La civilisation arabe et la naissance de l’esprit scientifique

publié le 10 févr. 2012, 07:39 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 20 janv. 2015, 05:40 ]
   

Concernant le développement scientifique, « la civilisation musulmane l’emportait au X° siècle sur toutes les autres ».

Marcel PACAUT, spécialiste de l'histoire du christianisme, des institutions et du pouvoir au Moyen âge, Professeur à Lyon II, (1920-2002).

 

« Quelle société ou quel peuple peuvent être stigmatisés parce que, aujourd'hui, il connaît une dictature alors que cette société est inscrite dans une civilisation qui a pu être plus riche que l'Europe à un moment donné ? »

Serge LETCHIMY,

Député de la Martinique. 9-II-2012.

 

    Lorsque j’étais professeur en lycée, j’avais à cœur de faire une leçon sur le rôle historique des Arabes musulmans dans la transmission du savoir hellénique aux savants de l’Europe occidentale et dans la création scientifique ou artistique bref dans une féconde "vie de l’esprit" comme aimait à dire mon professeur Marcel Pacaut. Cela me tenait à cœur parce que ma nomination en Lycée a correspondu chronologiquement à la naissance du Front National et la diffusion des nombreuses idioties que ce parti a prononcées/commises. Aujourd’hui, il est clair que les pays arabes n’ont pas le niveau de développement des pays occidentaux. Il existe un inégal développement que l’histoire explique. Mais tout cela n’est pas linéaire. Lors de notre haut Moyen-âge (VI°-X° siècles), c’est l’Occident chrétien qui était à la traîne et il est utile, nécessaire de dire aux jeunes Français que les Arabes ont été à une époque nos enseignants. C’est dans les universités andalouses que nos clercs allaient se former. Et nos pèlerins de retour de St-Jacques de Compostelle ramenaient des souvenirs qui se matérialisent, par exemple, dans la décoration des églises françaises sur le chemin du pèlerinage. Nos paysans/agriculteurs méditerranéens utilisent des systèmes traditionnels savants d’irrigation par gravité mis au point par les Arabes.

    Voici quelques exemples d’apports à la pensée universelle dont nous sommes redevables à des savants de l’empire musulman de l’âge classique. Les trois premiers datent du X° siècle environ, époque où l’on s’est débarrassé du roi carolingien Louis V-le-Fainéant (sic). 


AL MOQADDASI OU AL-MAQDISI (JÉRUSALEM 946-VERS 1000),


    Al Moqaddasi[1] est un géographe. Sa discipline a connu un essor formidable. Voici ce que disent mes notes :

"Les prémices s’effacent, au Xe siècle, devant la géographie proprement dite, que scandent les noms de Balkhi, Istakhri, Ibn Hawqal et Muqaddasi. Une révolution véritable. D’abord, la méthode : loin des livres, au mieux relégués, par certains souvenirs, dans la préface traitant de la présentation générale de la terre, l’œuvre se fonde sur le voyage, le témoignage direct, la note prise sur le vif. Deuxième innovation : cet effort porte exclusivement sur le monde de l’islam, son domaine (mamlakat al-Islam ), décrit à partir de son centre religieux, l’Arabie. Enfin, cette description s’appuie, surtout avec Muqaddasi, sur une définition stricte des ensembles provinciaux, des villes principales et secondaires, et sur un minimum de vocabulaire spécialisé. Une science donc. Une science qui, partant du globe terrestre, vient regarder le centre mecquois et médinois avant de s’élancer vers les quatre horizons de l’Islam ; une science qui a presque tout oublié de ses lointains prédécesseurs étrangers pour devenir pleinement fille de sa civilisation"[2].

Dans le texte qui suit et qui est de la plume de ce savant, on relèvera sa méthode : c’est d’abord un homme de terrain, essentiel chez un géographe[3]. Sinon, il accepte les données d’autres auteurs compétents à la condition qu’il y ait unanimité entre eux. Il cite ses sources ce qui permet au lecteur de pouvoir vérifier ses dires. Enfin, Al Moqaddasi a la modestie du vrai intellectuel.

