Régis Debray, Philippe Martinez : rencontre au sommet

publié le 15 sept. 2016, 06:46 par Jean-Pierre Rissoan

DANY STIVE : À l'origine de cette rencontre hors normes, organisée par les Amis de l'Humanité, il y a un entretien avec l'écrivain paru dans notre journal en juin dernier. Régis Debray y déclarait que Philippe Martinez faisait honneur à cette singularité française qu'est la CGT dans le combat contre la loi travail, alors que les injures pleuvaient sur le syndicaliste.


RÉGIS DEBRAY Pourquoi je me suis ainsi exprimé dans l'Humanité et pourquoi je suis là ce soir ? Parce que je ne supporte pas la haine des gens d'en haut envers ceux d'en bas. Au printemps dernier, quand je lisais la grande presse, je pensais à tous ceux qui me disaient que la lutte de classe n'existait pas. Difficile de contester qu'elle existe quand on voit la somme d'injures qui a été déversée sur Martinez. Haine de classe et des autres. Et cela, je ne le supporte pas. De plus, j'étais très étonné qu'un gouvernement dit de gauche, en mai-juin 2016, ne commémore pas le Front populaire de mai-juin 1936, et notamment les manifestations et les grèves. Quand ce gouvernement a menacé d'interdire les manifestations, j'ai trouvé très bien qu'il y ait des gens pour commémorer en actes mai 1936. Il s'agissait de la CGT et de FO. Je me suis dit : ces gens ont de la mémoire et ils la mettent en activité. Voilà les raisons pour lesquelles j'ai eu envie de parler avec Philippe Martinez. Je me doutais bien que le portrait qu'on faisait de lui dans la grande presse ne correspondait pas à la réalité. On me parlait d'un homme dur, violent, fermé... Je suis donc venu pour lui poser des questions et parce qu'il est bon que se rejoignent un peu plus qu'aujourd'hui les gens d'études et de savoirs d'un côté et les gens du travail et de l'intelligence du travail de l'autre.

PHILIPPE MARTINEZ Quand j'ai lu l'entretien avec Régis Debray dans l'Humanité, je me suis dit : en voilà un qui ne parle pas comme les autres. L'un de ces intellectuels venait de déclarer que Martinez avait un QI de bulot. Je me suis demandé quelle philosophie se cachait derrière cette expression. Parce que c'est un philosophe qui a parlé ainsi, il s'appelle Luc Ferry. Quand on entend une autre voix, qui affirme une volonté de discuter, de comprendre, ça me rend optimiste. Oui, il faut discuter et débattre. Le débat d'idées est indispensable.

RÉGIS DEBRAY Avant de parler de l'avenir, j'aimerais revenirsur la contestation de la loi El Khomri. Sur ce qui s'est joué dans les médias parce que construire un rapport de forces passe aujourd'hui par la médiatisation. Ça veut dire par l'image. Il y a une sorte de lutte pour la lisibilité qui pousse à produire des images de plus en plus fortes pour pouvoir être présent. Quel rapport as-tu avec cette nécessité quand on voit un secrétaire général de la CGT qui brûle un pneu sur la route ? C'est une belle image mais elle peut être interprétée de mille façons, comme une image de violence, de trouble à l'ordre public... C'est-à-dire que tu seras présent au journal de 20 heures mais cela pose tout de même un problème.

PHILIPPE MARTINEZ Les médias, surtout les chaînes qui passent en boucle les images, ont besoin d'attirer l'œil. J'ai brûlé plus d'un pneu devant les boîtes. Cela n'a rien de violent. On brûle des pneus pour empêcher les accès à ceux qui essaient de forcer les barrages. Mais un camion à Fos-sur-Mer qui roule sur un militant de la CGT qui se trouve toujours à l'hôpital, ça attire moins qu'un pneu qui brûle. Je suis assez dépité et je pense qu'il faut réagir sur cette question de violence. Une chemise arrachée, c'est de la violence ; 2 000 suppressions d'emplois, c'est normal. Il faut essayer de redonner du sens aux choses. Mes camarades de Fralib ont fait 1 336 jours de grève. Ils étaient 142 au départ, ils ne sont plus que 43. La boîte continue. Mais combien de familles déchirées, combien de divorces, combien de suicides... ça s'appelle comment, ça ? Qu'est-ce qui est le plus grave, un pneu qui brûle ou la détresse de millions de citoyens ? Il faut remettre les choses à l'endroit. On a démarré sur la haine de classe. On est en plein dedans.

