MORT A VENISE, Luchino Visconti, 1971.

publié le 14 juin 2019, 09:26 par Jean-Pierre Rissoan
publié le 5 janv. 2017 à 15:06 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 12 juin 2019 à 11:04 ]

    Comment peut-on ajouter des phrases aux commentaires sur ce chef-d’œuvre absolu ? C’est le Père Noël qui m’a offert ce DVD et c’est pourquoi j’en parle mais, rapport à mon idée d’évoquer des films qui jettent leurs lumières sur tel fait ou période historiques, on ne peut dire que Mort à Venise apporte des éléments comme le font Les damnés et Le Guépard.

    Il s’agit d’un cycle, avec de prime abord l’arrivée, puis l’ascension, l’apothéose, les premiers problèmes puis les départs massifs et, enfin, la mort. Mais de quoi ? Les derniers jours d’un artiste cardiaque ? Le tourisme des classes dirigeantes à la Belle époque ? Métaphore sur l’aristocratie européenne vivant ses derniers grands moments avant son suicide à Sarajevo ? Ce dernier aspect n’est pas sans rappeler Et vogue le navire de Fellini (E la nave va…1983). Mort à Venise se place en l’an 1911, durant lequel l’été fut caniculaire, le sirocco – vent saharien – soufflant sans discontinuer.

    Si l’on veut à tout prix trouver une histoire à narrer, disons que tout part d’une divergence entre deux amis sur le thème de la beauté, du beau. Le compositeur Gustav von Aschenbach (interprété par Dirk Bogarde, le prénom Gustav n’est pas anodin, c’est celui de Mahler dont la biographie servira au Maître, je veux dire L. Visconti) le compositeur donc tient que le beau est une création idéelle, une œuvre d’artiste qui traduit concrètement, visiblement ou phoniquement, une virtualité dont il est le passeur. Son ami Alfred (Mark Burns, à la chevelure du David de Michel-Ange) tient au contraire que le beau existe en dehors de l’esprit de l’artiste, qu’il s’impose à nous par l’impression qu’il exerce sur nos sens, c’est une émotion provoquée par le réel qui existe objectivement. Lors d’un concert, Aschenbach produit une œuvre aux sons…dissonants et se fait siffler/chahuter par le public. Il en tombe malade et les médecins conseillent une cure de repos. Son cœur est malade. La discussion fondamentale entre les deux amis revient itérativement au cours du film pour rappeler l’enjeu, et faire comprendre comment Aschenbach vit dramatiquement ses contradictions.

    Car Aschenbach va voir s’effondrer sa thèse idéaliste. En cure à Venise, à l’Hôtel des bains (en français dans le texte), il rencontre un jeune adolescent d’une beauté indicible, étonnante –mot dont j’aime à rappeler qu’il est de la famille de tonnerre-. Là, Gustav constate que ses sens sont mobilisés, la beauté plastique du jeune Tadzio l’émeut incontestablement. Il finira pas dire « ne me regarde plus comme cela, Tadzio, …, je t’aime ». Il le dit à lui-même, en mots chuchotés, seul car ce ne sont pas des choses que l’on dit en public, surtout dans ces années qui précèdent 1914. 

    L’artiste arrive à Venise, photos du ciel, photos de la lagune, musique de Mahler, transport par le vaporetto, la gondole finale, tout y passe, rien ne se passe. Tout est.

   Les touristes ne cessent d’arriver, la clientèle est cosmopolite, les robes, parures, chapeaux rivalisent dans la recherche de la "classe". Le panorama sur le grand salon du grand hôtel réserve sans cesse des surprises. Visconti marie la couleur des vases monumentaux cannelés avec celles des hortensias tout aussi monumentales, couleur bleu-vert du céladon d’un côté, orangé tirant vers le rouge, de l’autre. Couleurs complémentaires. Tout se complète. Renoncules, camélias, dahlias, c’est vertigineux. L’orchestre interprète Heure exquise, valse de La veuve joyeuse de Franz Lehár. Oui, tout est exquis. Et pourtant, nos sens nous portent encore plus haut quand arrive la plus belle femme du monde, la baronne Moes interprétée par Sylvana Mangano. Sa beauté impose le silence. Formule pratique qui évite de se lancer dans une description improbable. La baronne, sa robe, ses bijoux, sa démarche, sa grâce imposent à nos sens la vision du Beau. Comme Hegel vit l’idée d’État en voyant défiler Napoléon, nous voyons le concept de Beauté, fascinés que nous sommes par Sylvana réinventée par Visconti.     

    Déplaçant quelque peu son regard, Gustav tombe sur l’image de Tadzio, autre réincarnation de la grâce, celle de l’adolescence indécise, Gustav est surpris, arrêté. Il ne perdra plus jamais de vue cette image. Évidemment, Tadzio est un garçon et Gustav reçoit mal cette pulsion d’amour qui le porte vers lui. Il se remémore sa fille, morte précocement, son épouse avec qui il eut de beaux moments, il pense aussi à son passage dans un bordel de Munich, expérience totalement ratée mais ce souvenir douloureux lui rappelle ses difficultés à aborder la gent féminine. On a vu cela avec Alfred Redl, officier autrichien La fin des Habsbourg ? « Colonel Redl », film d’István Szabó. Bref, Gustav est torturé, son sur-moi l’écrase mais Tadzio est toujours aussi beau et  le "ça" de Gustav est indomptable. Musique de Mahler.

    A quoi s’ajoute ce qui est une autre explication du titre du film : le choléra. Malgré l’omerta décrétée par la municipalité et bien suivie par la population – surtout celle qui vit du tourisme – il faut se rendre à l’évidence : on colle des affiches d'alerte partout, on passe les murs à la chaux, un pauvre homme s’écroule à la gare…Bref, on meurt à Venise. On brûle un peu partout ce qui doit l’être pour éviter une contamination et, malgré cela, la famille de la baronne visite Venise y compris dans ses coins quelque peu sordides. Elle visite, suivie à une centaine de pas par Gustav von Aschenbach. Ce dernier finit par s’inquiéter de la présence maintenue de la famille de la Baronne et pense qu’elle doit quitter Venise. Il se voit oser dire à la Baronne sur la terrasse du Grand hôtel qu’elle doit partir et passant sa main sur la chevelure blonde-baltique et ondulée de Tadzio. Ce n’est qu’un rêve. Mais pas le choléra qui fait des ravages.

    Sur la plage désertée – elle fut si animée naguère – Gustav assiste à une bataille entre Tadzio et un garçon de l’hôtel, il veut intervenir alors qu'une nouvelle crise cardiaque le frappe. Il meurt. Qui l’a tué ? Son cœur malade ou son envie de porter secours à Tadzio ? Musique de Mahler.

    J’ai oublié plein de choses mais on disserte sur ce film partout. Quel intérêt à revoir un tel film ? Que nous apporte-il ?

    Quel intérêt à revoir La Joconde, la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace ? Le David de Donatello et celui de Michel-Ange ? Oui, quel intérêt ?

 

 

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