    "C'est l'exactitude que j'ai fixée comme but à mes efforts (...). La meilleure de ces bases, la plus solide de l'ouvrage, c'est que j'ai vu, compris, su et choisi par moi-même : c'est là-dessus que j'ai assis l'œuvre, que je lui ai donné appui et soutien. Une autre de ces bases (...) est l'enquête à laquelle je me suis livré auprès des gens de raison et de ceux que je savais bien informés et de science nette, au sujet des districts et des régions dont je me trouvais trop éloigné pour qu'il me fût donné de pouvoir les atteindre. J'ai considéré comme dignes d'être retenus les points sur lesquels ils étaient unanimes et rejeté ce sur quoi ils étaient en désaccord. Je suis allé partout où aucun obstacle ne s'opposait à mon voyage ou à mon séjour. Ce que je ne savais pas par moi-même et que ma raison n'admettait pas, je l'ai rapporté en citant ma source ou en disant : « On prétend que » et j'y ai ajouté l'ornement de détails complémentaires tiré des bibliothèques royales (...).

    Après quoi je ne prétends pas ne m'être jamais trompé, ni donner un livre exempt d'imperfections : je n'ai pas su le préserver du superflu et des lacunes (..). Et je ne dirai que ce que je sais, car ce n'est pas là une science où l'on peut raisonner par analogie : pour saisir, il faut avoir vu de ses yeux et être exactement informé... "

Extraits de "Les régions de La terre".


AVICENNE (980-1037).


    Abu Ali Ibn Sina, connu en Occident sous le nom d' Avicenne, que ses contemporains, de l'Asie à l'Afrique du Nord, appelaient "le prince des médecins" naquit en 980 dans le village d’Afshana prés de Boukhara en Ouzbékistan. Il mourut en 1037 à Hamadhan, ville de l'Iran actuel. Son maître ouvrage fut "Le Canon de la médecine". On reste frappé par la précision de ses descriptions cliniques et par certaines de ses prémonitions. Neuf siècles avant Pasteur, il recommandait de faire bouillir l'eau avant de la boire. Il avança l'idée d'une interaction de l'homme et du milieu. Sa pharmacopée, riche de 2.000 spécialités dont 150 sont encore en usage, permet d'étudier la médecine populaire. Cette oeuvre scientifique eut une influence considérable. Jusqu’au milieu du XVII° siècle, le "Canon" fut enseigné dans les facultés du monde arabe, mais aussi d'Europe. Médecin et savant, Ibn Sina fut aussi poète et philosophe. Près de 150 ans avant Averroès, il reprit à son compte la pensée d'Aristote en la mêlant aux théories orientales. En Ouzbékistan et au Tadjikistan, Ibn Sina, ses aphorismes, ses poèmes, sa vie de grand voyageur qui parcourut le monde arabe de son temps, continuent à inspirer les écrivains et les dramaturges.[4]

    Curieux de tout, Avicenne se pose, ici, la question du modelage de la surface terrestre que l'on a toujours crue immuable. «Les montagnes peuvent provenir de deux causes : ou elles sont l'effet du soulèvement de la croûte terrestre, comme cela arrive dans un violent tremblement de terre ; ou elles sont l'effet de l'eau qui, en se frayant une route nouvelle, a creusé des vallées en même temps qu'elle a produit des montagnes; car il y a des roches molles et des roches dures (...). Les minéraux ont la même origine que les montagnes. Il a fallu de longues périodes pour que tous ces changements aient pu s'accomplir; et peut-être les montagnes vont-elles maintenant en s'abaissant».

    Avicenne introduit le mouvement dans la matière. C’est la dialectique contre l’immobilisme. Pensée éminemment révolutionnaire.


AL BIRUNI (997-1048)


    Al Biruni est un Iranien. Il a (presque) tout fait : diplomate, géographe, auteur d’une « histoire de l’Inde », astronome, mathématicien, critique médical… Polyglotte, il parlait le persan, l’arabe, le grec et le sanskrit. Il correspondait avec Avicenne.

    Dans le texte suivant il discute l'hypothèse de la rotation terrestre alors que l’immobilité de la planète est un acquis définitif - à l’époque- depuis Ptolémée et les textes de la Révélation.

    « En ce qui concerne le repos de la terre, un des problèmes fondamentaux de l'astronome c'est une croyance générale des astronomes hindous. Brahinagoupta dit pourtant dans le Brakma-Siddhawta : «Quelques personnes soutiennent que le premier mouvement astronomique (Le mouvement diurne de l'est à l'ouest) ne réside pas dans le méridien (c'est-à-dire dans le ciel lui-même) mais qu'il appartient à la terre (...) ». La rotation de la terre n'infirmerait en rien les calculs astronomiques, car toutes les apparences astronomiques peuvent aussi bien être expliquées dans une théorie que dans l'autre; la question est très difficile à résoudre... ». Audace intellectuelle inouïe.


