Le jardin des Finzi Contini (ou « la dernière étape du fascisme mussolinien »)…

publié le 14 juin 2019, 09:36 par Jean-Pierre Rissoan
publié le 6 nov. 2012 à 16:11 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 15 avr. 2018 à 14:50 ]

Ours d’or, Berlin 1971

Oscar, meilleur film étranger, 1972.

 

    Il y a quelque chose de Viscontien dans ce film de Vittorio de Sica. L’éblouissement de l’aristocratie, les coups de boutoir et le lent déclin, le malheur symbolisé par la guerre puis la mort du fils Alberto, la catastrophe finale avec la concentration des Juifs avant le grand départ. Les Finzi Contini sont une famille aristocratique de Ferrare qui possède une immense propriété, à vrai dire comme une seigneurie avec un château ceint d’un parc quasi illimité. Le parc -appelé « jardin » - est lui-même entouré d’un mur d’enceinte et de grilles qui font que les Finzi-Contini. vivent comme en autarcie, à l’abri du monde. Ils sont juifs mais rien ne semble devoir les atteindre, d’ailleurs, ils ont financé la Guerre d’ Éthiopie. Leur demeure est luxueuse avec moult objets d’art et abrite une bibliothèque plus riche en livres que la bibliothèque municipale. Symbole de cette richesse historique, il y a dans le « jardin » des arbres qui ont presque 500 ans ! Qui ont connu le Quattrocento ! 


    Le film commence par un rassemblement de la jeunesse dorée de Ferrare, tout de blanc vêtue parce qu’elle se prépare à disputer un tournoi de tennis à l’intérieur du « jardin ». Toute cette jeunesse étudiante fait plaisir à voir. Le blanc domine les couleurs du film. Pourtant, la cause de ce rassemblement est le début du drame : les juifs ont été exclus du cercle de tennis de Ferrare. La jeune Micòl Finzi-Contini (Dominique Sanda, troublante) décida en conséquence d’organiser le tournoi chez elle. Nous sommes donc en 1937, environ.

    Mais la communauté juive de Ferrare est bien ignorante de tout ce qui se trame autour d’elle. Le père de Giorgio - ami d’enfance de Micòl, qui ne cessait de la regarder à la synagogue (et réciproquement), amoureux fou d’elle et qui aimerait l’épouser - le père donc, bourgeois aisé, juif et membre du parti fasciste italien- fustige les Finzi Contini comme des privilégiés qui « créent des ghettos soumis au grand patronat » (sic), il persiste à penser que « Mussolini c’est mieux qu’Hitler », plus tard, quand les amours de Giorgio et de Micòl sont définitivement brisés, il dira encore à son fils : « les Finzi Contini ne sont pas des gens pour nous. On ne dirait même pas des juifs ! Micòl est d’une classe supérieure…». Quand son fils lui fait lire dans le journal du jour la pluie de décrets racistes que vient de prendre le Grand Conseil fasciste et qui tombent sur eux (plus de mariages mixtes, exclusion des écoles publiques, plus de nom sur l’annuaire, pas d’avis public de décès, pas de service militaire, interdiction d’employer des domestiques -ce qui a des conséquences très concrètes chez eux -), le père (mais s’il a adhéré au parti fasciste, c’est qu’il y avait en lui des convictions) persiste et signe comme un imbécile mussolinien : « on peut rester un citoyen qui dispose de ses droits fondamentaux »… aveuglement dramatique aux conséquences fatales.

    Se place ici un dialogue cher au cœur de Vittorio de Sica. Giorgio travaille à la bibliothèque de l’université sur sa maîtrise de poésie, et un factotum vient lui indiquer qu’il doit partir. Pourquoi ? Il demande à voir le chef d’établissement. Celui-ci se perd en explications nulles, se cache derrière la nouvelle législation raciste, regrette un si bon élément, futur grand intellectuel… Giorgio lui dit de prendre ses responsabilités mais, avant que le «chef» d’établissement ne le dise, Giorgio le dit à sa place « oui, bien sûr, vous avez une famille, TOUTE L’ITALIE A UNE FAMILLE »… Protection de la famille, de la famille chrétienne de surcroit, argument commode pour ne rien faire contre le fascisme. On trouve cette réplique presque identique dans La ciociara (1960). Mais dans d’autres films de De Sica, la famille sert de paravent au recel (Le voleur de bicyclette) ou au crime organisé (Sciuscia). Alexandra Kollontaï (1872-1952), révolutionnaire bolchevique, féministe, trouverait ici du grain à moudre pour vilipender la famille comme « institution bourgeoise ». Cela dit, De Sica n’est pas bolchevique, loin de là. Mais, sa foi de chrétien ne l’empêche pas de dénoncer l’hypocrisie. Le grand historien Marc Bloch a abandonné femme et enfants pour entrer en résistance immédiate. Autre choix. Ainsi que pourrait le dire le professeur Losurdo, il y a là l’opposition de deux universalités. L’universalité de l’amour familial et l’universalité de l’amour de l’humanité.