RÉGIS DEBRAY Maintenant je vais te poser des questions de fond. Les compagnons de route sont des gens qui posent les bonnes questions parce qu'ils n'ont pas tout à fait les bonnes réponses. J'imagine que les bonnes réponses, c'est toi qui vas me les donner. Je voudrais te répercuter trois questions un peu brutales que j'entends autour de moi quand on parle de la CGT et qu'on n'est pas cégétiste. La première : la CGT, c'est machiste. Ils n'aiment pas les bonnes femmes...

PHILIPPE MARTINEZ Il m'arrive de sortir, souvent d'ailleurs de mon célèbre bureau pour aller voir la vraie vie. Je croise des gens qui nous aiment plus ou moins. Je leur dis : la CGT gagne à être connue. Les idées fausses sur la CGT sont nombreuses. La CGT n'est pas machiste mais il y a trop de machos à la CGT (cris et applaudissements dans la salle). C'est pas mon style de caresser dans le sens du poil mais la CGT n'est pas machiste parce que c'est la première et la seule organisation, et depuis longtemps, qui dans sa direction nationale a autant d'hommes que de femmes. Mais on a fini par croire, parce qu'on était les premiers, qu'on était les meilleurs. Dans les modes de vie de la CGT, il y a des choses qui doivent bouger. Par exemple, les réunions qui finissent à pas d'heure... Parce que ce n'est pas moi qui m'occupe des gosses, donc ça peut traîner. Il y a aussi les camarades qui disent : tu comprends, elle est bien, mais c'est une femme, faut qu'elle apprenne. C'est étrange combien les femmes doivent toujours apprendre plus que les mecs. Tout ça, il faut que ça change. Ce n'est pas une affaire de femmes, mais de toute la CGT.

RÉGIS DEBRAY La deuxième : la CGT protège les gens déjà protégés, à savoir les salariés à statut de la fonction publique. Quid des autres modes de travail et des chômeurs ?

PHILIPPE MARTINEZ Les clichés sur la CGT ne manquent pas. Aux élections, la CGT est première aussi dans le privé. Mais je l'ai dit, nous ne sommes pas assez ouverts sur un monde salarial qui bouge. Les précaires, les prestataires sont nombreux dans les entreprises. C'est parfois difficile mais il faut garder l'esprit ouvert sur cette réalité. Ces chantiers sont importants et sont un vrai défi pour la CGT. Nous allons voter pour les élections TPE (très petites entreprises), ces salariés ne nous voient qu'à la télé !

RÉGIS DEBRAY Quelle est la position de la CGT sur les immigrés ?

PHILIPPE MARTINEZ Sur les immigrés, il y a un vrai combat de la CGT, qui se poursuit. C'est la fierté de la CGT. Nous faisons un travail important auprès des travailleurs détachés. Nous avons décidé l'an dernier à cette même fête d'ouvrir nos centres de vacances aux réfugiés. Nous avons une vraie démarche. Par contre, la CGT n'est pas un vaccin contre certaines idées dominantes et là il faut qu'on soit vigilant. On ne peut se contenter de dire qu'il y a moins de votants FN dans nos rangs qu'à FO ou à la CFDT. C'est se cacher derrière son petit doigt. Il faut être volontariste. On ne peut pas laisser passer des idées d'extrême droite dans ce pays et dans les entreprises. Nous avons une responsabilité, les valeurs de la CGT, c'est l'internationalisme, la lutte pour la défense des peuples opprimés. C'est dans nos gènes et c'est Martinez qui vous le dit. Je suis attaché à l'histoire de ma famille. Eux se faisaient traiter de pingouins, comme les Ritals. Mais il y a toujours eu cette solidarité ouvrière avec la CGT au centre pour ne pas laisser passer ce genre de propos. Je dis à mes camarades : s'il y a un sujet sur lequel toutes les organisations doivent se mobiliser, c'est la lutte contre le racisme et contre l'extrême droite.

«Oui, il faut discuter et débattre. Le débat d'idées est indispensable.» PHILIPPE MARTINEZ

RÉGIS DEBRAY Philippe, qu'est-ce que ça veut dire pour toi, la culture ? Tu en as parlé avec ton histoire familiale déjà... Tu as inscrit le présent dans une continuité. Pas seulement dans une légende mais dans une filiation dans tous les sens du mot, à la fois personnelle et historique. Mais quand on dit culture, qu'est-ce que tu ressens ?

