Ours d’or, Berlin 1971
Oscar, meilleur film étranger, 1972.
Il
y a quelque chose de Viscontien dans ce film de Vittorio de Sica.
L’éblouissement de l’aristocratie, les coups de boutoir et le lent déclin, le
malheur symbolisé par la guerre puis la mort du fils Alberto, la catastrophe
finale avec la concentration des Juifs avant le grand départ. Les Finzi Contini
sont une famille aristocratique de Ferrare qui possède une immense propriété, à
vrai dire comme une seigneurie avec un château ceint d’un parc quasi illimité.
Le parc -appelé « jardin » - est lui-même entouré d’un mur d’enceinte
et de grilles qui font que les Finzi-Contini. vivent comme en autarcie, à
l’abri du monde. Ils sont juifs mais rien ne semble devoir les atteindre,
d’ailleurs, ils ont financé la Guerre d’ Éthiopie. Leur demeure est luxueuse
avec moult objets d’art et abrite une bibliothèque plus riche en livres que la
bibliothèque municipale. Symbole de cette richesse historique, il y a dans le « jardin »
des arbres qui ont presque 500 ans ! Qui ont connu le Quattrocento !
Le
film commence par un rassemblement de la jeunesse dorée de Ferrare, tout de
blanc vêtue parce qu’elle se prépare à disputer un tournoi de tennis à
l’intérieur du « jardin ». Toute cette jeunesse étudiante fait plaisir
à voir. Le blanc domine les couleurs du film. Pourtant, la cause de ce
rassemblement est le début du drame : les juifs ont été exclus du cercle
de tennis de Ferrare. La jeune Micòl
Finzi-Contini (Dominique Sanda, troublante) décida en conséquence d’organiser le
tournoi chez elle. Nous sommes donc en 1937, environ.
Mais la communauté juive de Ferrare est bien
ignorante de tout ce qui se trame autour d’elle. Le père de Giorgio - ami
d’enfance de Micòl, qui ne cessait de la regarder à la synagogue (et réciproquement),
amoureux fou d’elle et qui aimerait l’épouser - le père donc, bourgeois aisé, juif
et membre du parti fasciste italien- fustige les Finzi Contini comme des
privilégiés qui « créent des ghettos soumis au grand patronat »
(sic), il persiste à penser que « Mussolini c’est mieux qu’Hitler »,
plus tard, quand les amours de Giorgio et de Micòl sont définitivement brisés,
il dira encore à son fils : « les Finzi Contini ne sont pas des
gens pour nous. On ne dirait même pas des juifs ! Micòl est d’une classe
supérieure…». Quand son fils lui fait lire dans le journal du jour la pluie
de décrets racistes que vient de prendre le Grand Conseil fasciste et qui tombent
sur eux (plus de mariages mixtes, exclusion des écoles publiques, plus de nom
sur l’annuaire, pas d’avis public de décès, pas de service militaire,
interdiction d’employer des domestiques -ce qui a des conséquences très
concrètes chez eux -), le père (mais s’il a adhéré au parti fasciste, c’est
qu’il y avait en lui des convictions) persiste et signe comme un imbécile
mussolinien : « on peut rester un citoyen qui dispose de ses droits
fondamentaux »… aveuglement dramatique aux conséquences fatales.
Se place ici un dialogue cher au cœur de Vittorio
de Sica. Giorgio travaille à la bibliothèque de l’université sur sa maîtrise de
poésie, et un factotum vient lui indiquer qu’il doit partir. Pourquoi ? Il
demande à voir le chef d’établissement. Celui-ci se perd en explications
nulles, se cache derrière la nouvelle législation raciste, regrette un si bon
élément, futur grand intellectuel… Giorgio lui dit de prendre ses
responsabilités mais, avant que le «chef» d’établissement ne le dise, Giorgio le
dit à sa place « oui, bien sûr, vous avez une famille, TOUTE L’ITALIE A
UNE FAMILLE »… Protection de la famille, de la famille chrétienne de
surcroit, argument commode pour ne rien faire contre le fascisme. On trouve
cette réplique presque identique dans La ciociara (1960). Mais dans
d’autres films de De Sica, la famille sert de paravent au recel (Le voleur de
bicyclette) ou au crime organisé (Sciuscia). Alexandra Kollontaï (1872-1952),
révolutionnaire bolchevique, féministe, trouverait ici du grain à moudre pour
vilipender la famille comme « institution bourgeoise ». Cela dit, De
Sica n’est pas bolchevique, loin de là. Mais, sa foi de chrétien ne l’empêche
pas de dénoncer l’hypocrisie. Le grand historien Marc Bloch a abandonné femme
et enfants pour entrer en résistance immédiate. Autre choix. Ainsi que pourrait
le dire le professeur Losurdo, il y a là l’opposition de deux universalités.