    Progressivement, l’histoire d’amour -tortueuse pour le moins- entre Giorgio et Micòl cède le pas au drame raciste qui se déroule alors dans toute l’Italie. « Avec tout ce qui se passe, mes histoires de cœur deviennent ridicules » dit le jeune homme. La guerre ouvre les yeux. Une séquence est consacrée au père de Giorgio qui, à 2h 25 du matin- écoute Radio Londres et attend les nouvelles concernant la bataille de décembre 41 aux portes de Moscou. Cet ancien membre du parti de Mussolini attend tout, maintenant, de l’URSS… Son fils qui le surprend dans cette écoute interdite assène : « si les Russes n’y arrivent pas, alors ce sera la fin… ! ».

    Si le blanc est la couleur dominante du début du film, on ne sera pas surpris par le noir qui envahit la fin. Noir des chemises fascistes bien sûr. Noir des Finzi Contini. qui sont tous raflés comme des malpropres, eux qui sont un morceau de la culture et de l’histoire italiennes. L’entrée des voitures noires dans le « jardin » pour aller chercher la grand-mère, les oncles et tantes, le père et la mère, Micòl, bref, toute la famille, cette pénétration est un viol. Ces personnes âgées, certes, expient leurs erreurs -elles ont soutenu le fascisme- mais on sent qu’avec elles c’est toute l’histoire de l’Italie qui est assassinée, brisée, à l’image de ce bibelot que le fasciste noir détruit dans sa précipitation à cueillir des vieillards qui lui fait renverser un guéridon dans le salon-musée. Tous les juifs de Ferrare sont rassemblés dans des salles de classe. L’école, nid de culture, est transformée en camp de concentration. C’est l’identité du fascisme.

    Le jardin des Finzi Contini. est définitivement clos.

*  *

 

    Ce film se place à une époque particulière de l’histoire du fascisme mussolinien. Ce dernier n’a pas toujours été antisémite, il ne l’est devenu qu’à partir du tournant des années1936-1937. Je fais, ici, un copier/coller du livre de l’historien Pierre MILZA, « Histoire de l’Italie des origines à nos jours » [1]. Cet extrait est pris dans le chapitre XXII intitulé « le Ventennio fasciste ».

 

 

 

LA RADICALISATION DU RÉGIME

    On a longtemps affirmé que le raidissement du régime mussolinien à partir de 1936 était dû, de manière à peu près exclusive, au rapprochement avec l'Allemagne et à l'imitation servile du modèle nazi. Pour Renzo De Felice, à qui l'on doit une réinterprétation complète de la période[2], l'influence de l'hitlérisme sur la manière dont s'est opérée la « révolution culturelle » du -fascisme est indéniable, mais elle n'est que la conséquence des choix politiques faits par Mussolini dans le but d’assurer la survie du régime.

    La mise en sommeil des objectifs révolutionnaires du fascisme, son incapacité à faire reculer l'hégémonie culturelle des anciennes élites, les résistances opposées à la fascisation de l'école, de la culture, de la jeunesse - l'offensive lancée en 1931 contre les organisations de jeunesse catholiques a entraîné une vive riposte du Saint-Siège l'encyclique Non abbiamo bisogno, qui condamnait l'inspiration païenne et la «statolâtrie» du fascisme -, la fusion qui a commencé à s'opérer entre ancienne et nouvelle classes dirigeantes, tout paraît indiquer en effet à la veille du conflit éthiopien que le régime a du mal à trouver son second souffle et à se transformer en une véritable dictature totalitaire de masse. Autrement dit que, malgré la véhémence verbale de ses dirigeants et les démonstrations tapageuses des foules qu'il manipule, il a de bonnes chances de glisser sur la pente du conformisme et de l'embourgeoisement.

