Le Guépard de Lucchino Visconti.Le Guépard de Lucchino Visconti. Avec les moyens actuels de restauration des films nous avons
droit à des copies d’une qualité parfaite. C’est le cas avec ce film de L.
Visconti de 1963. Autre film, autre chef-d’œuvre. Il Gattopardo, roman
posthume de l’écrivain sicilien Giuseppe Tommasi di Lampedusa (1896-1957),
est paru en 1958 et a été publié en français dès 1959 au Seuil. Selon le Monde
Diplomatique, on attribue à Lampedusa la phrase célèbre : «Il faut tout
changer pour que rien ne change». C’est en effet par cet échange entre le
prince de Salina (Burt Lancaster, magique) et son neveu Tancrède (A. Delon bien
mis en scène par Visconti) que commence le film. Le prince s’étonne de la
présence de Tancrède aux côtés des révolutionnaires à chemises rouges et celui-ci lui sort cette
réplique célèbre qui est d’une vérité étonnante, historiquement constatée. De
quelle révolution s’agit-il ?
C’est l’époque de la formation de l’unité italienne. Tous
les lycéens et ex-lycéens sérieux connaissent cette phrase de Metternich, chancelier
autrichien, homme fort de l’Europe du premier XIX° siècle -après 1815- « l’Italie est une expression géographique ».
Autrement dit ce n’est pas un État, une réalité politique et militaire. Elle
est morcelée en multiples États, tous sous la domination de petits princes
soumis à l’empereur d’Autriche et à la hiérarchie catholique, à cette époque
particulièrement rétrograde (Grégoire XVI et Pie IX). Dans le film, le jésuite
(Romollo Vialli, magistral), prêtre qui officie à demeure chez le prince Salina
et qui a donc une existence fort enviable, incarne cette Église
ultraconservatrice et résolument contre-révolutionnaire. Le traditionalisme de
la société sicilienne est admirablement montré par Visconti. On assiste à la
lente montée de la nombreuse famille de Salina et de sa domesticité vers son
palais d’été à Donnafugata. C’est le coche de la fable de La Fontaine à
plusieurs exemplaires. Le soleil de la Méditerranée écrase tout. C’est long.
Mais comme toujours chez Visconti la longueur/lenteur a un sens. Poussiéreuse, transpirante,
fatiguée, après quelques poignées de main distribuées par Salina, toute la
famille, avant même la moindre toilette, entre en procession dans l’église où
l’organiste (S. Reggiani, soumis à souhait) veillait afin de ne pas rater l’entrée
du prince. Bien entendu la fanfare du village était là et chaque paysan ôtait
son couvre-chef devant le passage des voitures du seigneur.
La superstructure politique de l’Italie de 1860 - Milanais
et Vénétie possessions autrichiennes, domination militaire de facto
des principicules par l’occupant autrichien, une Italie
coupée en deux par les États de l’Église qui s’étendent de Rome à
Bologne et
Ravenne, omniprésence du Pape et de la hiérarchie - cette superstructure
d’Ancien Régime explose sous les coups des patriotes italiens qui
veulent la
libération et l’unité de leur pays. Après les succès du Roi de Piémont -
dus
surtout à Cavour - avec l’aide française, une expédition est mise en
œuvre sur
la Sicile, marchepied avant la Calabre puis Naples où réside le roi
François II
de la dynastie des Bourbon d’Espagne. Il y a bien révolution puisque ces
monarchies rétablies au Congrès conservateur de Vienne en 1815 ont été
mises à
bas et que l’on a recours au suffrage universel pour demander son
approbation au
peuple quant à l’unification de l’Italie (cf. la seconde carte
ci-dessous). On peut dater au 21 octobre 1860 le referendum sicilien sur
l’adhésion au royaume de Victor-Emmanuel II.
Tout change donc.
Tancrède, qui a pourtant du sang noble dans les veines, est
parmi les Chemises rouges qui
bousculent les troupes du petit François. Mais c’est un calculateur. Mieux vaut
une grande Italie élevée au rang de royaume et créée par des gens comme lui et ses amis plutôt qu’une
République que pourrait installer un Garibaldi si ce dernier se trouvait seul
vainqueur. D’ailleurs, l’objectif atteint, Tancrède rejoint, fier de son nouvel
uniforme, l’armée régulière du nouveau Roi d’Italie et crache sur ses
ex-compagnons de combat : « des
brigands ! ».
Le prince Salina a eu les yeux ouverts par son neveu. Par
des propos qui relèvent plus d’une analyse marxiste -mais Visconti était
marxiste- que d’une conversation banale, il admet que sa classe d’aristocrates,
de Guépards, fauves insoumis que l’on ne soumettra jamais, n’est pas porteuse
d’avenir. L’avenir appartient aux nouveaux riches, aux hommes d’argent, aux
« hyènes » - lesquelles
vivent sur le cadavre des autres - comme Don Calogero Sedara, à l’allure
quelconque voire vulgaire mais qui est à fond pour le changement de régime, il
est d’ailleurs, déjà, maire de Donnafugata. Salina votera « oui » au
referendum d’unification et, faisant volte-face, il demande pour son neveu Tancrède
à Don Calogero, la main de sa fille (Claudia Cardinale, resplendissante). Cela
tombe bien, Tancrède est ruiné. La dot est faramineuse. Un noble avec une
bourgeoise ! La prude épouse de Salina a failli s’étouffer. Mais c’est
l’avenir. Un camouflet pour Concetta Salina qui comptait sur une union avec son
cousin, mais l’avenir quand même.