L’universalité de l’amour familial et l’universalité de l’amour de l’humanité.
Progressivement,
l’histoire d’amour -tortueuse pour le moins- entre Giorgio et Micòl cède le pas au drame raciste qui se
déroule alors dans toute l’Italie. « Avec tout ce qui se passe, mes
histoires de cœur deviennent ridicules » dit le jeune homme. La guerre
ouvre les yeux. Une séquence est consacrée au père de Giorgio qui, à 2h 25 du
matin- écoute Radio Londres et attend les nouvelles concernant la bataille de
décembre 41 aux portes de Moscou. Cet ancien membre du parti de Mussolini
attend tout, maintenant, de l’URSS… Son fils qui le surprend dans cette écoute
interdite assène : « si les Russes n’y arrivent pas, alors ce sera
la fin… ! ».
Si
le blanc est la couleur dominante du début du film, on ne sera pas surpris par
le noir qui envahit la fin. Noir des chemises fascistes bien sûr. Noir des Finzi
Contini. qui sont tous raflés comme des malpropres, eux qui sont un morceau de
la culture et de l’histoire italiennes. L’entrée des voitures noires dans le
« jardin » pour aller chercher la grand-mère, les oncles et tantes,
le père et la mère, Micòl, bref,
toute la famille, cette pénétration est un viol. Ces personnes âgées, certes,
expient leurs erreurs -elles ont soutenu le fascisme- mais on sent qu’avec
elles c’est toute l’histoire de l’Italie qui est assassinée, brisée, à l’image
de ce bibelot que le fasciste noir détruit dans sa précipitation à cueillir des
vieillards qui lui fait renverser un guéridon dans le salon-musée. Tous les juifs
de Ferrare sont rassemblés dans des salles de classe. L’école, nid de culture,
est transformée en camp de concentration. C’est l’identité du fascisme.
Le
jardin des Finzi Contini. est définitivement clos.
* *
Ce
film se place à une époque particulière de l’histoire du fascisme mussolinien. Ce
dernier n’a pas toujours été antisémite, il ne l’est devenu qu’à partir du
tournant des années1936-1937. Je fais, ici, un copier/coller du livre de l’historien
Pierre MILZA, « Histoire de l’Italie des origines à nos jours » [1]. Cet extrait est pris dans le chapitre XXII intitulé « le Ventennio fasciste ».
LA
RADICALISATION DU RÉGIME
On
a longtemps affirmé que le raidissement du régime mussolinien à partir de
1936 était dû, de manière à peu près exclusive, au rapprochement avec
l'Allemagne et à l'imitation servile du modèle nazi. Pour Renzo De Felice, à
qui l'on doit une réinterprétation complète de la période[2], l'influence de l'hitlérisme sur la manière dont
s'est opérée la « révolution culturelle » du -fascisme est indéniable,
mais elle n'est que la conséquence des choix politiques faits par Mussolini
dans le but d’assurer la survie du régime.
La
mise en sommeil des objectifs révolutionnaires du fascisme, son incapacité à
faire reculer l'hégémonie culturelle des anciennes élites, les résistances
opposées à la fascisation de l'école, de la culture, de la jeunesse -
l'offensive lancée en 1931 contre les organisations de jeunesse catholiques a
entraîné une vive riposte du Saint-Siège l'encyclique Non abbiamo bisogno, qui condamnait l'inspiration païenne et la
«statolâtrie» du fascisme -, la fusion qui a commencé à s'opérer entre ancienne
et nouvelle classes dirigeantes, tout paraît indiquer en effet à la veille du
conflit éthiopien que le régime a du mal à trouver son second souffle et à se
transformer en une véritable dictature totalitaire de masse. Autrement dit que,
malgré la véhémence verbale de ses dirigeants et les démonstrations tapageuses
des foules qu'il manipule, il a de bonnes chances de glisser sur la pente du
conformisme et de l'embourgeoisement.
C'est
dans le but exclusif d'enrayer cette dérive conservatrice que Mussolini aurait
engagé celui-ci dans un processus de fascisation à outrance, qui commence en
1936. Jusqu'à cette date, explique De Felice, le régime a fonctionné sur la
base d'un double compromis. Compromis entre un bloc dirigeant éminemment
composite et les masses italiennes dont le fascisme s'est appliqué à réaliser
l'intégration par des moyens divers. Compromis d'autre part, au sein même du
bloc dirigeant, entre le parti, instrument de pouvoir et de promotion d'une
nouvelle élite, et les forces traditionnelles que constituent l'Église, la
monarchie et la bourgeoisie.
