Le
titre anglais est traduisible par "Le
chasseur de cerf" ou de cerfs.
Comment passe-t-on à "Voyage au bout de l’enfer" ? Miracle
transatlantique. Marketing sans aucun doute, recherche du sensationnel. Notez
que ce titre français n’est pas sans fondements mais enfin, cela interroge. Le
film se partage en trois parties : avant le départ, la vie quotidienne des
copains ; puis l’enfer, on peut le dire, dans la jungle inondée ;
enfin, le retour au village du comté, avec la vie qui doit reprendre mais dans
quelles conditions ? Il est certain que si l’on avait traduit par "le
chasseur de cerf" tout en répétant "c’est un film sur la guerre du
Viêt-Nam", les consommateurs auraient cru que l’on prend les Vietnamiens
pour des cervidés ou bien qu’il s’agit d’un film sur la chasse en forêt qui n’a
rien à voir avec la guerre hideuse menée par Goliath contre David, ce qui
aurait, pour le mieux, obscurci la pub de lancement du film.
La première partie dure un peu plus d’une heure
(sur les 2h55 totales) et le troisième un peu plus d’une heure, soit un total
de trois-quarts d’heure pour la partie qui se déroule sans interruption au
Viêt-Nam. Ce n’est donc pas un film sur la guerre subie par ce pays exposé à
tous les raffinements de la technologie américaine. Pourquoi, une si longue
entrée sur la vie au village avant le départ de l’autre côté du
Pacifique ?
Cimino montre le travail des sidérurgistes avec
la fonte rouge, les étincelles oranges, la chaleur indicible, le danger
permanent ; il montre les hauts-fourneaux et le paysage de black country, oui, les protagonistes du
film sont des ouvriers de la métallurgie lourde. Ils ont même une "salle
des pendus" comme les mineurs. La journée de travail finie, c’est la
détente, qui commence dès les vestiaires. Rigolade, bières et souvent départ
pour la forêt car nos copains sont chasseurs dans l’âme par nature. Ils
respirent à pleins poumons l’air des montagnes qui vaut mille fois mieux que
celui des aciéries. Tous sont unis comme les doigts de la main, enfin presque,
il y a bien des préférences, le trio Mike, Stevie, Nick, mais globalement on
vit la même vie. Sur ce fond, vient se greffer un évènement majeur le mariage
de Stevie et, c’est la guerre au Viêt-Nam, le départ de nos trois amis sous la
bannière étoilée. On fête tout ensemble. Une banderole (photo) tendue au travers de la
scène rétro est très loyaliste "Serving
God and country proudly" (Fièrement, servons Dieu et la Patrie) . Oui,
on n’est pas prêt de se coucher au travers des rails pour empêcher le train de
partir… Nous sommes dans un village d’immigrés russes avec leur église
orthodoxe et ses icônes, avec la musique de là-bas, il y a là une solide
communauté groupée autour des hauts-fourneaux : travail, paroisse,
religion, origine (avec des noms
difficiles à prononcer, comme disait Aragon). Cimino, lui-même issu
de l'immigration, veut exprimer cette vérité universelle : les immigrés
tiennent à montrer qu'ils sont autant patriotes, sinon plus, que les
natifs eux-mêmes. Mike (De Niro très bon) et
Nick (Christopher Walken excellent
également) ont un dialogue, en cette nuit froide de fête et d’adieu, Nick
déclare qu’il adore ce bled où il vit, fût-il crasseux par les vapeurs de
charbon, il veut y rester et les deux amis jurent fidélité à cette terre, à
leurs parents et amis, et jurent de ramener l’autre au village en cas de
malheur. Cette partie se termine par un morceau de musique classique
interprétée au piano d’un bar par l’un des acolytes. La mélancolie enveloppe
tout.
Le
spectateur est immédiatement plongé dans les eaux bouillonnantes, jaunes,
chargées, d’un des ces fleuves du sud-est asiatique goinfrés des eaux de la mousson.