Tout le monde sait que le film est dominé par ce
chef-d’œuvre inégalé de mise en scène : la séquence du bal qui dure 25
minutes et a été tourné en trois semaines. La scène se tient dans le palais
Valguarnera-Gangi, Palerme, emblème du style baroque sicilien. Ont été invités
tout ce que Palerme compte d’aristocrates, de bourgeois ralliés au panache de
Victor-Emmanuel, l’État-major de la nouvelle armée nationale représenté par
celui du colonel Pallavicino. Invité - les choses ont changé - Don Calogero,
impressionné par la hauteur des plafonds, ne peut que dire « c’est beau »…Pire, avec un collègue
il observe les dorures -qui à l’époque étaient en or vrai - et s’écrie :
« on ne pourrait pas faire ça,
aujourd’hui, au prix où est l’or » et devant un bronze doré il
s’interroge : « ça
représenterait combien d’hectares un objet pareil ? ». Quant il
entend cela, le prince Salina est effondré, un abîme s’ouvre devant lui, il est
habité de pensées morbides. Pour Salina, « un château dont on connaît toutes les pièces ne mérite pas d’être
habité », largeur d’esprit, hauteur de vue de l’aristocrate qui se
heurte à l’étroitesse, la mesquinerie des nouveaux-riches. Mais avec le XIX°
siècle, le pouvoir passe des mains des "landed men" à celles des "moneyed men", de la terre à l’argent, du sens de l’honneur au
calcul arithmétique.
Cette fête est
organisée après un fait historique
majeur : la bataille de l’ Aspromonte (22 août 1862). Garibaldi traverse
le détroit de Messine pensant continuer sa marche vers le nord pour
libérer les États du pape et les
rattacher au reste de l’Italie en gestation. Mais les Français de
napoléon III
s’opposent à cela et s’apprêtent à combattre les troupes de Garibaldi.
Le Roi
d’Italie préfère que ce problème soit réglé par les Italiens eux-mêmes
et
envoie le colonel Pallavicino arrêter les troupes du patriote que tant
d’Italiens admirent déjà… Pallavicino est un m’as-tu-vu de première
classe, un
hâbleur, et tout le monde, au bal, l’admire quand il raconte la bataille
et la
blessure de Garibaldi. Et le film se termine par un évènement tragique
qui
passe presque inaperçu. Garibaldi a été rejoint par des soldats de
l’armée de
Victor-Emmanuel. Ces derniers sont dès lors considérés comme déserteurs
et
condamnés à mort. Tancrède est au courant de tout cela et l’annonce à
qui veut
bien l’entendre. L’ordre doit régner et ces brigands être mis au pas. Le
bal
peut être une fête puisque l’ordre règne partout.
Au petit matin, le bal est fini. On se disperse. Tancrède,
homme neuf, très sollicité, ne sait où donner de la tête pour les au-revoir et
les rendez-vous, pris dans le mouvement il néglige son oncle lequel réalise
qu’il n’est plus qu’un marginal et s’en va prier, s’agenouillant devant le
passage du saint-sacrement. On entend la mitraille qui fusille les
révolutionnaires.
Rien n’a changé.
En 1861 est né le royaume d'Italie. Il manque cependant la Vénétie toujours autrichienne - ainsi que le Trentin. Il manque aussi la partie restante des États pontificaux
que napoléon III défend bec et ongle pour ne plus s'attirer les foudres
des Catholiques français. Garibaldi voulait les rattacher, il en est
empêché dès son débarquement sur le continent (petit carré blanc au nord
de Reggio) par la nouvelle armée royale italienne. En 1866, l'Italie
récupère Venise. En 1870, elle envahit les États du pape, la garnison
française les ayant quittés pour cause de guerre franco-prussienne.
PS.
J'ai revu (12-12-2016) le film. Une résurrection grâce aux procédés
modernes de conservation des films. La splendeur des couleurs est
étonnante. la mis en scène des personnages est admirable. J'ai idée que
Visconti s'est inspiré d'un tableau célèbre contemporain du prince
Salina, réalisé en 1855, par Winterhalter, que voici ci-dessous :.
Je
place le commentaire de Pascal Galtier, du service éducatif du Palais
Impérial de Compiègne où le tableau est exposé. "Ce tableau de grand
format a été commandé à Winterhalter, le spécialiste des portraits des
têtes couronnées, par l'impératrice Eugénie elle-même avant d'être présenté à l'Exposition universelle de Paris en 1855.
L'Impératrice
y est représentée avec les dames de sa Maison, c'est-à-dire les jeunes
femmes choisies dans la haute société pour la seconder dans ses
activités quotidiennes et lors des grandes cérémonies. Les dames sont
assises dans une clairière en pleine forêt, vêtues de somptueuses
toilettes de bal, ornées de fleurs et de bijoux, ce qui forme un
contraste peu réaliste. Au milieu d'elles, l'impératrice Eugénie, dans
une robe blanche à rubans violets mais sans diadème, domine légèrement
ses compagnes.
La critique de l'époque dénonça cette œuvre comme une
gravure de mode d'autant moins sérieuse que la majesté d'Eugénie n'était
pas suffisamment mise en évidence.
Pour autant, les poses
différentes de toutes ces dames, le soin apporté à la représentation de
leurs mains et de leur visage, le jeu de leurs regards croisés donnent
une image précise du raffinement et de la grâce tels qu'on les concevait
à l'époque.
Dès lors cette œuvre demeure emblématique de l'élégance et du luxe du Second Empire". Visconti a parfaitement rendu cette élégance et ce luxe. Inoubliable Visconti.
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