Au
lendemain de la proclamation de l'Empire, Mussolini fait le constat de la
précarité de ces divers équilibres. Certes, l'adhésion des masses au fascisme
n'a jamais été aussi forte qu'au printemps 1936. L'affaire éthiopienne se
trouvant réglée, rien n'empêche l'Italie de renouer le dialogue avec les
démocraties, comme le souhaite une fraction importante des élites. Ainsi se
trouveraient réunies les conditions d'une démobilisation progressive des
esprits, voire d'une libéralisation du régime incontestablement voulue par une
partie de ceux qui avaient favorisé son avènement. De cette tentation du retour
au passé, le Duce a clairement conscience. Il sait que le temps n'est plus de
son côté et que, dans sa configuration présente, le régime survivrait
difficilement à sa propre disparition. Il faut donc radicaliser le fascisme,
l'enraciner durablement, imprimer à la société italienne un mouvement
irréversible, interdisant aux anciennes élites et aux détenteurs du magistère
spirituel la possibilité de reconquérir leurs positions perdues.
(…).
Mais surtout, ce que veut le petit groupe de décideurs rassemblés autour du
Guide suprême, c'est la substitution de 1' «homme
nouveau», défini par ce que le secrétaire du parti, Achille Starace,
appellera la «coutume fasciste», à
l'individu décadent façonné par deux siècles de culture «humaniste» et bourgeoise. De là résultent, pour l'essentiel, les
options totalitaires des dernières années du fascisme : des choix
fondamentalement antibourgeois et censés se rattacher aux perspectives
révolutionnaires du premier fascisme. On connaît les aspects les plus
spectaculaires et les plus grotesques de cette « révolution culturelle », dont
Mussolini lui-même a donné le ton dans son discours du 25 octobre 1938,
qualifiant de «puissants directs à l'estomac» portés à la bourgeoisie italienne
les mesures adoptées par le Grand Conseil : le tu et le voi substitués
dans le langage quotidien à la formule de politesse de la troisième personne,
le lei, bon pour un « peuple de laquais », les mots d'origine
étrangère, ou présumés tels, bannis du lexique officiel parce que révélateurs
des tendances cosmopolites de la bourgeoisie, l'introduction dans les défilés
militaires du pas de l'oie, rebaptisé «pas
romain», etc. (JPR : dans le film de De Sica,
Giorgio se trouve au cinéma, et les Actualités montrent défiler l’armée du Duce
au pas de l’oie, cela suscite chez lui un rire irrépressible).
L'adoption
en 1938 d'une législation raciale essentiellement dirigée contre les juifs
s'inscrit - de manière plus tragique - dans cette politique de rupture avec le
« vieux monde » humaniste et
bourgeois. L'antisémitisme était jusqu'alors un phénomène à peu près inexistant
en Italie et le fascisme lui-même n'avait guère établi de discrimination. Au
même titre que les autres Italiens, les israélites - soit un peu plus de 45 000
personnes - avaient participé au fascisme et à l'antifascisme. Mussolini
lui-même s'était, jusqu'en 1936, désolidarisé en ce domaine du nazisme et avait
ironisé sur le concept de race nordique. Il avait également entretenu de bonnes
relations avec le sionisme.
Comment
est-on passé en peu d'années de cette relation paisible à la persécution
raciale de l'immédiat avant-guerre? Les raisons en sont multiples. Les
contraintes de la politique étrangère et le changement radical qui s'est opéré
sur ce terrain en 1935-1936 ont fortement pesé sur l'attitude de Mussolini à
l'égard des juifs. La carte sioniste, que le Duce avait conservée dans son jeu
à seule fin d'embarrasser les Britanniques, avait cessé de présenter la moindre
valeur pour lui au moment où il s'apprêtait à jouer conjointement celle de
l'alliance allemande et celle du rapprochement avec les Arabes. La guerre
d'Éthiopie s'est accompagnée d'une intense propagande raciste dont les
premières cibles ont été les populations d'Afrique orientale. On a parlé de «défense de la race» et d' «hygiène de la race» au plus haut niveau
de la hiérarchie fasciste, bien avant que soit adoptée la législation
antisémite. C'est dire que le terrain avait été préparé pour que l'opinion ne
fût pas trop surprise par le revirement du pouvoir à l'égard des juifs.
