II. La REVOLUTION et ses musées, LYON et ses canuts… (2ème partie)

publié le 27 juin 2011, 06:58 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 8 juil. 2011, 09:03 ]
  04/11/2010  

LES CANUTS A GADAGNE


Par Lucien BERGERY,

professeur de lettres.

 

Dans son édito, sous la plume d'Henriette Moissonnier, l'Esprit Canut N° 15 avançait des réserves sur la place accordée à l'histoire des tisseurs de soie au musée Gadagne, récemment restructuré. L'article qui suit ne cherche pas la polémique. Il se veut simplement le compte-rendu critique d'une visite attentive du patrimoine canut présenté au musée d'histoire de Lyon. Il n'aborde pas ici des questions plus générales comme les choix architecturaux ou muséographiques d'ensemble qui ont présidé à cette restructuration. Il ne prétend pas non plus à l'exhaustivité dans ses analyses. Aussi invite-t-il les lecteurs à (re)visiter ce beau palais Renaissance pour donner leur avis et enrichir la réflexion sur la valorisation du patrimoine que nous ont légué les canuts.

Arrêtons-nous dans chacune des salles où cet aspect essentiel de l'histoire de Lyon et des Lyonnais est abordé (ou aurait pu l'être!).

LES SALLES 6, 7, 8, 9, consacrées à la Renaissance, n'exposent aucun document relatif à l'introduction de la fabrique d'étoffes de soie et de velours à Lyon. Il faut avoir recours aux cartels[1] de la salle 8 pour que soient mentionnés brièvement la décision de François 1er en 1536, d'accorder un privilège à deux commerçants piémontais : Barthélémy Naris et Etienne Turquet[2], et leur recours, dans un premier temps, à une main-d’œuvre génoise. L'audio-guide, encore plus rapide dans ses explications, ne prononce même pas le nom des deux entrepreneurs italiens. Rien n'est dit précisément, ou si peu, des enjeux qui ont motivé cette implantation du tissage de la soie à Lyon, des conditions dans lesquelles elle s'est réalisée, ni de l'impact qu'elle a eu sur la cité. Elle apparaît comme un élément parmi d'autres, de nature plus artistique qu'économique, de la Renaissance à Lyon, alors qu'elle s'affirme, dès 1550, comme la première industrie de la cité, avec plus de 12000 employés.

La SALLE 14 est consacrée à la fabrique de soierie aux XVIIème et XVIIIème siècles. Le métier à la grande tire de Claude Dangon[3] (remonté par l'association Soierie Vivante), trône au centre de la pièce comme un grand squelette oublié. On nous dit bien quelques mots sur son histoire glorieuse, sur son fonctionnement, mais rien, ou si peu, sur la sueur, les larmes, les rêves, les luttes qu'il symbolise déjà. Des tables-vitrines présentent côte à côte: Philippe de la Salle[4], la panoplie du tisseur, des arrêts et règlements... Des vitrines murales exposent des outils divers et des documents sur des communautés professionnelles dont la place peut sembler incongrue ici : maîtres-maçons, maîtres- ouvriers en fer blanc, faiseurs de parasols... On a l'impression d'une accumulation assez hétéroclite autour du métier à la grande tire, héros abandonné de la salle 14. Là encore vous devez avoir recours aux cartels pour éclairer votre lanterne sur l'expansion et les techniques de la fabrique au XVIIème siècle.

LA SALLE 18, celle de la révolution à Lyon, laisse totalement sous silence les événements de 1786 qui ont ébranlé le pouvoir consulaire et le prévôt des marchands : Tolozan de Montfort[5]. La révolte des Deux Sous, initiée par les ouvriers en soie rejoints par d'autres corps de métiers, qui porte en elle les prémices de la révolution et des luttes sociales ultérieures, est invisible au musée Gadagne. Le public devra se satisfaire, via l'audioguide, d'une allusion très rapide aux « émeutes populaires réprimées par Imbert Colomès avant 1790[6]».