PHILIPPE MARTINEZ Je pense que c'est important d'être attaché à l'histoire transmise par sa famille. D'être français en ayant une histoire qui n'est pas forcément gauloise. Et d'être plus républicain dans la République française que certains qui glosent sur cette notion et qui s'emparent même du nom : les républicains. Les échanges entre le monde de la culture et les ouvriers ont trop souvent été marqués par du respect et un genre de complexe vis-àvis de ce milieu. Aujourd'hui, il existe plutôt une forme de dédain chez des gens qui se prétendent gens de culture. Il faut revenir à une forme de dialogue, comme nous le faisons aujourd'hui, apprendre de l'autre. Nous avons des discussions avec des gens du théâtre, de cinéma, du spectacle, avec des écrivains. De notre côté, nous avons des outils formidables, ce sont les comités d'entreprise. Je pense que la culture devrait entrer dans les entreprises, car nous avons besoin de ce mélange, ce qui n'est pas une mince affaire. On a un projet, on y réfléchit mais je n'en dirai pas plus. Le problème est le même pour la lecture. Il y a là un terrain de combat commun au monde de la culture et à celui de l'entreprise. Je te tends la perche, là.

RÉGIS DEBRAY Fais un forum travail et culture, fais-toi prêter une grande salle, tu y invites des bibliothécaires, des sociologues, des historiens, des gens du spectacle, les intermittents et autres... et on fait une grande rencontre sur deux jours. Où il sera permis de s'engueuler, bien sûr.

PHILIPPE MARTINEZ J'ai noté. D'accord pour les engueulades à la condition qu'il en sorte quelque chose de concret.

RÉGIS DEBRAY Tu es un grand syndicat qui n'a pas de relais politique à moyenne échéance. Séguy, en 1968, avait un débouché politique crédible. Aujourd'hui, sans être pessimiste, on peut noter que ce débouché n'a plus la même force. Est-ce que cette situation ne t'investit pas d'une forme de charge d'opposition qui a du mal à s'exprimer politiquement ? N'est-ce pas un facteur qui peut vous radicaliser, vous pousser en avant pour faire suite à cette demande ? On dit autour de moi ­ heureusement que la CGT est là ­ qu'est-ce que vous faites dans cette situation ? Tu dois sentir autour de toi cette aspiration à ce que tu représentes une force d'opposition, même politique ?

PHILIPPE MARTINEZ Nous sommes une grande organisation syndicale et nous entendons bien le rester dans les années à venir. Tu évoquais Georges Séguy, il a été le premier à poser ce genre de questions sur les rôles du syndicat et du politique. On nous reproche de faire de la politique à la CGT. Quand on conteste une loi, on fait bien de la politique. Quand la CGT propose de travailler moins, 32 heures par exemple, elle fait de la politique. Nous pesons sur des choix de société. Mais le rôle du syndicat est aussi de s'intéresser à l'ensemble des problèmes du salariat. Ces questions-là, c'est le boulot du syndicat. Après, je dois t'avouer que la CGT est très courtisée en ce moment, par des gens qui veulent être califes à la place du calife. Chacun doit prendre ses responsabilités. Le syndicat propose des alternatives sociales, veut un changement de société. Il dénonce le capital mais le projet politique doit être porté par les politiques.

RÉGIS DEBRAY C'est toujours face à une menace, à un péril, qu'on se rassemble. En philosophie, le nous suppose un eux. Un adversaire, ça se construit, mais ça se déconstruit aussi, voyez les relations entre Allemagne et France. Je constate que la guerre froide, c'est fini. Il y a eu une scission syndicale après guerre, qui a produit Force ouvrière. Si la guerre froide est finie, pourquoi cette scission survivrait-elle ? Peut-on penser, non à une confusion, mais à une fusion, à un retour à l'unité ?

PHILIPPE MARTINEZ Régis, peux-tu venir au débat demain au forum social et poser la question à Mailly ? (Rires.) Quand des oppositions se créent sur une base idéologique et anticommuniste, c'est difficile d'évacuer toutes ces pages d'histoire. Il faut que le mouvement social soit assez fort, tout en pensant fort à ceux que nous sommes censés défendre. Depuis cette scission, d'autres syndicats se sont créés, et, comme le dit Bernard Thibault, plus il y a de syndicats, moins il y a de syndiqués. Et avec la loi travail, il y aura encore plus de syndicats en France. Des syndicats indépendants... sauf du patron puisque c'est lui qui le crée. Il faudrait se poser, réfléchir sur cet éclatement syndical. Il faut penser d'abord aux intérêts des salariés avant ceux de notre boutique. Ça va demander un peu de temps pour qu'il y ait plus de drapeaux dans la rue mais qu'ils soient de la même couleur.

RÉGIS DEBRAY Tu as ouvert une petite fenêtre...

«Je ne supporte pas la haine des gens d'en haut envers ceux d'en bas.» RÉGIS DEBRAY
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