En
quête d'une interprétation plausible du «déclin » démographique de son pays -
les mesures natalistes n'ont pas empêché le nombre des naissances de
sensiblement diminuer -, Mussolini voyait dans ce phénomène la conséquence de
l'hédonisme ambiant, lequel lui paraissait lié à l'influence persistante des mœurs
de la bourgeoisie. Une pierre manquait toutefois à l'édifice pour que
l'explication ne souffrît à ses yeux aucune faille et pût être donnée en pâture
aux masses. Cette pierre était celle de la «judaïsation» des sociétés
occidentales, celles dont la culture servait, assurait-il, de modèle aux
anciennes élites dirigeantes, nourrissant leur individualisme, leur
intellectualisme et leur cosmopolitisme.
Reste
bien sûr à examiner la part du modèle nazi dans la genèse de la politique
raciale du régime. Une chose est certaine c'est que ce n'est pas sous la
pression allemande que le Duce a choisi de s'engager en 1938 dans la voie de
l'antisémitisme d'État. Ni Hitler ni aucun des dirigeants nazis n'eurent besoin
de prendre le risque d'une rebuffade de la part d'un partenaire toujours très
préoccupé d'afficher son indépendance. C'est de lui-même que Mussolini est venu
se placer sur l'orbite de la politique nazie en matière raciale. Il voulait
donner ainsi un gage à Hitler sur une question relativement peu contraignante
pour l'Italie, mais qui était fondamentale pour le maître du III° Reich. Son
seul souci fut de rendre ce choix acceptable pour les Italiens, comme il
l'avait fait pour le «pas romain», en
le rattachant à la «révolution culturelle»
fasciste et à une tradition «italique»
et «romaine» parfaitement illusoire.
Prélude
à l'adoption de mesures discriminatoires, un Manifeste de défense de la race fut publié en 1938 sous l'égide du Minculpop par un groupe de professeurs
d'université, spécialistes d'anthropologie, de pathologie, de zoologie, etc..
Il affirmait l'existence des races humaines et leur inégalité, le peuple
italien constituant l'un des rameaux de la race aryenne, race éminemment
supérieure dont les juifs ne faisaient pas partie et qu'il importait de
protéger de tout risque de contamination. Starace donna aussitôt à ce document
une très large publicité et chargea l'Institut fasciste de la culture, les GUF,
le PNF, les « savants» de diffuser dans le public la nouvelle conception
raciste du pouvoir. Suivit bientôt, après la création en septembre 1938 du
Conseil supérieur pour la démographie et la race, l'adoption par le Grand
Conseil d'une législation spécifiquement dirigée contre les juifs. Les juifs
étrangers d'abord auxquels on interdit de s'inscrire dans les écoles
italiennes, puis de séjourner dans la Péninsule et dans les territoires de
l'Empire. Les juifs italiens ensuite, exclus de l'enseignement, des académies,
instituts ou associations scientifiques, artistiques, littéraires, ainsi que de
l'armée, des administrations, des syndicats, des banques, etc. Les mariages
mixtes étaient interdits et les naturalisations accordées depuis 1919
révoquées.
Si
le régime fasciste, contrairement à son homologue hitlérien, n'a pas poussé
jusqu'à son terme tragique la persécution contre les juifs, si de nombreuses
exemptions ont été accordées aux israélites italiens, tandis que se
manifestaient certaines réticences dans la population, l'idée assez largement
admise d'une Italie tout entière braquée contre la politique raciale du régime
- « Italiani brava gente » - résiste
mal aux apports les plus récents de la recherche. La discrimination a bel et
bien eu lieu, avec son cortège d'humiliations et de souffrances.
L'administration n'a que très ponctuellement résisté aux exigences du pouvoir.
Le recensement des familles juives a préparé le terrain des déportations du
temps de l'occupation allemande.
Mussolini
avait engagé son régime dans la voie de la radicalisation totalitaire dans le
but de renforcer la cohésion du corps social. L'alignement sur l'Allemagne
nazie, le durcissement du totalitarisme, le ridicule des pratiques imposées au
nom de la «coutume fasciste», la
corruption généralisée, la politique belliciste, les effets de l'autarcie sur
le niveau de vie des populations, tout cela a contribué au contraire à éroder
le consensus passif des masses italiennes et à réveiller les oppositions.
[1]
FAYARD, Paris, 2005, 1100 pages.
[2] DE FELICE (Renzo), Mussolini. Il
Duce. II. Lo Stato totalitario (1936-1940), Turin, E. 1981.