Interview de l'artiste Paco Ibanez, d'une grande profondeur et qui nous interpelle : "L’oubli est la vraie décadence de ce monde". C'est terrible. le pire est la mise en œuvre de l'oubli : que devient l'histoire de la Révolution française à l'école, au lycée ? Voici cet ITW paru dans l'Humanité, journal de haute tenue, menacée de disparition à l'heure où j’écris ces lignes... J.-P. R. Mardi, 22 Janvier, 2019 Musique Depuis plus de cinquante ans, la voix et la musique de Paco Ibanez fusionnent avec les mots des plus grands poètes et, par ce génie de l’humilité, elles réparent notre mémoire comme nos vies. Entretien avec un troubadour d’exception. Il est des hommes comme Paco Ibanez dont l’évocation même emporte à la subversion. Avec lui, les sentiments accolés aux utopies inondent les regards, et les exilés d’un monde plongé dans la nuit des robots retrouvent un langage commun. Ses chansons – partagées en hymnes – suspendent le tragique en le tutoyant. Paco Ibanez désavoue le refoulé et affirme l’anamnèse où les blessures se récitent pour défier le désespoir. Ce lundi après-midi près de Montparnasse, Paco Ibanez est entré avec quelques minutes de retard dans le café dont le nom répond si bien à l’exigence de sa vie, la Liberté : « Je suis désolé, je ne suis pas à l’heure. J’ai beau essayer, m’y préparer, rien n’y fait. Je reste un paysan, je n’ai pas le temps accroché au poignet. Je ne me défais pas de cette habitude, elle vient de l’enfance. » Avant même la première question, Paco Ibanez me questionne au sujet du journal, évoque Roland Leroy, qu’il a bien connu, et Jack Ralite, dont la disparition l’affecte. Dans ses yeux courent les souvenirs du temps où lui, « l’Espagnol d’Aubervilliers », transformait le malheur de l’exil en une nouvelle fraternité. « Aubervilliers fait remonter chez moi de nombreux souvenirs, ils reviennent avec force, je pense à ma mère, à notre façon de vivre, à mes amis. Plus le temps passe, plus ils remontent et me submergent… » On entendrait presque Juventud divino tesoro, de Ruben Dario. « Valle, on peut commencer ! » Commençons… Dans quelques jours, vous donnerez au Casino de Paris un concert hommage à celui de l’Olympia 1969. Pourquoi un hommage ? paco ibanez Vous savez, pour moi, la nécessité de chanter est de tous les jours. Je propose mes chansons et je crois qu’elles nourrissent les gens. Bien sûr, ce concert fêtera les cinquante ans d’un événement aujourd’hui mémorable pour mon public. C’est là, sa particularité. L’Olympia 69 représentait alors un bouquet de textes, un florilège où je partageais avec les gens le souffle de différentes existences, celles de Lorca, de Neruda ou d’Éluard. Elles avaient vécu avant nous, elles avaient souffert ou pas. Elles avaient laissé des traces. Aujourd’hui encore, elles nous accompagnent. Je chante la mémoire de tous ces poètes afin qu’ils diffusent à travers ma voix l’espérance en l’homme. Dans le même temps, c’est aussi un hommage à votre public, il est la troisième voix de vos concerts… paco ibanez Évidemment ! Un hommage à sa fidélité et à sa confiance. Les concerts se construisent avec lui dans une imprégnation commune. Dans l’intensité des applaudissements, on devine si la salle chauffe ou si elle est prudente. On perçoit son sentiment. En Argentine, par exemple, le public donne tout. À l’inverse, en Colombie, ils sont plus prudents, comme absorbés. Mes concerts se fabriquent dans cette oscillation permanente, dans l’atmosphère singulière de chaque voyage. Quel est votre sentiment sur la chanson actuelle et vous inspire-t-elle ? paco ibanez J’écoute et je m’inspire de toutes les musiques du monde. Connaissez-vous Ewa Demarczyk ? Elle est polonaise. Sa voix provoque chez moi un tel bouleversement que je ne peux aller jusqu’au bout. Elle transcrit une mélancolie absolue. Il y a aussi Maria Tanase. En France, j’aime surtout Damia. Personne ne chante comme elle. Il n’y a pas de fin dans sa voix. Pourtant nous ne l’entendons nulle part. Elle n’existe presque plus. Il y a une décadence dans cette relégation, car enfin, la France a été le pays de la chanson et Édith Piaf ne peut en être la seule représentante ! L’oubli est la vraie décadence de ce monde. Je pourrais rappeler Brassens, Où sont les neiges d’antan ?, et demander où est la France d’antan, quand elle incarnait alors une neige populaire. Elle disparaît. Elle est avalée par la bouche sans esprit des Américains, pour lesquels tout doit être rentable sous peine de ne pas exister. Ils ne mesurent qu’en ces termes. Les Américains sont capables de produire des rêves qui deviennent des cauchemars. Et finalement, le rêve américain est le pire cauchemar du monde. Comment chanter s’est imposé à vous ? paco ibanez Il faudrait demander à mon ami l’âne. J’allais partout avec lui en chantant. Qu’est-ce que je chantais ? Je ne le sais pas. Où avais-je entendu ces chansons ? (Il lève les épaules) Nous n’avions rien : ni eau, ni électricité et encore moins des journaux. Il n’y avait rien et pourtant je chantais toujours. Je chipais même de l’argent à ma tante pour acheter les paroles des chansons… Les choses se sont enchaînées