LA SALLE 19, consacrée à Napoléon Bonaparte, homme providentiel des Lyonnais, évoque trop rapidement la création de la Condition des Soies en 1805, et celle du Conseil des Prudhommes en 1806,

LA SALLE 21, sur les mouvements sociaux au XIXème siècle est bien sûr la plus importante consacrée aux canuts. Le métier Jacquard y tient la place centrale. Un portrait de son créateur accompagné de son compas et de cinq lignes de commentaire constituent l'essentiel de la mise en perspective de cette invention déterminante dans l'évolution des métiers des tisseurs aux XIXème et XXème siècles. Le métier Jacquard est beau mais muet ! Et il restera muet puisqu'il n'est pas prévu de le faire fonctionner, même ponctuellement, pour des démonstrations publiques. C'est pourtant, avec le métier à la grande tire de la salle 14, la seule machine authentique des métiers du tissage exposée au musée. Une machine pour l'essai des soies en laboratoire est bien présente salle 21, mais en modèle réduit seulement ! Si vous désirez vous immerger dans l'atmosphère si particulière du lieu de vie et de travail du canut vous avez à votre disposition deux petits tableaux du XIXème siècle : « Atelier de canut » et «Atelier de tisseur ». Diable! faites travailler votre imagination !

Mais ce qui manque plus cruellement encore dans cette salle, c'est une présentation claire et structurée des luttes sociales et politiques menées par les ouvriers en soie. Les révoltes des canuts y sont bien sûr présentes par des lithographies, des rapports officiels, des coupures de presse, des affiches ... Mais le tout est placardé sur quelques mètres carrés dans le fond de la salle: il est bien difficile de distinguer les spécificités de chacune de ces révoltes... L'impression d'accumulation anarchique se double d'un sentiment de malaise : la terreur véhiculée par les émeutes populaires entraîne une réprobation générale très peu ou très mal pondérée par des messages d'espoir. L'impact de ces journées de lutte sur les grandes théories politiques des XIXème et XXème siècles et sur les révolutions à venir paraît à peine esquissé. Bakounine et Flora Tristan ne sont pas cités ; on doit épuiser la lecture d'un cartel pour découvrir cette phrase d'une concision saisissante et se terminant par des points de suspension éloquents: « Les révoltes des canuts influencent aussi les grands penseurs sociaux: les saint-simoniens, Karl Marx etc... ».

La dimension « laboratoire social » n'y est pas beaucoup plus valorisée. Bien sûr, on évoque l'existence de sociétés de secours mutuel (on peut même lire la carte de visite de celle des garçons limonadiers !). Mais la création du Commerce Véridique et Social, premier exemple d'une coopérative de consommateurs, n'est abordée que de façon incidente, presqu'involontairement semble-t-il, par l'entremise d'un carton d'invitation à « l'inauguration d'un monument de la coopération et à ses fondateurs lyonnais au Jardin des Plantes». Les noms de Michel Derrion[7] et Joseph Reynier semblent oubliés ou négligeables...

On peut également regretter que le travail de Ludovic Frobert[8] sur l'Echo de la Fabrique et la naissance de la presse ouvrière ne soit pas davantage traduit dans cette salle. Le public doit se contenter de 1' exemplaire n° 83 du 15 mars 1845, perdu au milieu d'une documentation hétéroclite. On aurait pu espérer la présence d'un ou deux postes informatiques pour consulter le site et lire ce journal en ligne.

La visite ne serait pas complète sans un petit passage SALLE 27 : Economie et Industrie au XIXème siècle. Vous aurez droit à trois minutes de film sur l'ouvrier-tisseur à son métier et sur les ateliers de soierie des usines Gillet. Mais, nostalgiques du « bistanclaque », ne vous réjouissez pas trop vite : le film est muet.

Aussi muet que le patrimoine canut présenté au musée.

N'allez pas plus loin : l'histoire des évolutions technologiques au XXème siècle, dans le domaine des nouveaux tissus par exemple, n'est pas abordée.

Les Canuts n'ont pas d'héritiers !

