Ce film gigantesque (longueur de la
pellicule 2h50mn, stars mondiales et centaines de figurants, costumes d’époque,
décors reconstituant le New York du milieu du XIX° siècle…) (dix oscars, 2003) ce
film illustre de nombreux faits historiques relatifs aux États-Unis d’Amérique.
Les States sont nés dans la
violence : esclavage des Noirs, massacre des Indiens, tueries entre
communautés immigrées et, c’est l’époque où se situe l’action du film, la
Guerre civile entre le Nord yankee et le Sud esclavagiste, émeutes de la faim
toutes réprimées par la force armée. La boîte du DVD croit utile de
préciser : "L’Amérique est née dans la rue"… Malheur
pour les gens ! "À
New York, on pouvait voir des êtres misérables dormir à même le pavé. Dans les
taudis, il n'existait aucun système d'évacuation des eaux usées, qui, après
s'être répandues dans les arrière-cours et les ruelles, s'écoulaient dans les
caves où logeaient les plus pauvres parmi les pauvres. La ville connut une épidémie
de typhoïde en 37 et une épidémie de typhus en 1842. (…). Les villes vers
lesquelles revenaient les soldats (de la
Civil War, JPR) étaient des pièges mortels dévastés par le typhus, la tuberculose, la
faim et les incendies. A New York, cent mille personnes vivaient dans des
taudis sordides. Douze mille femmes travaillaient dans les maisons de
prostitution afin d'échapper à la famine. Les détritus amoncelés dans les rues
grouillaient de rats" (H. Zinn). Cela est visible dans le film.
Le combat pour la vie (struggle for life)
est journalier et quoi de mieux que de se regrouper entre gens de la même
origine géographique et religieuse, quitte à accepter la tyrannie d’un caïd,
pour survivre ?
On appréciera un éclairage vigoureux – car
le film restitue cette violence, il est interdit aux moins de 12 ans – sur la
guerre entre gangs d’Américains nés sur le sol étatsunien et les Irlandais
débarqués de fraîche date, sur les émeutes de New York de 1863, sur la
naissance et le développement de la corruption électorale d’envergure toute
américaine (les States ne font rien en petit) et, enfin, éclairage sur le
racisme anti-noirs qui, je n’apprends rien à personne, subsiste encore
aujourd’hui.
Les "Natives"
contre les "Dead Rabbit"
C’est la principale "action" (au sens du
théâtre classique) du film. Le mot natives
est abusif, on sait qu’il est réservé aux Indiens d’Amérique qui ont été plus
ou moins exterminés par les Puritains anglais emmenant avec eux toute la
racaille qui traine dans les prisons, sur les trottoirs et les quais de
Londres. Dans le film, natives
concerne les Américains WASP nés au États-Unis, dont les parents vivaient déjà
aux States. Ils sont emmenés par William
Cutting, dit "Bill le Boucher" interprété par David Day-Lewis, magistral
et, d’ailleurs, oscarisé. Bill a été orphelin de père après la bataille du 28
juillet 1814, où son père est mort sous les balles des Anglais, victorieux (il
s’agissait du second conflit États-Unis vs
Angleterre, débutant en 1812). Bill tire de ce fait, très douloureux pour lui,
une gloire démesurée. Un accident lui a fait perdre un œil, remplacé par un
verre sur lequel à l’emplacement de l’iris il a mis une sorte de lentille
constituée de l’aigle américain et d’une partie de la bannière étoilée. Son
nationalisme est intégral. Il est protestant intransigeant et déteste le pape
de Rome. C’est avec la même détestation qu’il voit chaque jour ou presque
débarquer des Irlandais catholiques qui deviennent, à ses yeux, envahissants.
La "pureté de la race " est en cause. Face
à son gang, Bill voit se dresser le gang des Irlandais des Lapins morts mené par Vallon surnommé Priest. Le rôle de Vallon est bref, mais il
fallait un acteur d’envergure pour rendre crédible l’opposition avec Bill the Butcher. C’est Liam Neeson qui
assume.
Cette opposition mortelle, implantée dans
le quartier de Five points à
Manhattan (lecture de l’article de l’encyclopédie Wiki vivement conseillée)
repose sur des faits historiques qui ne concernaient pas que la ville de New
York d’ailleurs. Ainsi Howard Zinn écrit :
"(…) un violent antagonisme religieux opposa
les tisserands irlandais catholiques et les ouvriers qualifiés protestants nés
aux États-Unis. En mai 1844, les deux factions s'affrontèrent violemment à
Kensington, dans la banlieue de Philadelphie. Les protestants anti-immigrés
détruisirent les quartiers des tisserands et s'en prirent à une église. Les
politiciens de la petite bourgeoisie se mirent finalement d'accord pour
intégrer les deux groupes adverses dans leurs partis respectifs (les
protestants "nativistes"
dans le parti républicain et les Irlandais dans le parti démocrate) : la
politique des partis et la question religieuse venaient ainsi se substituer au
conflit de classe. (page 262) (…)".