naturellement. Au départ, je chantais pour quelques amis, puis un plus grand groupe de personnes et ensuite, tout d’un coup, on se retrouve devant un public et on vous applaudit. On prend confiance et conscience. On s’améliore et le répertoire commence à s’élargir, l’émulation est alors au galop. Avez-vous songé à écrire des textes ? paco ibanez Non, les choses se sont faites dans une évidence et l’écriture n’en faisait pas partie. Vous savez, un jour, la femme de l’immense poète Juan Goytisolo a dit : « Paco ne sait pas écrire, mais il sait lire. » Et je le revendique. Je sais reconnaître la magie d’un texte quand il passe sous mon regard. Récemment, une femme de Navarre a écrit un petit livre sur les Gitans et le titre de ce recueil est explosif : Danse ta colère. Vous voyez, c’est ça la magie. Pour moi, décrire ne suffit pas, il faut ce que j’appellerai la nucléarisation des mots. Oui, la poésie suppose des mots dont la rencontre est nucléaire. Quel souvenir gardez-vous de votre concert à la Sorbonne en 1969 ? paco ibanez Après le concert à l’Olympia, on m’a proposé de célébrer 68. Je devais chanter dans l’amphithéâtre Richelieu, très vite une foule l’a investi et je voyais les murs transpirer. On s’est déplacé dans la cour. Il y avait plus de 4 000 personnes. 1968 est une date fantastique où une jeunesse hurlait contre une société étriquée. La révolte s’est organisée sur un besoin d’air nouveau. Cette ferveur aujourd’hui me semble polie. On a cloué le bec à cette volonté de transformer le monde. Idem pour la chanson. Elle ne disparaît pas, mais elle est inerte, pétrifiée, soumise à « un rock de salon » importé par les États-Unis. Alors les gens peu à peu s’américanisent et c’est un désastre pour la France, et par conséquent pour le monde. Vous-même, pour dire d’accord par téléphone, vous m’avez répondu OK… Une facilité de langage… paco ibanez Quand j’entends ce mot, je reçois une décharge électrique. On colonise par la langue. Cette eau s’infiltre et une autre pensée s’immisce. Je sais bien, les gens rient à cette idée, pourtant il faut être vigilant et ne pas se soumettre à cette civilisation d’abrutis. Je n’ai rien de particulier contre les Américains, mais je ne peux pas supporter leur capitalisme sauvage édifié en modèle unique. La France se laisse entraîner dans cette perte : qu’offre-t-elle aujourd’hui après l’espérance de 68 ? En ce moment, le mouvement des gilets jaunes incarne et dit une révolte : y êtes-vous sensible ? paco ibanez Oui, bien sûr… Seulement, on entend que les revendications matérielles. Elles sont justes, mais ne rompent pas avec ce monde infernal, ne contredisent pas l’âme de la société. C’est une révolte du « pas assez », pas encore du « bouleversement ». Où est l’âme et qui s’en ocupe ? On aperçoit des âmes seules dans des corps vides. Pour moi, c’est étrange tant la France a toujours été à l’avant-garde pour proposer un autre possible. Devant ce constat, la poésie vous semble-t-elle tout aussi exilée ? paco ibanez La France oublie ses poètes. Il faut appeler l’ambulance d’urgence. Mais, por favor, Macron a organisé des funérailles nationales à Johnny Hallyday comme s’il était Victor Hugo. C’est invraisemblable ! Ce pays, la « championne du monde de la chanson », organise ce décalage absolu. Et les gens suivent, ne se rebellent pas contre des absurdités pareilles. Il reste quand même quelques recoins et, à sa façon, mon concert est un refuge pour ceux qui ne se rendent pas. Pour ce public, la poésie est une nécessité, une part de la vie même. Cette situation renforce-t-elle la mélancolie ? Comment faites-vous entre l’espoir et sa disparition quand vous chantez ? paco ibanez La voix humaine est mélancolique. Souvent, j’interprète une chanson du poète Rafael Alberti écrite pendant les bombardements de Madrid. Malgré tout, malgré les bombes, la douleur et la mort, Alberti réussit à affirmer l’espérance. Aujourd’hui, on efface tout, on passe tout sous silence au point qu’on peut se demander si la guerre d’Espagne a jamais existé tant la dictature a tout cadenassé. Depuis, personne n’a ouvert le livre. Et voilà que le danger revient. Le fascisme, sous une autre forme, prend racine. Ici et maintenant. Ils ressortent des caves où on les avait seulement laissés pourrir. En Andalousie, ils avancent, creusent un espace, s’engouffrent dans le manque. Peut-être faudrait-il inspirer les gens. Voyez, en France aussi, les gens travaillent comme des esclaves et le petit-grand Napoléon continue à croire au ruissellement. Mais comme on dit : « Continuons le combat ! » Cette phrase, vous devriez l’inscrire sur les frontispices des monuments à la suite de « Liberté, égalité, fraternité ». En Espagne, on dit : « No es muerto el que pelea » (n’est pas mort celui qui se bat). Il faut aller jusqu’au bout de ces convictions. Et comme il faut rire aussi, pour finir, je citerai Groucho Marx : « ce sont mes principes, et si vous ne les aimez pas… Eh bien, j’en ai d’autres ». Paco Ibanez en concert le 24 janvier au Casino de
Paris à 20 heures. 16, rue de Clichy, 75009 Paris. Renseignements :
08 92 69 89 26.
Entretien réalisé par Genica Baczynski |