Voici un texte de Patrick Apel-Muller, rédacteur en
chef de l’Humanité, texte en forme d’hommage aux disparus dont beaucoup étaient
aussi collaborateurs de l’Huma. Il est intitulé « Ils sont des nôtres »
comme dans la chanson des bons vivants « il est des no-ô-ô-tres..» et les
copains bien placés savaient qu’en effet à l’Huma certaines soirées étaient
très arrosées. Wolinski le disait dans un dessin dont je me souviens parfaitement où dans les couloirs du
journal un journaliste dit « y’a rien à arroser ce soir » et l’autre
lui répondait « mais ça s’arrose ! » etc… Patrick Apel-Muller dit
les choses avec une émotion contenue, toute la rédaction du journal est
touchée, frappée… La mort a frappé haut, très haut. Les balles ont percuté l’esprit.
J.-P.R.
La rédaction de l’Humanité est bouleversée à l’annonce de l’odieux
attentat qui a décimé l’équipe de Charlie Hebdo, hier matin, à Paris. La
plupart des dessins publiés par l’Humanité sont réalisés par des
dessinateurs de Charlie. Un compagnonnage et une amitié.
(photo supprimée faute de place...)
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SEPTEMBRE 2012. CHARB, À GAUCHE SUR NOTRE PHOTO, EST RÉDACTEUR EN CHEF
D’UN JOUR DE NOTRE JOURNAL. À SES CÔTÉS, PATRICK APELMULLER, DIRECTEUR
DE LA RÉDACTION DE L’HUMANITÉ. PHOTO PATRICK NUSSBAUM
ils sont des
nôtres. Un long compagnonnage s’est noué au fil des années entre
l’équipe de Charlie Hebdo et l’Humanité. Son chef d’orchestre était
Charb, coco insolent et professionnel rigoureux, qui obtenait de ses
équipiers rebelles la livraison, sans faute et à l’heure dite, du dessin
qui tous les jours marque notre dernière page. Jul, Luz, Babouze et
Charb lui-même ne rataient pas les rendez-vous hebdomadaires, pas plus
que Coco et Besse, qui dessine dans l’Humanité
Dimanche. Une veille de
Fête de l’Humanité, la rédaction de Charlie avait envahi toute
l’iconographie du journal, y déversant une insolence qui ne lui fait pas
de mal et ses concrétions précieuses qui éclairent d’un trait
l’actualité. Charb fut même rédacteur en chef d’un jour de notre
journal. Il était venu accompagné des officiers de sécurité qui
assuraient sa protection. Le directeur de Charlie entouré par deux
policiers ! Le paradoxe n’était qu’apparent, une relation de confiance
s’étant établie entre le rebelle anticonformiste et ses deux ombres.
Tous trois savaient qu’une menace pesait. Charb avait décidé de ne pas
se soumettre à la peur, à l’autocensure, à la loi du plus con et du plus
brut.
Mais Charb donnait aussi de plus discrets coups de main à
son quotidien, conseillant de jeunes correspondants de l’Humanité qui se
lançaient dans le dessin de presse un samedi entier à Saint-Denis,
réclamant – avec des résultats variables… – des médias audiovisuels qui
l’accueillaient qu’ils fassent place, parmi les autres titres, à celui
que créa Jean Jaurès. C’est lui qui nous avait conseillé deux jeunes
dessinatrices pleines de talent et d’idées – Coco et Besse – pour rompre
avec l’idée que le dessin de presse est une affaire d’hommes. Depuis
très longtemps, l’impertinence de Charlie a fait bon ménage avec la
fibre contestatrice de l’Humanité. Il faudrait aussi citer Siné et
Tignous qui firent de beaux jours à l’Humanité Dimanche. Tirer sur le
fil du travail en commun, c’est aussi dérouler la bobine des amitiés
dont seule la mort a coupé le cours.
L’Humanité n’allait pas
sans Wolinski, Charb, Tignous...
Ils sont des nôtres et nous avons levé plus d’un verre
ensemble. Lors des week-ends de Fête de l’Humanité à La Courneuve, où
leur stand chaque année se mêlait à celui de Cuba Si ; il s’agissait de
mojitos, un havane vissé dans le bec… Ou bien encore des soirs de
bringue autour d’une prune flambée avec Wolinski égrillard et tendre,
Patrick Pelloux entre éclats de rire et bougonnements, ou Luz ironique à
petites touches. Georges a fait si longtemps les beaux jours de la une
de l’Humanité ! En deux croquis et trois mots, il avait dénoué une
situation, révélé une hypocrisie, brocardé un puissant. Sacré osmose
avec le peuple des lecteurs qui découpaient ses dessins pour les coller
dans les tracts. L’Humanité, alors, n’allait pas sans Wolinski. Le
dessinateur avait trouvé là un nouvel espace de liberté et peut-être
d’utilité. Mais aussi des amis comme René Andrieu, Roland Leroy ou
encore José Fort. Souvenirs de voyages en commun, de passions
culturelles partagées, gourmandises identiques pour la vie. Il y a
quelques mois, nous avions déjeuné ensemble boulevard Saint-Germain et
il évoquait la possibilité de refaire de temps en temps un « dessin pour
l’Huma ». Comme une échappée belle et un geste d’amitié teinté de
nostalgie. Ils sont à ce point des nôtres que l’émotion qui s’est
manifestée dans la rédaction à l’annonce du carnage a dépassé le choc
devant un événement majeur et traumatisant. Chacun ici l’a vécu comme
une blessure personnelle. Les fraternités ne sont pas seulement d’idées
pour beaucoup d’entre nous. Nous savons pouvoir compter les uns sur les
autres. Cette histoire que je me refuse à mettre au passé ne va pas sans
frottements, voire des piques ou des coups de gueule. Le dessin de
presse est en effet du journalisme, exigeant, efficace, souvent plus
qu’un éditorial ou une longue analyse. Pour cela, cet espace de liberté
reste particulièrement menacé par les tyrans ou les fanatiques. Parfois,
les coups de griffes irritaient certains lecteurs. Trop appuyés, trop
irrévérencieux, choquant le « bon goût »… Mais le rire, même grinçant,
emportait les retenues ou les réticences. Les difficultés de la presse,
celles que rencontre Charlie et celles que connaît l’Humanité, avaient
aussi rapproché les équipes. Pas facile de résister vent debout face à
la pensée unique. Mon dernier échange avec Charb date de lundi. Il nous
avait envoyé sept dessins, réalisés durant les fêtes, pour un numéro
spécial contre la loi Macron qui sera publié le 15 janvier avec
l’Humanité Dimanche. Nous souhaitions qu’il dessine aussi la une. Il
n’en a pas eu le temps. Nous publierons ses croquis comme un hommage.
Charb ne cachait pas ses engagements, militant communiste scrupuleux et
dessinateur sans bride, sachant résister, il y a quelques années, à
l’ancien directeur Philippe Vall qui voulait domestiquer le canard
sauvage, et rassembler une équipe de fortes têtes. Son journal avait
creusé son trou au cœur des références culturelles de générations
entières, avec ses unes cultes, celles qui ouvraient le journal comme
celles auxquelles nous avions échappé, comme une pichenette aux
assoupissements et une éternelle contradiction apportée aux idées toutes
faites. En cela, ils sont des nôtres. Mais ils sont aussi du patrimoine
de tous, dans ce pays.