Le film pourrait
être divisé en deux parties de longueurs inégales. La première montre
l’affrontement entre les deux gangs sur la grande place. Les deux leaders se
sont mis d’accord sur quelques règles : rendez-vous au centre de Five
points, pas d’armes à feu, seules les armes blanches sont tolérées. Et toute la
panoplie y passe : lance, poignard, dague (en main gauche), épée surtout
l’épée à deux mains, sabre et surtout la hache mais aussi nerf de bœuf et coup
de poing américain (comme il se doit). Masse d’armes et fléau d’armes servent
aussi beaucoup. L’assaut est d’une violence telle que lors de ma première
vision du film une spectatrice est partie pour ne plus revenir. Le sang gicle
de partout. Le fils de Vallon, Amsterdam Vallon, assiste à la bataille et,
malheureusement pour lui, subit la mort du père. Bill a en effet réussi à
surprendre Vallon. C’est la fin du combat. Le quartier de Five points sera sous
la domination de Bill the Butcher, même les Irlandais lui obéiront. Cette lutte
est datée de 1846. Le petit Amsterdam va garder de cette expérience fondatrice
des souvenirs indestructibles.
Il a d’abord connu
un moment très fort, en tête à tête avec son père, qui après s’être fait une
cicatrice sur la joue, lui a donné un rasoir "sur lequel le sang doit
rester". Ils se donnent la main jusqu’au centre de Five points. Le
long de ce trajet, Amsterdam voit tous les Irlandais se préparer et fourbir
leurs armes, dont Happy Kack, dont McGloin (interprété par Gary Lewis beaucoup
moins à l’aise que dans son rôle du père de Billy
Elliot), il assiste aussi au ralliement in
extremis de Monk McGinn, dit "le Moine" très attaché à la
rémunération de son soutien. A la fin du combat, Amsterdam a été mis dans un pensionnat, il en sort 16
ans plus tard, en 1862 donc. Il doit avoir dans les 26 ans. Il a bien changé et
a pris l’enveloppe de Di Caprio.
La seconde partie
est beaucoup plus longue. Amsterdam n’a rien appris ni rien oublié, en bon
irlandais fils de son père, il n’a qu’un objectif : le venger. Il approche
progressivement l’entourage de Bill, il va même lui sauver la vie lors d’une
tentative de meurtre au couteau par un Irlandais et il va faire partie des happy few qui partagent le quotidien du
chef. Trop hâtif, trop pressé, il tente de tuer Bill au pistolet, mais il avait
été démasqué ; Bill lui casse la
gueule au sens étroit. Là aussi le sang gicle. Amsterdam est brûlé au fer
sur sa joue droite. Il comprend qu’il n’y a pas d’autres solutions que de
reconstituer le gang des Dead Rabbits,
d’en prendre la tête à titre d’hérédité par primogéniture et de lancer un défi
en bonne et due forme au Butcher. C’est
alors que les souvenirs reviennent en mémoire. Ainsi McGloin est devenu un
homme de main de Bill. Il y aura un pugilat aiguisé entre lui et Amsterdam. Happy
Kack, lui aussi, est passé du côté du Butcher,
il porte même un uniforme de policier local. Chargé par Bill d’une basse
besogne, Amsterdam le trucide et son corps est suspendu à la grille du monument
central de Five Points. C’est un langage : Bill a compris que la guerre
est déclarée. L’élection au poste de Shérif donne lieu à des scènes cocasses où
la fraude est aussi importante que le whisky chez les Irlandais ou la viande
chez Bill le boucher. Finalement grâce à l’aide du Boss de Tammany-Hall c’est "Le Moine" qui est élu. Bill
s’en débarrassera brutalement et sauvagement en lui balançant une hache entre
les omoplates, dans le dos. Amsterdam avant de proposer au Moine d’être
candidat à ce poste lui avait demandé pourquoi il avait fait les poches de son
père en train de mourir lors du combat de 1846. "J’avais peur que tu oublies
ceci" et il lui passe un objet sacré, sacré pour les Dead Rabbits,
c’est alors qu’Amsterdam Vallon comprit qu’il devait ressusciter le gang.