IBN KHALDOUN (TUNIS 1332- LE CAIRE 1406)


    Là aussi, nous sommes en face d’un savant universel. Historien réputé. Voici une belle apologie de l’esprit critique, âme de l’Intellectuel, apologie à laquelle il ne manque que l’emploi du mot "raison" : 

    "Rien n'est plus fréquent que de voir les annalistes, les commentateurs et les écrivains qui ne font que copier ce que d'autres ont raconté, commettre de graves méprises dans le récit des événements, parce qu'ils se sont habitués à admettre avec une confiance aveugle ce que d'autres leur avaient transmis, de quelque nature que cela fût, sans le juger d'après certains principes généraux, sans le comparer avec des faits analogues et lui faire subir l'épreuve des règles que fournissent la philosophie et la connaissance de la nature des êtres; enfin, sans épurer les récits qu'ils adoptaient par de profondes et mûres réflexions".

Extrait de son introduction au Livre des exemples.

 

    Voici quatre exemples de ces travailleurs intellectuels arabes qui firent de cet âge classique, l’âge d’or de la pensée arabe. On se doute qu’il y en aurait bien d’autres à signaler. Je pense à Averroès (1126-1198) dont la pensée subversive pouvant orienter les esprits vers une philosophie matérialiste fut vivement condamnée par l’Université de Paris -gardienne du dogme révélé- en 1270 mais qui fut considéré à sa juste mesure par Roger Bacon (1215-1294). Ces quelques exemples illustrent, me semble-t-il, les propos du député de la Martinique qui évoque ces pays qui ont eu "une civilisation qui a pu être plus riche que l'Europe à un moment donné".

    Les textes choisis l’ont été au sein de la revue Textes et Documents pour la classe, revue destinée aux enseignants et publiée par le Centre national de documentation pédagogique. Numéro 27 du 19 décembre 1968, époque où l’on respectait toutes les civilisations.

 

    A suivre : La civilisation arabe et la naissance de l’esprit scientifique (2ème partie) un entretien avec Ahmed Djebbar, auteur d’une histoire de la science arabe.


Biblio pratique : (fournie par une correspondante, professeur de philosophie que je remercie vivement)

Alain de Libera: La philosophie médiévale Collection Quadrige, PUF.
Alain de Libera: Penser au Moyen-âge, Paris, Seuil,1996.

plus "pointu" :

Sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libéra, Marwan Rached, Irène Rosier-Catach
"Les Grecs, les Arabes et nous", Enquête sur l'islamophobie savante,
Collection ouvertures, Fayard, 2009





[1] Pour Mr Guéant - qui devrait se constituer un stock de fiches - je donne son nom complet : Shams Al-Din Abu Abd Allah Muhammad Ibn Ahmad Ibn Abi Bakr Al-Banna Al-Shami Al-Muqaddasi (Wikipaedia où se trouve un -trop- long article).

[2] Extrait de l’ Encyclopaedia Universalis, article : "Islam, les sciences historiques et géographiques".

[3] Mille ans plus tard, certains médiacrates français pensent qu’il est possible de parler de Sarajevo sans être allé à Sarajevo.

[4] Ce commentaire est extrait d’un article de l’Humanité de l’année 1980 - j’ai d’abondantes archives-papier, cela fait partie du travail méconnu des professeurs de se constituer une documentation - et, à cette date, l’URSS existait toujours. Malgré ses travers, ce pays se faisait une haute idée de l’intelligence des hommes et des civilisations. Aussi le journaliste auteur de l’article, précise : « le millénaire d’Avicenne est marqué par plusieurs réunions scientifiques et un grand travail d'édition. Le «Canon»; notamment, vient d'être publié en cinq volumes dans les langues russe et ouzbèque. C'est la première traduction moderne complète. La télévision soviétique transmet sur tout le territoire la cérémonie de la salle des Colonnes à Moscou. Celle-ci mêle les discours officiels les exposés scientifiques aux chants et aux danses d'Asie centrale ». Quoi Guéant ?


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