JJR. L’enseignement de J.-J. ROUSSEAU, par Bruno BERNARDI

publié le 2 juil. 2012, 10:46 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 8 avr. 2013, 04:15 ]

    Quels enseignements tirer des écrits de Rousseau trois cents ans après sa naissance ? Bruno Bernardi[1], directeur de programme au Collège international de philosophie, spécialiste de Rousseau, revient sur ses concepts fondamentaux. Entretien réalisé par Anna Musso, publié dans le numéro spécial de l’Humanité du 28 juin 2012 et intitulé :

 

« SA LUCIDITÉ EST CE DONT NOUS AVONS LE PLUS BESOIN AUJOURD’HUI ».


    «Un jour viendra, j’en ai la juste confiance, que les honnêtes gens béniront ma mémoire et pleureront sur mon sort », écrivait Jean-Jacques Rousseau dans "Rousseau juge de Jean-Jacques…" Aujourd’hui, le tricentenaire du philosophe est célébré partout dans le monde, comme dans sa ville natale : Genève. Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt, cette revalorisation, après qu’il a été dénigré en son temps ?

    Bruno Bernardi. Rousseau écrit ces lignes dans les dernières années de sa vie. À ce moment, il est persuadé d’être victime d’un complot dont participent ses anciens amis philosophes, les rédacteurs de l’Encyclopédie dirigée par Diderot et d’Alembert. En montant l’opinion contre sa personne, ils voudraient disqualifier ses arguments et sa pensée. On s’entend aujourd’hui pour reconnaître qu’il y a à la fois une part d’imaginaire et une part de réalité dans ces soupçons. Mais l’essentiel est ailleurs. Parce qu’ils ne comprennent pas l’axe de sa pensée, ses contemporains la déforment. Voltaire, par exemple, prête à Rousseau le rêve d’un retour de l’homme à son état primitif, alors qu’un tel retour en arrière n’est pour lui ni possible ni souhaitable. Mais il se veut lucide face à ce qu’on pourrait appeler la face d’ombre de la civilisation. C’est à elle que nous devons le développement de notre raison, mais aussi celui de l’inégalité, de l’envie, de l’hostilité entre les hommes. Les encyclopédistes misaient sur la science et la technique, Rousseau leur objecte les mutilations que le progrès économique fait subir aux hommes et à la nature. Ils affichaient leur confiance en la seule raison, il montre la place prise par nos passions dans le développement de notre esprit. «Quoi qu’en disent les moralistes, l’entendement humain doit beaucoup aux passions […], c’est par leur activité que notre raison se perfectionne.» écrit-il dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Sur tous ces points, et bien d’autres, Rousseau soulevait des objections embarrassantes : il était plus facile de les rejeter en faisant de lui un adversaire des Lumières. Nous avons bien des raisons d’en juger différemment. Ce qui rendait Rousseau inaudible à ses contemporains est sans doute ce par quoi il nous parle le plus aujourd’hui.

 

    Rousseau est à la fois l’un des plus importants philosophes des Lumières, et celui qui les a le plus rudement contestés. En quoi cette double caractéristique le rend important pour nous ?

    Bruno Bernardi. De fait, on peut dire à la fois que Rousseau est et n’est pas un philosophe des Lumières. C’est sans doute cette double caractéristique qui en fait un interlocuteur majeur pour nous aujourd’hui. Le philosophe Mark Hulliung a trouvé une formulation très adéquate en parlant de la pensée de Rousseau comme une «autocritique des Lumières». Rousseau participe certainement du mouvement des Lumières, dont il partage le projet d’émancipation. Il est même celui qui exprime le mieux la revendication pour l’homme de sa liberté : comme personne autonome, comme individu singulier, comme citoyen membre du peuple souverain. Mais en même temps il critique les philosophes des Lumières de «l’intérieur» en mettant en évidence leurs présupposés comme autant d’illusions : leur ignorance de ce que la liberté, sans égalité, est un leurre, leur croyance en un progrès moral et humain qui découlerait ipso facto de celui des connaissances, leur arrogance dans leur rapport à la nature considérée comme pur moyen de satisfaction de nos désirs. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes résume cette critique en affirmant que l’homme se fait «le tyran de lui-même et de la nature». Cette lucidité est ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui si nous voulons prolonger ce projet d’émancipation et ne pas rester aveugle aux contradictions de la modernité.

 

    Avant de revenir sur le rapport essentiel de l’homme à la nature, expliquez-nous son apport fondamental concernant sa conception de l’homme moderne ?

    Bruno Bernardi. Le siècle des Lumières est celui de l’émergence du modèle de l’individu qui veut et doit être reconnu comme tel, y compris dans la dimension morale de son autonomie. Mais cet individu est avant tout pensé au travers de ce qu’il est susceptible de posséder : ce sera «l’homme économique» du libéralisme et de l’utilitarisme. Or, Rousseau présente une double critique de cette conception : selon lui, la condition de l’homme moderne tient dans le fait d’avoir à assumer à la fois sa singularité et son existence socialisée. Un siècle et demi avant Freud, les Confessions défendent une idée nouvelle : la construction de l’intériorité comme singularité. Simultanément, il pense l’homme comme être relatif, social, citoyen. Dire que Rousseau a inventé la notion de soi serait inexact, il faut d’abord évoquer Montaigne et Pascal, mais Rousseau a constitué le soi comme concept majeur auquel il confère la double dimension de l’autonomie morale et celle psychologique de l’être singulier.