    C'est dans le but exclusif d'enrayer cette dérive conservatrice que Mussolini aurait engagé celui-ci dans un processus de fascisation à outrance, qui commence en 1936. Jusqu'à cette date, explique De Felice, le régime a fonctionné sur la base d'un double compromis. Compromis entre un bloc dirigeant éminemment composite et les masses italiennes dont le fascisme s'est appliqué à réaliser l'intégration par des moyens divers. Compromis d'autre part, au sein même du bloc dirigeant, entre le parti, instrument de pouvoir et de promotion d'une nouvelle élite, et les forces traditionnelles que constituent l'Église, la monarchie et la bourgeoisie.

    Au lendemain de la proclamation de l'Empire, Mussolini fait le constat de la précarité de ces divers équilibres. Certes, l'adhésion des masses au fascisme n'a jamais été aussi forte qu'au printemps 1936. L'affaire éthiopienne se trouvant réglée, rien n'empêche l'Italie de renouer le dialogue avec les démocraties, comme le souhaite une fraction importante des élites. Ainsi se trouveraient réunies les conditions d'une démobilisation progressive des esprits, voire d'une libéralisation du régime incontestablement voulue par une partie de ceux qui avaient favorisé son avènement. De cette tentation du retour au passé, le Duce a clairement conscience. Il sait que le temps n'est plus de son côté et que, dans sa configuration présente, le régime survivrait difficilement à sa propre disparition. Il faut donc radicaliser le fascisme, l'enraciner durablement, imprimer à la société italienne un mouvement irréversible, interdisant aux anciennes élites et aux détenteurs du magistère spirituel la possibilité de reconquérir leurs positions perdues.

    (…). Mais surtout, ce que veut le petit groupe de décideurs rassemblés autour du Guide suprême, c'est la substitution de 1' «homme nouveau», défini par ce que le secrétaire du parti, Achille Starace, appellera la «coutume fasciste», à l'individu décadent façonné par deux siècles de culture «humaniste» et bourgeoise. De là résultent, pour l'essentiel, les options totalitaires des dernières années du fascisme : des choix fondamentalement antibourgeois et censés se rattacher aux perspectives révolutionnaires du premier fascisme. On connaît les aspects les plus spectaculaires et les plus grotesques de cette « révolution culturelle », dont Mussolini lui-même a donné le ton dans son discours du 25 octobre 1938, qualifiant de «puissants directs à l'estomac» portés à la bourgeoisie italienne les mesures adoptées par le Grand Conseil : le tu et le voi substitués dans le langage quotidien à la formule de politesse de la troisième personne, le lei, bon pour un « peuple de laquais », les mots d'origine étrangère, ou présumés tels, bannis du lexique officiel parce que révélateurs des tendances cosmopolites de la bourgeoisie, l'introduction dans les défilés militaires du pas de l'oie, rebaptisé «pas romain», etc. (JPR : dans le film de De Sica, Giorgio se trouve au cinéma, et les Actualités montrent défiler l’armée du Duce au pas de l’oie, cela suscite chez lui un rire irrépressible).  

    L'adoption en 1938 d'une législation raciale essentiellement dirigée contre les juifs s'inscrit - de manière plus tragique - dans cette politique de rupture avec le « vieux monde » humaniste et bourgeois. L'antisémitisme était jusqu'alors un phénomène à peu près inexistant en Italie et le fascisme lui-même n'avait guère établi de discrimination. Au même titre que les autres Italiens, les israélites - soit un peu plus de 45 000 personnes - avaient participé au fascisme et à l'antifascisme. Mussolini lui-même s'était, jusqu'en 1936, désolidarisé en ce domaine du nazisme et avait ironisé sur le concept de race nordique. Il avait également entretenu de bonnes relations avec le sionisme.

    Comment est-on passé en peu d'années de cette relation paisible à la persécution raciale de l'immédiat avant-guerre? Les raisons en sont multiples. Les contraintes de la politique étrangère et le changement radical qui s'est opéré sur ce terrain en 1935-1936 ont fortement pesé sur l'attitude de Mussolini à l'égard des juifs. La carte sioniste, que le Duce avait conservée dans son jeu à seule fin d'embarrasser les Britanniques, avait cessé de présenter la moindre valeur pour lui au moment où il s'apprêtait à jouer conjointement celle de l'alliance allemande et celle du rapprochement avec les Arabes. La guerre d'Éthiopie s'est accompagnée d'une intense propagande raciste dont les premières cibles ont été les populations d'Afrique orientale. On a parlé de «défense de la race» et d' «hygiène de la race» au plus haut niveau de la hiérarchie fasciste, bien avant que soit adoptée la législation antisémite. C'est dire que le terrain avait été préparé pour que l'opinion ne fût pas trop surprise par le revirement du pouvoir à l'égard des juifs.

