Dans La Croix, des samedi 8 et dimanche 9 mai, on peut lire une
interview de Jacques Delors et de sa petite fille - Clémentine Aubry - réalisée
à l’occasion des 60 ans de la déclaration de Robert Schuman, un des
« pères de l’Europe ».
En « une », figure ce
que le rédacteur en chef a cru devoir distinguer. D’une part, ce propos de J.
Delors « le climat de paix nous a
ramollis, rendus moins vigilants » ; d’autre part, plus anodin,
ce souhait de C. Aubry pour construire ‘Europe : « il nous faut quelqu’un comme Barack Obama ».
A propos du prétendu
« ramollissement»
Jacques Delors prononce ces paroles
à propos du schisme qui menace la Belgique, comme il est apparu ailleurs,
« Ces gens-là n’ont pas de menaces
extérieures. Imaginez que demain la Belgique risque d’être envahie par un pays
voisin, vous croyez qu’ils penseraient à leurs petites affaires ? Le
climat de paix nous a ramollis, rendus moins vigilants ».
Je ne connais pas personnellement
J. Delors, je ne pense pas que ce soit un fauteur de guerre, mais ces paroles
sont graves, peut-être d’autant plus qu’elles ne sont pas réfléchies.
Avant 1914, on se plaignait de l’absence de guerre. Dans le
catalogue officiel de l’exposition universelle de 1900, on pouvait lire
ceci : "Si la paix fait fructifier les arts, le commerce et
l'industrie, elle développe ces états d'âme qu'on nomme modernement égotisme,
pessimisme, nihilisme, égoïsme. Ce thème de l'amollissement n'est qu'une
reprise en 1900. Tout le XIX° siècle semble imprégné de l'idée de la guerre
régénératrice, on sait que H. Taine écrivit : "La guerre est le
coup de fouet qui empêche une nation de s'endormir". Barrès, quant à
lui, déclarait : "La France catholique croule sous l'assaut
combiné des forces de destruction : les prêcheurs de «paix, de
fraternité, et de solidarité humaine» ont transformé les Français en
«êtres dégénérés», et la France descend la pente qu'on ne remonte plus,
celle de l'oubli de soi-même"[1].
Sans le vouloir, J. Delors peut
faire naître, en ses périodes troublées ; l’esprit de violence chez
certains esprits les plus belliqueux. Et au fond, il nous dit que c’est une
menace « extérieure » - la soi-disant menace d’invasion soviétique -
qui a favorisé la mise en œuvre de la théorie européenne. Ce qu’affirment tous
les historiens occidentaux[2].
Prononcer de telles paroles
« Le climat de paix nous a ramollis,
rendus moins vigilants » c’est
admettre, fût-ce passivement, que le remède au ramollissement c’est le
contraire de la paix : la tension internationale, la lutte des peuples[3].
A propos de Barack Obama
Clémentin Aubry observe et
regrette « le manque de
personnalités comme Robert Schuman »
et elle dit que, lors de l’élection du nouveau président américain, « l’Europe a reçu une claque » !
« Il nous faut quelqu’un comme cela »
s’exclama-t-elle. « Je pense
qu’aujourd’hui, c’est cela qui manque. Pas forcément une personne, cela peut-être
une alliance de personnalités ».
Je ne sais pas si Clémentine
Aubry partage les idées socialistes de sa mère et de son grand-père, mais ce
sont là des paroles bien tristes !
C’est une thèse de droite que de
dire que ce sont les « personnalités »
qui font l’histoire. Ce dont l’Europe a besoin, ce n’est pas d’un Obama, mais
d’une autre politique. Bien plus européennes sont les luttes des peuples, main
dans la main, pour rejeter ces manipulations spéculatives qui menacent ce que
les Anglo-saxons ont osé appeler les Pigs
-autrement dit les « cochons » à savoir : Portugal, Italy,
Greece, and Spain…
De surcroît, Mlle Aubry donne son
aval à une construction élitiste de l’Europe alors que l’on a longtemps
regretté chez les pro-européens eux-mêmes « un déficit démocratique »
cependant que d’autres dénonçaient les Eurocrates.
Le referendum sur le projet de constitution européenne avait
donné lieu à ce sujet à un remarquable florilège de propos anti-démocratiques.