 

    En quoi cette notion d’intériorité est-elle liée à notre rapport à la nature, selon Rousseau ? Et aujourd’hui, serait-il juste de dire qu’il a été l’un des précurseurs de l’écologie ?

    Bruno Bernardi. C’est incontestablement dans l’Émile – et cela, ses contemporains l’avaient compris – que ces deux aspects sont le plus clairement liés. Nous nous constituons comme sujets, et à certains égards indissociablement, par les rapports que nous nouons avec autrui et avec ceux que nous entretenons avec la nature. Concernant l’écologie, évitons de tomber dans l’anachronisme. Rousseau a envisagé, c’est incontestable, l’envers du projet prométhéen de maîtrise de la nature. Mais il n’a pas pu concevoir ce que seraient les dégâts de la Révolution industrielle et plus encore ceux de la production des gaz à effet de serre aux XXe et XXIe siècles ! Ce ne serait pas lui rendre service que d’en faire ce genre de «visionnaire». En revanche, il a pensé la responsabilité sociale et politique qui incombe aux hommes pour les transformations qu’ils font subir à la nature. Il a exprimé aussi la nécessité de changer notre regard sur les autres êtres vivants. Plus généralement, il montre qu’il n’y a pas de transformation du rapport à la nature qui n’implique une transformation du rapport des hommes entre eux, ni de transformation du rapport des hommes entre eux qui n’implique une transformation du rapport de l’homme à la nature.

 

    Est-ce une vision très novatrice à l’époque ?

    Bruno Bernardi. Oui. Lorsqu’en 1755 un tremblement de terre détruit la ville de Lisbonne, causant des milliers de morts, Rousseau est le seul à placer la question de ce drame sur un terrain politique. Il écrit, par exemple, que ces morts ne sont pas tant dus au tremblement de terre qu’au fait qu’on ait construit des habitations trop fragiles, trop hautes, sur un terrain instable. La réplique d’un tsunami, puis un incendie ont emporté des milliers de gens parce qu’ils sont revenus dans la ville après s’être enfuis pour récupérer les maigres biens qu’ils pouvaient avoir. Rousseau a des formules cinglantes à ce sujet : nous sommes dans un monde où les gens ne valent plus que ce qu’ils ont, et quand ils n’ont plus rien, ils savent qu’ils ne vaudront plus rien ! Il est ainsi l’un des premiers philosophes à penser les risques qu’un développement économique et une technique non maîtrisée font porter à l’humanité.

 

    Comment ce nouveau rapport à la nature est-il lié à sa conception du rôle du peuple et de la démocratie ?

    Bruno Bernardi. Rousseau montre, dans le Second Discours, que le rapport que l’homme entretient avec la nature est la racine du rapport que les hommes entretiennent entre eux : c’est en particulier l’invention de l’agriculture et de la métallurgie qui a entraîné l’institution de la propriété foncière et de ce fait la création des classes sociales. Rousseau développe aussi une réflexion sur l’existence urbaine : la ville suscite chez lui un mélange d’attraction et de répulsion. D’un côté, elle est stimulante pour le développement de l’esprit ; de l’autre, elle nous fait perdre notre rapport à la nature, donc à nous-mêmes. Selon Rousseau, le rapport à la nature nous est donc nécessaire dans la constitution d’un juste rapport à nous-mêmes, ce qui a une portée politique évidente.

 

    Justement, quelle est la portée novatrice de la volonté générale selon Rousseau ? Comment interpréter l’autonomie démocratique telle qu’il la conçoit : est-elle un premier moment vers une société juste ?

Bruno Bernardi. Rousseau, qui porte l’affirmation de la souveraineté du peuple, critique d’emblée et de façon radicale la représentation, comme s’il avait anticipé les pièges de ce qui allait devenir la «démocratie représentative». Pour lui, le peuple ne peut déléguer sa volonté : personne ne peut vouloir à ma place. Aussi, s’il peut déléguer l’exécution de la volonté générale, l’application des lois, le peuple ne peut se défaire du pouvoir et de la liberté fondatrice qui est la sienne : celle de faire la loi. C’est l’activité délibératrice des citoyens, le fait qu’ils prennent part aux décisions, contrôlent leur exécution, qui constitue le cœur de la citoyenneté. Autrement dit, dans l’idée de la volonté générale, il y a l’idée que la volonté commune des citoyens est le fondement même de la démocratie. Une seconde dimension est liée à la précédente : la volonté générale n’est pas à côté des citoyens, hors d’eux, mais une modification de leur esprit. C’est le fait que chacun en pensant à la société pense à la fois à tous et à lui-même, ce qui implique un processus de «généralisation». Comment ce processus de généralisation des volontés particulières peut-il s’exercer ? Dans la participation au processus de délibération. Ce point capital commande sa conception de l’opinion publique (une autre idée qu’il est le premier à formuler). Pour que la volonté générale puisse exister, il faut qu’elle naisse dans le souci de tous les citoyens, et cela ne peut se faire que dans le processus de délibération commune auquel ils participent et qui les fait se représenter à eux-mêmes non comme assujettis à une autorité mais comme les sujets de la société. Cette idée est essentielle aujourd’hui pour comprendre l’exigence de participation citoyenne en démocratie. La participation, c’est le fait pour chacun de prendre part au processus de délibération et de décision commune.



[1] Auteur de "La Fabrique des concepts, recherches 
sur l’invention conceptuelle chez Rousseau", éditions Honoré Champion, 2006, 596 pages.

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