La grande bouffe (1973) avec Michel Piccoli

publié le 19 mai 2020, 06:48 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 29 juin 2021, 05:07 ]
   

Michel Piccoli est l'une des quatre stars masculines du film "La grande bouffe" avec Mastroianni, Tognazzi et Noiret. Ce fut un film évènement qui est devenu aujourd'hui un film de ciné-club. C'est en effet un film historique maintenant qui est une fable sur les Trente Glorieuses. Je vais d'abord publier cet article de l'Humanité, publié 40 ans après les sifflets du Festival de 1973 puis j'ajouterai des considérations personnelles. JPR.
(crédits aquarelles : Marina Cremonini)

Quarante ans plus tard, 
 la Grande Bouffe a été digérée

    Une standing ovation pour la Grande Bouffe (la Grande Abbuffata). Michel Piccoli et Andréa Ferréol n’en reviennent pas. Ce 18 mai 2013, le public du Festival de Cannes applaudit chaudement les deux acteurs pour fêter les quarante ans de l’œuvre rabelaisienne de Marco Ferreri. Rien à voir avec l’accueil hystérique qui leur avait été réservé le 21 mai 1973. Lors de cette première projection, la Croisette est entrée en ébullition. Les spectateurs, ulcérés par les orgies de nourriture et de luxure, huent l’équipe du film. Devant les caméras de l’ ORTF, une dame choucroutée explose : « C’est un scandale, un scandale ! Et ça gagne du pognon ! Du pognon sur le dos du pauvre populo ! » L’atmosphère est houleuse. Des « dégueulasse » et des sifflets fusent. Face à ce déchaînement, Catherine Deneuve, alors compagne de Marcello Mastroianni, fume d’un air stoïque. Amusé par la situation, Marco Ferreri, le réalisateur provocateur, envoie des baisers au public enragé. Le regista italien semble savourer l’esclandre provoqué par sa "farce physiologique".

Marcello Mastroianni en pilote d’avion érotomane,

Michel Piccoli en producteur de télé pétomane

    Célébration des plaisirs de la chair et satire du milieu bourgeois, le film a été tourné dans une maison de la rue Boileau dans le 16e arrondissement de Paris. Marcello Mastroianni y incarne un pilote d’avion érotomane, Michel Piccoli un producteur de télévision pétomane, Ugo Tognazzi un restaurateur et Philippe Noiret un juge encore dans les jupes de sa nourrice. Ce dernier invite tout ce beau monde à un week-end d’agapes. Pour se gaver de petits plats et faire l’amour. Jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ils sont bientôt rejoints par Andréa Ferréol, plantureuse et gourmande institutrice qui se donne successivement aux hommes de la maison. Tout en les poussant au suicide culinaire. Entre la débauche de mets préparés par Fauchon, le sexe et la scatologie, le film est un feu d’artifice d’outrance. Comme cette scène où Michel Piccoli joue du piano avant de décéder dans un concerto de pets. Quant à Ugo Tognazzi, il lâche son dernier soupir après avoir joui et englouti un gâteau en forme de basilique Saint-Pierre. Marco Ferreri ne veut pas seulement montrer que « la vie est une farce », une des répliques du film. Il dépeint des petits-bourgeois prisonniers de la vacuité de leur existence. Vautrés dans l’abondance, ils sont tour à tour bons vivants et blasés. Avec cette goinfrerie morbide, le réalisateur mijote une critique de la société de consommation proche du déclin. Mais les esprits étriqués de l’époque n’ont pas goûté cette bouffonnerie. Andréa Ferréol raconte que la polémique s’est poursuivie bien après la projection à Cannes. « Il y a eu les pour et les contre dans Paris Match. Des restaurants à Paris nous interdisaient d’aller manger chez eux. Un jour, j’étais avec une amie, on mangeait des spaghettis, des gens m’ont dit : “Vous êtes là Madame, je pars !” » Michel Piccoli se souvient qu’un agent de la SNCF lui avait soufflé : « C’est terrible votre vie, il paraît que vous n’aurez plus de travail. » Même les journalistes de l’époque ont majoritairement vomi cette œuvre. Pour François Chalais, d’Europe 1 : « Le Festival a connu sa journée la plus dégradante et la France, sa plus sinistre humiliation (le film concourait pour la France NDLR). » Quant à Louis Chauvet, du Figaro, il éprouve « une répugnance physique et morale à parler du film ». De concert, Ingrid Bergman, présidente du jury à Cannes, l’avait jugé « sordide ». Ce qui ne l’empêchera pas de remporter le prix de la critique internationale, ex æquo avec la Maman et la Putain de Jean Eustache, autre œuvre qui fit bruisser le palais des Festivals. Et de devenir un succès en salles obscures avec près de 3 millions d’entrées. À Cannes, les huées ont aujourd’hui laissé place aux hourras. Quarante et un ans plus tard, la controverse est digérée. Tellement bien qu’on attend toujours le prochain scandale qui secouera la Croisette.

 Cécile Rousseau, 6 août 2014.

    JPR. : Le film est passé sur les écrans télé récemment. Cela n'a pas été une célébration. Il faut dire que les Français de moins de 60 ans n'ont pas vécu les Trente Glorieuses, ils ont connu la Crise puis les crises, le chômage de masse, la misère de masse. J'ai dit, ailleurs, que le Guerre froide a été une lutte sans merci où tous les moyens furent utilisés. Pensez à cette citation américaine : "Il faut noyer Marx dans le Coca-cola". elle veut tout dire : on limitera le vote communiste en donnant à bouffer aux pauvres, parce que pour les Américains on ne peut pas être communistes pour de hautes raisons idéologiques et morales. La "société de consommation" avait une justification idéologique. Et les efforts furent portés sur cet aspect de la civilisation occidentale.

    Au moment du tournage du film, Patrick Topaloff obtenait un disque d'or de la chanson française avec un titre bien connu "j'ai bien mangé, j'ai bien bu" prolongé par des paroles d'époque "j'ai la peau du ventre bien tendu ! merci, petit Jésus"... à la fin de l'année 1973, le gros choc pétrolier ouvrait médiatiquement le début de "la Crise". Le film est évidemment une dénonciation de la société de consommation capitaliste de l'Occident. A quelques mois près, il était hors sujet. Cannes qui avait fait grève en 1968 éructe contre la Grande Bouffe cinq ans plus tard. Ce n'est pas à son honneur. La Droite française du moment s'est déchainée avec ses hérauts, les Jean Cau, les Jean Dutourd, Paris-Match ("voir la Grande Bouffe et ...vomir ? jette J. Cau)" est le fer de lance de cette contre-offensive de la bonne bourgeoisie qui refuse de se voir dans le miroir.

    Ce film est comme un point d'orgue pour les Trente Glorieuses, après il n'est plus possible de réaliser de pareils brulots. Ce qui ne signifie pas qu'on ne réalise pas encore quelque gueuleton obscène, à Versailles. 


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