’il était peut-être temps qu’elle
devienne enfin humaine.
C’est ce type de révolution qu’on doit mettre à l’actif de Braque et
Picasso et particulièrement de ce «covoiturage» de l’été 1912 à
Sorgues. Les papiers collés, morceaux de journaux ou faux faux bois ont
mis l’ombre dehors, et avec elle l’homogénéité sacrée de la Renaissance
et de sa croyance qu’en fabriquant des doubles du réel on allait le
maîtriser. Les deux athlètes ont fait sortir du champ de l’esthétique
l’idée même de duplication si chère aux aristotéliciens.
Jean-Pierre Jouffroy donnera une conférence sur ce sujet en décembre
prochain à Sorgues.