Comment peut-on ajouter des phrases aux
commentaires sur ce chef-d’œuvre absolu ? C’est le Père Noël qui m’a
offert ce DVD et c’est pourquoi j’en parle mais, rapport à mon idée d’évoquer
des films qui jettent leurs lumières sur tel fait ou période historiques, on ne
peut dire que Mort à Venise apporte des éléments comme le font Les
damnés et Le Guépard.
Il s’agit d’un cycle, avec de prime abord
l’arrivée, puis l’ascension, l’apothéose, les premiers problèmes puis les départs
massifs et, enfin, la mort. Mais de quoi ? Les derniers jours d’un artiste
cardiaque ? Le tourisme des classes dirigeantes à la Belle époque ?
Métaphore sur l’aristocratie européenne vivant ses derniers grands moments
avant son suicide à Sarajevo ? Ce dernier aspect n’est pas sans rappeler Et
vogue le navire de Fellini (E la
nave va…1983). Mort à Venise se place en l’an 1911, durant lequel l’été fut
caniculaire, le sirocco – vent saharien – soufflant sans discontinuer.
Si l’on veut à tout prix trouver une
histoire à narrer, disons que tout part d’une divergence entre deux amis sur le
thème de la beauté, du beau. Le
compositeur Gustav von Aschenbach (interprété par Dirk Bogarde, le prénom
Gustav n’est pas anodin, c’est celui de Mahler dont la biographie servira au
Maître, je veux dire L. Visconti) le compositeur donc tient que le beau est une
création idéelle, une œuvre d’artiste qui traduit concrètement, visiblement ou
phoniquement, une virtualité dont il est le passeur. Son ami Alfred (Mark
Burns, à la chevelure du David de Michel-Ange) tient au contraire que le beau existe
en dehors de l’esprit de l’artiste, qu’il s’impose à nous par l’impression
qu’il exerce sur nos sens, c’est une émotion provoquée par le réel qui existe
objectivement. Lors d’un concert, Aschenbach produit une œuvre aux
sons…dissonants et se fait siffler/chahuter par le public. Il en tombe malade
et les médecins conseillent une cure de repos. Son cœur est malade. La
discussion fondamentale entre les deux amis revient itérativement au cours du
film pour rappeler l’enjeu, et faire comprendre comment Aschenbach vit
dramatiquement ses contradictions.
Car Aschenbach va voir s’effondrer sa
thèse idéaliste. En cure à Venise, à l’Hôtel
des bains (en français dans le texte), il rencontre un jeune adolescent
d’une beauté indicible, étonnante –mot dont j’aime à rappeler qu’il est de la
famille de tonnerre-. Là, Gustav
constate que ses sens sont mobilisés, la beauté plastique du jeune Tadzio
l’émeut incontestablement. Il finira pas dire « ne me regarde plus comme cela, Tadzio, …, je t’aime ». Il le
dit à lui-même, en mots chuchotés, seul car ce ne sont pas des choses que l’on
dit en public, surtout dans ces années qui précèdent 1914.
L’artiste arrive à Venise, photos du ciel,
photos de la lagune, musique de Mahler, transport par le vaporetto, la gondole
finale, tout y passe, rien ne se passe. Tout est.
Les touristes ne cessent d’arriver, la
clientèle est cosmopolite, les robes, parures, chapeaux rivalisent dans la
recherche de la "classe". Le panorama sur
le grand salon du grand hôtel réserve sans cesse des surprises. Visconti marie
la couleur des vases monumentaux cannelés avec celles des hortensias tout aussi
monumentales, couleur bleu-vert du
céladon
d’un côté, orangé tirant vers le rouge, de l’autre. Couleurs complémentaires. Tout
se complète. Renoncules, camélias, dahlias, c’est vertigineux. L’orchestre
interprète Heure exquise, valse de La veuve joyeuse de Franz Lehár. Oui,
tout est exquis. Et pourtant, nos sens nous portent encore plus haut quand
arrive la plus belle femme du monde, la baronne Moes interprétée par Sylvana
Mangano. Sa beauté impose le silence. Formule pratique qui évite de se lancer
dans une description improbable. La baronne, sa robe, ses bijoux, sa démarche,
sa grâce imposent à nos sens la vision du Beau. Comme Hegel vit l’idée d’État
en voyant défiler Napoléon, nous voyons le concept de Beauté, fascinés que nous sommes par
Sylvana réinventée par Visconti.
Déplaçant quelque peu son regard, Gustav
tombe sur l’image de Tadzio, autre réincarnation de la grâce, celle de l’adolescence
indécise, Gustav est surpris, arrêté. Il ne perdra plus jamais de vue cette
image. Évidemment, Tadzio est un garçon et Gustav reçoit mal cette pulsion d’amour
qui le porte vers lui. Il se remémore sa fille, morte précocement, son épouse
avec qui il eut de beaux moments, il pense aussi à son passage dans un bordel
de Munich, expérience totalement ratée mais ce souvenir douloureux lui rappelle
ses difficultés à aborder la gent féminine. On a vu cela avec Alfred Redl,
officier autrichien La fin des Habsbourg ? « Colonel Redl », film d’István
Szabó. Bref, Gustav est torturé, son sur-moi l’écrase mais Tadzio est
toujours aussi beau et le "ça" de Gustav est indomptable. Musique de Mahler.
A quoi s’ajoute ce qui est une autre explication du titre du film :
le choléra. Malgré l’omerta décrétée par la municipalité et bien suivie par la
population – surtout celle qui vit du tourisme – il faut se rendre à l’évidence :
on colle des affiches d'alerte partout, on passe les murs à la chaux, un pauvre homme s’écroule
à la gare…Bref, on meurt à Venise. On brûle un peu partout ce qui doit l’être
pour éviter une contamination et, malgré cela, la famille de la baronne visite
Venise y compris dans ses coins quelque peu sordides. Elle visite, suivie à une
centaine de pas par Gustav von Aschenbach. Ce dernier finit par s’inquiéter de la présence
maintenue de la famille de la Baronne et pense qu’elle doit quitter Venise. Il
se voit oser dire à la Baronne sur la terrasse du Grand hôtel qu’elle doit
partir et passant sa main sur la chevelure blonde-baltique et ondulée de
Tadzio. Ce n’est qu’un rêve. Mais pas le choléra qui fait des ravages.
Sur la plage désertée – elle fut si animée
naguère – Gustav assiste à une bataille entre Tadzio et un garçon de l’hôtel,
il veut intervenir alors qu'une nouvelle crise cardiaque le frappe. Il meurt. Qui l’a
tué ? Son cœur malade ou son envie de porter secours à Tadzio ? Musique
de Mahler.
J’ai oublié plein de choses mais on
disserte sur ce film partout. Quel intérêt à revoir un tel film ? Que nous
apporte-il ?
Quel intérêt à revoir La Joconde, la Vénus
de Milo ou la Victoire de Samothrace ? Le David de Donatello et celui de
Michel-Ange ? Oui, quel intérêt ?