    En quête d'une interprétation plausible du «déclin » démographique de son pays - les mesures natalistes n'ont pas empêché le nombre des naissances de sensiblement diminuer -, Mussolini voyait dans ce phénomène la conséquence de l'hédonisme ambiant, lequel lui paraissait lié à l'influence persistante des mœurs de la bourgeoisie. Une pierre manquait toutefois à l'édifice pour que l'explication ne souffrît à ses yeux aucune faille et pût être donnée en pâture aux masses. Cette pierre était celle de la «judaïsation» des sociétés occidentales, celles dont la culture servait, assurait-il, de modèle aux anciennes élites dirigeantes, nourrissant leur individualisme, leur intellectualisme et leur cosmopolitisme.

    Reste bien sûr à examiner la part du modèle nazi dans la genèse de la politique raciale du régime. Une chose est certaine c'est que ce n'est pas sous la pression allemande que le Duce a choisi de s'engager en 1938 dans la voie de l'antisémitisme d'État. Ni Hitler ni aucun des dirigeants nazis n'eurent besoin de prendre le risque d'une rebuffade de la part d'un partenaire toujours très préoccupé d'afficher son indépendance. C'est de lui-même que Mussolini est venu se placer sur l'orbite de la politique nazie en matière raciale. Il voulait donner ainsi un gage à Hitler sur une question relativement peu contraignante pour l'Italie, mais qui était fondamentale pour le maître du III° Reich. Son seul souci fut de rendre ce choix acceptable pour les Italiens, comme il l'avait fait pour le «pas romain», en le rattachant à la «révolution culturelle» fasciste et à une tradition «italique» et «romaine» parfaitement illusoire.

    Prélude à l'adoption de mesures discriminatoires, un Manifeste de défense de la race fut publié en 1938 sous l'égide du Minculpop par un groupe de professeurs d'université, spécialistes d'anthropologie, de pathologie, de zoologie, etc.. Il affirmait l'existence des races humaines et leur inégalité, le peuple italien constituant l'un des rameaux de la race aryenne, race éminemment supérieure dont les juifs ne faisaient pas partie et qu'il importait de protéger de tout risque de contamination. Starace donna aussitôt à ce document une très large publicité et chargea l'Institut fasciste de la culture, les GUF, le PNF, les « savants» de diffuser dans le public la nouvelle conception raciste du pouvoir. Suivit bientôt, après la création en septembre 1938 du Conseil supérieur pour la démographie et la race, l'adoption par le Grand Conseil d'une législation spécifiquement dirigée contre les juifs. Les juifs étrangers d'abord auxquels on interdit de s'inscrire dans les écoles italiennes, puis de séjourner dans la Péninsule et dans les territoires de l'Empire. Les juifs italiens ensuite, exclus de l'enseignement, des académies, instituts ou associations scientifiques, artistiques, littéraires, ainsi que de l'armée, des administrations, des syndicats, des banques, etc. Les mariages mixtes étaient interdits et les naturalisations accordées depuis 1919 révoquées.

    Si le régime fasciste, contrairement à son homologue hitlérien, n'a pas poussé jusqu'à son terme tragique la persécution contre les juifs, si de nombreuses exemptions ont été accordées aux israélites italiens, tandis que se manifestaient certaines réticences dans la population, l'idée assez largement admise d'une Italie tout entière braquée contre la politique raciale du régime - « Italiani brava gente » - résiste mal aux apports les plus récents de la recherche. La discrimination a bel et bien eu lieu, avec son cortège d'humiliations et de souffrances. L'administration n'a que très ponctuellement résisté aux exigences du pouvoir. Le recensement des familles juives a préparé le terrain des déportations du temps de l'occupation allemande.

    Mussolini avait engagé son régime dans la voie de la radicalisation totalitaire dans le but de renforcer la cohésion du corps social. L'alignement sur l'Allemagne nazie, le durcissement du totalitarisme, le ridicule des pratiques imposées au nom de la «coutume fasciste», la corruption généralisée, la politique belliciste, les effets de l'autarcie sur le niveau de vie des populations, tout cela a contribué au contraire à éroder le consensus passif des masses italiennes et à réveiller les oppositions.



[1] FAYARD, Paris, 2005, 1100 pages.

[2] DE FELICE (Renzo), Mussolini. Il Duce. II. Lo Stato totalitario (1936-1940), Turin, E. 1981.

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