L’un de nos héros déclare "notre place
n’est pas ici", un autre
quelques minutes plus tard "je veux rentrer
au pays". Phrases qui méritent la peine de mort avec les Johnson et
Nixon. Les Viêt-Cong ont construit des
prisons flottantes dans lesquelles la victime n’a plus que le nez et les yeux
hors de l’eau, le tout parcouru par des rats innombrables. Stevie est l’un de
ces prisonniers. Nick et Mike, eux, sont confrontés à ce qui se fait de
pire : le jeu avec la mort. C’est la roulette russe. Une balle sur six
trous du revolver, cinq chances sur six d’échapper à l’explosion du crâne. Le
tout scandé par la joie des parieurs qui ont misé soit sur la balle soit sur
les cinq trous. C’est infernal. Cela "se
joue"
à deux, face à face : alternativement, le pistolet passe de l’un à
l’autre. Les hésitations -permanentes- sont stoppées par des paires de baffes
balancées par des sbires armés jusqu’aux dents… C’est insoutenable. Mais Cimino
a fait une trouvaille et il utilise cet argument de scénario quatre fois dans
le film.
La troisième fois est utilisée dans ce que
j’appelle la troisième partie, c’est-à-dire quand Mike -De Niro est de retour
au "pays". A la chasse au cerf, il a un magnifique mâle au bout du
fusil mais il ne peut l’abattre et tire en l’air. Il y avait au sein du groupe
un copain pénible et agaçant (Stosh) qui se baladait toujours avec une arme de poing,
au bout coupé, "au-cas-où" répète-t-il sans cesse. Mike alors lui
fait le coup de la roulette qui l’a tant meurtri au Viêt-Nam et montre à Stosh
qu’on ne joue pas à certains jeux, la vie est trop importante. Le retour de
Mike a été difficile, on entend une réplique comme "rien ne marche plus ici"…
Il découvre que Stevie est revenu mais se cache. Il a honte. De quoi,
parbleu ? il a perdu ses deux jambes et un bras dans les eaux asiatiques.
Est-ce sa faute ? qui est coupable ? C’est devenu un grand invalide.
Avec ses semblables, il joue au loto organisé par des vétérans de 1945 ou de
Corée. C’est une scène à pleurer tellement tout est triste, les invalides et
les organisateurs qui semblent contents de s’être reconvertis dans les lotos
pour invalides de guerre… Stevie dit à Mike qu’il reçoit régulièrement du
courrier et de l’argent du Viêt-Nam mais il ne sait pas qui est si généreux.
Mike comprend immédiatement que c’est Nick le bienfaiteur, Nick qui joue, qui
parie, Nick qui sait être le père de l’enfant que l’épouse de Stevie portait
déjà le jour du mariage. Mike retourne immédiatement dans la forêt tropicale.
Là
se passent des scènes atroces, moralement atroces. Mike retrouve Nick qui lui,
ne le reconnaît pas. Nick est devenu un spectre. Ils se retrouvent face à face
pour la roulette Après plusieurs tentatives, c’est Nick qui passe à la
roulette… Comme il lui avait promis, Mike ramène sa dépouille au village des
sidérurgistes. Le convoi funèbre défile devant les hauts-fourneaux qui, en
l’occurrence symbolise le travail productif, la vie (le film est tourné en
1977, les États-Unis ont encore une sidérurgie).
Le
groupe de copains est reconstitué mais Nick manque à l’appel. On chante
timidement "God bless America", Dieu n’était pourtant
pas américain en 1975 quand l’ambassade US fut prise d’assaut par les
Vietnamiens collabos qui faisaient tout pour sauver leur peau, leur puissant
allié les ayant abandonnés. Scène du film parfaitement mise en scène comme tout
le reste d’ailleurs.
Le
petit peuple des États-Unis a souffert dans ses tripes de cette guerre
impérialiste. Cimino le montre magistralement, c’est pourquoi il intitule son
film The Deer Hunter. Nos
ouvriers-chasseurs sont, finalement, des hommes comme tout le monde. Que
sont-ils allés faire dans la galère du Viêt-Nam ? Ce sont de braves gars
qui ont risqué leur peau pour rien et sans savoir pour qui. Nous ne sommes pas
ici dans les États-Unis des campus, plus rebelles dans les années Viêt-Nam. La
base, y compris la base ouvrière, ne protestait pas. Elle souffrait mais ne disait
mot. Il faut savoir que des syndicats ouvriers, comme l'AFL-CIO, approuvaient la politique de Nixon en Indochine.