La Gauche et la famille par Odile NGUYEN

publié le 20 févr. 2014, 14:21 par Jean-Pierre Rissoan
   

    Par Odile NGUYEN

    Professeur d’histoire de la philosophie

 

    A travers les récentes manifestations contre le mariage pour tous, la Droite a fait de la famille son fonds de commerce. Exhibant papys-mamys et poussettes, sous des bannières proclamant sur fond rose : "PAPA, MAMAN et les ENFANTS, c’est NATUREL", elle se drape dans une légitimité sacrée. Selon sa nouvelle égérie, Ludovine de la Rochère : "Tout homme a la famille inscrite dans son cœur".

    La Gauche, avec ses nouvelles lois sur la famille, est suspecte de vouloir saper ce que l’humanité a de plus précieux, détruisant la morale et l’équilibre social, menaçant au nom de spéculations tortueuses et de jouissances perverses l’aspiration  légitime des gens normaux au bonheur.

    Qu’en est-il ?

    La reculade du gouvernement Hollande nous oblige à revenir sur ce que pourrait être une vision de gauche de la famille. La gauche n’a pas attendu les gesticulations de la droite pour se pencher sur la question de la famille.

    Qu’est-ce que "la" famille ? Dans nos mémoires résonne encore le célèbre anathème d’André Gide : "Familles, je vous hais ! Foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur", qui stigmatise un certain type de famille, la famille bourgeoise, rétrograde, cellule de base de la société capitaliste. Celle où les enfants, futurs héritiers, sont la propriété exclusive de leurs géniteurs, précisément celle que veulent "sauver" les manifestants réactionnaires.

    Car la famille peut être tout autre chose.

    Quatre pistes parmi d’autres mériteraient d’être suivies, et creusées :

 1)      La famille, ce n’est pas seulement un phénomène naturel, c’est aussi une institution culturelle.

    Certes, le fragile enfant humain n’accède pas à l’autonomie aussi vite que le petit poulain debout sur ses pattes quelques heures après sa venue au monde. Il requiert les soins prolongés de ses parents, avec qui il noue des relations d’attachement. Les Sciences humaines (psychologie, ethnologie, histoire) montrent à la fois ce besoin naturel de l’enfant et la construction sociale du modèle familial.

    Selon l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, les hommes, avec la prohibition de l’inceste, carrefour entre la nature et la culture, ont inventé le mariage et la famille, absente du règne animal, où maternage et couple sont éphémères :

    Parmi tous les modèles : matriarcat, patriarcat, partage…chez nous, le patriarcat a dominé, mais Engels -dans "L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État"- et Alexandra Kollontaï -dans "La famille et l’État communiste"- ont dénoncé cette famille où "l’homme était tout, et la femme", esclave reproductrice, "n’était rien".

 2)      La famille, fruit de la liberté

    Aujourd’hui, la chape de plomb a fait son temps. Le mariage n’est plus obligatoire, comme dans l’Antiquité à Athènes, ni programmé à trois ans comme chez les Nambikwara[1]. Grâce aux luttes sociales, aux luttes des femmes et aux progrès de la science, chacun et chacune peut aujourd’hui décider du choix de son partenaire (avec ou sans mariage), et chaque couple peut décider d’avoir ou non des enfants, si oui quand il l’entend.

    En outre, le mariage n’est plus une prison depuis 1975 (avec la loi ouvrant le divorce par consentement mutuel.)

 3)      La famille, lieu de l’égalité entre l’homme et la femme

    La famille bourgeoise a trop longtemps été le lieu de l’oppression de la femme, comme le souligne Engels au XIXème siècle : "Dans la famille, l’homme est le bourgeois, la femme joue le rôle du Prolétariat". – Alexandra Kollontaï annonce en écho : "cette famille se modifie d’un jour à l’autre, elle a presque vécu. Mais cela ne doit pas nous effrayer…tout change".

    La femme se libère en intégrant le monde du travail. Une fois la domination économique masculine révolue, tout peut être partagé entre l’homme et la femme, l’amour comme l’autorité.

 4)      La famille, lieu de transmission et d’ouverture sur la société

    Engels lui-même n’a jamais proposé la disparition de la famille comme unité affective, comme premier lieu d’épanouissement de l’enfant. Fonction maternelle et fonction paternelle y sont également nécessaires, fussent-elles bientôt exercées par deux personnes de même sexe. Et la famille ne saurait se réduire à la famille nucléaire, mais ouvrir sur la grande famille.

    La famille permet la transmission de valeurs humanistes, la lutte contre le "tout-à-l’ego", l’ouverture vers la société, et non le repli égoïste ; la crèche, l’école complètent l’éducation par la famille, structure en mouvement.

    "Mais quels éléments nouveaux viendront s'y agréger ? Cela se décidera quand aura grandi une nouvelle: génération d'hommes". (Engels), c’est cette nouvelle génération qui aujourd’hui réinvente et, loin de la ruiner, doit ré-enchanter la famille.

 

 



[1] Les Nambikwara sont un peuple indigène du Nord-Ouest du Mato Grosso (Brésil central) qui ont été observés par Claude Lévi-Strauss lors de son expédition de 1938. (JPR-Wiki).

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