Une
standing ovation pour la Grande Bouffe (la Grande Abbuffata). Michel
Piccoli et Andréa Ferréol n’en reviennent pas. Ce 18 mai 2013, le public
du Festival de Cannes applaudit chaudement les deux acteurs pour fêter
les quarante ans de l’œuvre rabelaisienne de Marco Ferreri. Rien à voir
avec l’accueil hystérique qui leur avait été réservé le 21 mai 1973.
Lors de cette première projection, la Croisette est entrée en
ébullition. Les spectateurs, ulcérés par les orgies de nourriture et de
luxure, huent l’équipe du film. Devant les caméras de l’ ORTF, une dame
choucroutée explose : « C’est un scandale, un scandale ! Et ça gagne du
pognon ! Du pognon sur le dos du pauvre populo ! » L’atmosphère est
houleuse. Des « dégueulasse » et des sifflets fusent. Face à ce
déchaînement, Catherine Deneuve, alors compagne de Marcello Mastroianni,
fume d’un air stoïque. Amusé par la situation, Marco Ferreri, le
réalisateur provocateur, envoie des baisers au public enragé. Le regista
italien semble savourer l’esclandre provoqué par sa "farce
physiologique".
Marcello Mastroianni en pilote d’avion érotomane,
Michel Piccoli en producteur de télé pétomane
Célébration des plaisirs de la chair et satire du milieu
bourgeois, le film a été tourné dans une maison de la rue Boileau dans
le 16e arrondissement de Paris. Marcello Mastroianni y incarne un pilote
d’avion érotomane, Michel Piccoli un producteur de télévision pétomane,
Ugo Tognazzi un restaurateur et Philippe Noiret un juge encore dans les
jupes de sa nourrice. Ce dernier invite tout ce beau monde à un
week-end d’agapes. Pour se gaver de petits plats et faire l’amour.
Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ils sont bientôt rejoints par Andréa Ferréol,
plantureuse et gourmande institutrice qui se donne successivement aux
hommes de la maison. Tout en les poussant au suicide culinaire. Entre la
débauche de mets préparés par Fauchon, le sexe et la scatologie, le
film est un feu d’artifice d’outrance. Comme cette scène où Michel
Piccoli joue du piano avant de décéder dans un concerto de pets. Quant à
Ugo Tognazzi, il lâche son dernier soupir après avoir joui et englouti
un gâteau en forme de basilique Saint-Pierre. Marco Ferreri ne veut pas
seulement montrer que « la vie est une farce », une des répliques du
film. Il dépeint des petits-bourgeois prisonniers de la vacuité de leur
existence. Vautrés dans l’abondance, ils sont tour à tour bons vivants
et blasés. Avec cette goinfrerie morbide, le réalisateur mijote une
critique de la société de consommation proche du déclin. Mais les
esprits étriqués de l’époque n’ont pas goûté cette bouffonnerie. Andréa
Ferréol raconte que la polémique s’est poursuivie bien après la
projection à Cannes. « Il y a eu les pour et les contre dans Paris
Match. Des restaurants à Paris nous interdisaient d’aller manger chez
eux. Un jour, j’étais avec une amie, on mangeait des spaghettis, des
gens m’ont dit : “Vous êtes là Madame, je pars !” » Michel Piccoli se
souvient qu’un agent de la SNCF lui avait soufflé : « C’est terrible
votre vie, il paraît que vous n’aurez plus de travail. » Même les
journalistes de l’époque ont majoritairement vomi cette œuvre. Pour
François Chalais, d’Europe 1 : « Le Festival a connu sa journée la plus
dégradante et la France, sa plus sinistre humiliation (le film
concourait pour la France NDLR). » Quant à Louis Chauvet, du Figaro,
il éprouve « une répugnance physique et morale à parler du film ». De
concert, Ingrid Bergman, présidente du jury à Cannes, l’avait jugé
« sordide ». Ce qui ne l’empêchera pas de remporter le prix de la
critique internationale, ex æquo avec la Maman et la Putain de Jean
Eustache, autre œuvre qui fit bruisser le palais des Festivals. Et de
devenir un succès en salles obscures avec près de 3 millions d’entrées. À
Cannes, les huées ont aujourd’hui laissé place aux hourras. Quarante et
un ans plus tard, la controverse est digérée. Tellement bien qu’on
attend toujours le prochain scandale qui secouera la Croisette.
Cécile Rousseau, 6 août 2014.
JPR. : Le film est passé sur les écrans télé récemment. Cela n'a pas été une célébration. Il faut dire que les Français de moins de 60 ans n'ont pas vécu les Trente Glorieuses, ils ont connu la Crise puis les crises, le chômage de masse, la misère de masse. J'ai dit, ailleurs, que le Guerre froide a été une lutte sans merci où tous les moyens furent utilisés. Pensez à cette citation américaine : "Il faut noyer Marx dans le Coca-cola". elle veut tout dire : on limitera le vote communiste en donnant à bouffer aux pauvres, parce que pour les Américains on ne peut pas être communistes pour de hautes raisons idéologiques et morales. La "société de consommation" avait une justification idéologique. Et les efforts furent portés sur cet aspect de la civilisation occidentale.
Au moment du tournage du film, Patrick Topaloff obtenait un disque d'or de la chanson française avec un titre bien connu "j'ai bien mangé, j'ai bien bu" prolongé par des paroles d'époque "j'ai la peau du ventre bien tendu ! merci, petit Jésus"... à la fin de l'année 1973, le gros choc pétrolier ouvrait médiatiquement le début de "la Crise". Le film est évidemment une dénonciation de la société de consommation capitaliste de l'Occident. A quelques mois près, il était hors sujet. Cannes qui avait fait grève en 1968 éructe contre la Grande Bouffe cinq ans plus tard. Ce n'est pas à son honneur. La Droite française du moment s'est déchainée avec ses hérauts, les Jean Cau, les Jean Dutourd, Paris-Match ("voir la Grande Bouffe et ...vomir ? jette J. Cau)" est le fer de lance de cette contre-offensive de la bonne bourgeoisie qui refuse de se voir dans le miroir.
Ce film est comme un point d'orgue pour les Trente Glorieuses, après il n'est plus possible de réaliser de pareils brulots. Ce qui ne signifie pas qu'on ne réalise pas encore quelque gueuleton obscène, à Versailles.