C'est l'ancien premier ministre belge, J.-L. Dehaene, qui
avait ouvert les hostilités. A la question : Etes-vous
surpris des difficultés que rencontrent les partisans du "oui" en
France, mais aussi aux Pays-Bas qui voteront le 1er juin ? Il répond
: "Je ne suis pas surpris qu'un référendum provoque ce genre de
difficultés. Partout où il y a un référendum, le débat finit par porter sur
tout sauf sur l'objet du référendum. C'est pourquoi j'ai combattu l'idée en
Belgique. J'ai toujours dit à ceux qui considèrent cette procédure comme le nec
plus ultra de la démocratie, en particulier chez nous les libéraux, qu'ils
se trompent". Encore plus haut placé est l'ancien président V. Giscard
d'Estaing qui avait accepté le "principe" du referendum tout en en
signalant les "risques". Mais "la gestion du référendum a accentué
ce risque. Pour que la question posée «accroche» véritablement l'attention de
l'opinion publique, elle devait être aussi simple que possible. Or, on a choisi
d'adresser aux électeurs un fascicule de 191 pages, comprenant 448 articles, 36
protocoles, et 50 déclarations. La découverte de ce document a été ressentie
par beaucoup d'électeurs comme une agression, et une menace. Elle a conforté
dans leur attitude négative tous ceux auxquels on avait déjà expliqué que la
Constitution était «trop compliquée». Sa lecture était réservée à des
spécialistes. L'obscurité de certains développements ne cachait-elle pas des
dangers ?" en foi de quoi, il eût fallu n'expédier à chaque électeur
qu'une vingtaine de pages judicieusement choisies. Aux Pays-Bas, le ministre de
l'économie, Laurens-Jan Brinkhorst déclara que le référendum était une "erreur",
les citoyens ne connaissant pas suffisamment la Constitution.
Gérard
Streiff, dans le journal l'Humanité, énumère les exemples qu'il a vu passer
sous ses yeux de journaliste : "Tel institut a déjà lancé un sondage
dont la question, un tantinet vicelarde, stipule : «le référendum est-il
une chance ou un risque pour la démocratie ? » L'élite, vexée, s'épanche
dans les colonnes du Figaro. François-Xavier Donnadieu, haut fonctionnaire qui
sait ce que le peuple ignore, lâche: «le recours occasionnel à la
démocratie directe est-il compatible avec l'exercice quotidien du pouvoir ? »
Pour l'ambassadeur Luc de Nanteuil, «l'erreur est le référendum lui-même».
Le gourou social-démocrate Alain Minc qualifie le référendum de «vérole
antidémocratique propagée dans l'ensemble de l'Europe». DSK n'a pas dit
autre chose quand il qualifia, en début de campagne, ce scrutin de «belle
connerie!»".
Ce ne sont là, on s'en doute, que quelques exemples. Tout un
chacun a pu entendre des propos pareils lors de la campagne. Cette réaction des
élites, approuvées par des citoyens démissionnaires (pas tous !),
prépare-t-elle un accaparement des fonctions et un dessaisissement des peuples
sous une dictature molle ? Si le projet de constitution avait été approuvé par
l'ensemble des parlements nationaux – non mandatés pour le faire – les peuples
eussent été marginalisés. Un citoyen nous fit part de ses craintes sur le forum
d'Arte, citant Aldous Huxley (Retour au meilleur des mondes– 1959) : "[...]
par le moyen de méthodes toujours plus efficaces de manipulation mentale, les
démocraties changeront de nature. Les vieilles formes pittoresques - élections,
parlements, hautes cours de justice - demeureront mais la substance
sous-jacente sera une nouvelle forme de totalitarisme non violent. Toutes les
appellations traditionnelles, tous les slogans consacrés resteront exactement
ce qu'ils étaient au bon vieux temps, la démocratie et la liberté seront les
thèmes de toutes les émissions radiodiffusées et de tous les éditoriaux mais
[...] l'oligarchie au pouvoir et son élite hautement qualifiée de soldats, de
policiers, de fabricants de pensée, de manipulateurs mentaux mènera tout et
tout le monde comme bon lui semblera"[4]
Mais Mlle Aubry transpose au plan
européen une vieille manie française : l’appel au sauveur. Lorsqu’on fit
appel à Gaston Doumergue pour résoudre la crise de 1934, Henri de Kerillis eut
ce mot fameux, dans son journal l’Echo de Paris, "c’est devenu chez nous une sorte de rite
que l’appel à un vieillard, à un père de la patrie". Et R. Rémond de
préciser "qu’il songe évidemment aux précédents de Thiers en 1871, de
Clemenceau en 1917 et de Poincaré en 1926. (…). Il ne pouvait prévoir 1940 et
1958"[5].
Voici
la Grèce soumise aux exigences du F.M.I., présidé par un socialiste, qui impose
une rigueur dont on redoute qu’on puisse dire à la fin de la soi-disant
thérapie : « l’opération a
réussi, mais le malade est mort ».
La crise de 2008 n’a servi à rien
si ce n’est à renflouer les banques commerciales, en 2009, la spéculation a
repris de plus belle comme si de rien n’était. La crise éclate à nouveau et on
appelle à l’aide le sourire et la silhouette svelte de B. Obama…
Travailleurs de tous les pays,
unissez-vous ! Est-ce donc si ringard ?
[1] Cité par Zeev STERNHELL, article
"les origines du racisme…", page 109.
[2] C’est la fin de cette
« menace » en 1989, avec la chute du « mur de Berlin », qui
fit dire « le mur est tombé, un
mort, Jacques Delors » ! Delors étant alors président de la Commission
européenne.
[3] Chapitre XIII de mon livre :
Vive la tombe !
[4] Ces paragraphes sont extraits de
la conclusion générale de mon livre.
[5] Chapitre XV : le 6 février
34.