Bien sûr, nous dira-t-on, le musée d'histoire d'une grande ville ne peut être qu'un musée de synthèse et doit renvoyer le public vers les institutions culturelles qui déclinent plus précisément les grands thèmes. A Lyon, pour l'histoire des tisseurs de soie, on peut se tourner vers d'autres structures existantes. Le musée des Tissus et Arts Décoratifs (vitrine anthologique de 2000 ans d'histoire des tissus), la Maison des Canuts (espace pédagogique lié à un espace commercial), l'association Soierie Vivante (ateliers de démonstration sur d'authentiques lieux de tissage) ont certainement leur part dans la valorisation du patrimoine canut; mais, sans mésestimer leurs mérites respectifs, il paraît évident que l'histoire des tisseurs de soie n'a pas encore trouvé sa voie ni son espace à Lyon. Le musée Gadagne, certainement soumis à des contraintes d'espace, propose un parcours frustrant dans le patrimoine canut ; il laisse sous silence certaines données essentielles ou perd le visiteur dans une accumulation de documents divers sans réelle mise en perspective. Les cartels, souvent bien faits pourtant, ne suffisent pas à créer de la cohérence dans les aspects techniques, économiques, politiques et sociaux de la grande aventure des canuts. Les choix muséographiques donnent la priorité aux vitrines d'exposition au détriment d'autres supports : films (témoignages; interviews..) écrans informatiques (documents en ligne, jeux...), enregistrements sonores (conférences-débats, chants...), démonstrations... et créent une certaine uniformité. Le visiteur ne peut que rester passif.

Un nouveau lieu muséal est à naître : un lieu d'échanges et de débats, un lieu vivant pour donner du sens à ce patrimoine essentiel qui peut encore éclairer notre temps par l'actualité et l'universalité des questions qu'il pose.

 

L’Esprit CANUT, Directeur de la publication B. WARIN, http://lespritcanut.free.fr

133 boulevard de la Croix-Rousse, mairie du 4ème.



[1] Cartel : fiche plastifiée à destination du public.

[2] Naris était originaire de Gènes, Turquetti -dit Turquet- était piémontais. Ils ont obtenu du roi de France le droit d’installer des ateliers à Lyon en faisant venir des métiers d’Italie.

[3] Claude Dangon est né à Lyon. Son perfectionnement du métier à la grande-tire en 1605 a permis la fabrication de soieries façonnées à grands dessins.

[4] Philippe de la Salle est né dans le Bugey en 1723. Il apprend le métier de dessinateur en soierie à Lyon. Son style se caractérise par une apparente simplicité mais une grande élégance. Il meurt en 1804.

[5] Louis Tolozan de Montfort (qui a donné son nom à la place où il résidait !) est né à Lyon en 1726. En tant que prévôt des marchands, il fut confronté à plusieurs mouvements populaires qu'il réprima. Il rejoint Versailles le 2 avril 1789, puis disparaît durant toute la période révolutionnaire. Il meurt à Bourg-en Bresse en 1814.

[6] Jacques Imbert-Colomés (qui a laissé son nom à une rue de la Croix-Rousse !) est né à Lyon en 1729. En tant que premier échevin, il prend la suite de Tolozan de Montfort au Consulat en 1789. Lui aussi confronté à des émeutes liées aux mauvaises récoltes et aux revendications ouvrières, n'hésite pas à engager la troupe contre le peuple. Il s'enfuit en 1790 et meurt à Bath (Angleterre) en 1808.

[7] Michel-Marie Derrion, fils d'un négociant en soie, né à la Croix-Rousse, crée Le Commerce Véridique et Social (une « épicerie » coopérative au service des ouvriers en soie) en 1835, peu après la deuxième révolte des canuts. Son ami Joseph Reynier participe au lancement de l'entreprise en engageant des fonds.

[8] Ludovic Frobert, universitaire lyonnais travaille à l'E.N.S.. Outre la création du site: http//echo-fabrique.ens-ens-Ish.fr. qui permet la lecture de l'ensemble des numéros du journal, il a réuni autour de lui une équipe pluridisciplinaire pour publier un ouvrage de référence : « L'Echo de la fabrique -Naissance de la presse ouvrière à Lyon » (ENS.EDITIONS, Institut d'histoire du livre, 2010). 

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