Les Draft
Riots (émeutes de la conscription),
juillet 1863
On ne verra pas un nouvel affrontement comme celui de
1846 car New York est frappée par quelque chose de bien pire : les
célèbres riots of New York, les
émeutes de New York.
Ces
émeutes sont célèbres parce qu’elles
ont mis en mouvement des dizaines de milliers de New-yorkais. Et
Scorsese réussit une sorte de tour de force dans son film. La situation
n’était pas brillante. La guerre de Sécession dure depuis plus de deux
ans. Il
y a régulièrement une crise du ravitaillement des villes. Les morts et
blessés
dont le corps rentre du front désespèrent les civils. C’est alors que la
présidence Lincoln décide une mesure extraordinaire : la conscription.
Cette mesure, violente en elle-même, n’est acceptable qu’à deux
conditions : la motivation doit être suffisante, les causes et la
finalité
bien expliquées, d’autre part cette mesure doit être égalitaire : tout
le
monde y passe ! pas d’exemption ! or ni l’une ni l’autre de ces
conditions ne fut remplie. Ce texte de H. Zinn résume presque tout :
"En juillet 1863, lorsque commença la conscription, un certain
nombre de New-yorkais s'en prirent au principal bureau de recrutement. Pendant
trois jours, des groupes de travailleurs blancs détruisirent, dans toute la
ville, bâtiments, usines, tramways et domiciles. Les motivations de ces émeutes
contre la conscription sont complexes. Elles sont autant anti-Noirs
qu’anti-riches et anti-Républicains (au sens
d’hostilité au parti de Lincoln, New-York, port maritime d’entrée et de sortie
des produits du Sud cotonnier n’était pas hostile à la cause sudiste et est plutôt Démocrate, JPR). Après une de
ces attaques les émeutiers s’en prirent aux villas des riches mais
assassinèrent également des Noirs. Ils défilaient dans les rues, imposant la
fermeture des ateliers et recrutant des individus qui venaient grossir leurs
rangs. ".
Concernant la motivation, il faut
comprendre le point de vue des Irlandais à peine débarqués du navire qui les privait
de leur pays natal, qui viennent chercher autre chose que la misère et à qui on
demande de combattre contre les Sudistes, pour -soi-disant- la liberté des
Noirs, problématique improbable pour eux et qui les surprend totalement.
"Ces immigrés irlandais récemment débarqués pouvaient-ils
vraiment sympathiser, pauvres et méprisés comme ils l'étaient eux- mêmes, avec
les esclaves noirs qui se trouvaient à l'époque de plus en plus au centre de la
question politique et fournissaient le ressort de l'agitation dans le pays ?
Rares étaient d'ailleurs les militants de la classe ouvrière qui
s'intéressaient à l'époque au sort des Noirs. Ely Moore, syndicaliste
new-yorkais élu au Congrès américain, s'élevait par exemple à la Chambre des
représentants contre toute discussion sur les pétitions abolitionnistes. La
haine raciale devint un substitut idéal de la frustration de classe". (263)
Le pire était que les citoyens capables de
payer 300 dollars pouvaient être exemptés. Guerre des riches faite par les pauvres :
le slogan fut vite adopté et visait juste. Décision incroyable qui montre à
quel point, pour les Anglo-saxons l’argent peut tout résoudre.
"… Et puis il y eut la guerre, la conscription et le risque de
mourir. La conscription, votée en 1863, permettait aux riches d'échapper au
service en s'acquittant de la somme de 300 dollars ou en s'offrant un substitut" (Zinn).
Scorsese met en scène la réaction plus que
virulente d’un conscrit incapable de verser les $300 –somme considérable à
l’époque – et qui bouscule les fonctionnaires recruteurs. Il montre aussi le
lynchage des Noirs, le saccage des riches demeures, sises bien loin de Five
points, et l’ampleur de la fracture sociale entre riches et pauvres. L’armée
des États-Unis va charger. Mieux –pire- la marine de guerre est mise à
contribution et canonne, depuis l'Hudson, les quartiers de Manhattan les plus "chauds". Les boulets
tombent sur les Dead Rabbits et le
gang de Bill le Butcher : ces
derniers ne comprennent rien et sont victimes de quelque chose qui les dépasse.
Scorsese tire la morale que ce conflit entre "natives" et Irlandais n’a rien laissé dans
l’histoire, ce fut une péripétie –sauf bien sûr pour les morts et leur
entourage-.
New York, école de la fraude électorale
Scorsese met en scène le personnage
historique de Tweed, boss du
Tammany-Hall. Tweed s’est mis sous l’influence de Bill avant de revenir à ses
sympathies irlandaises étant lui-même d’origine outre-Atlantique. Le Tammany c’est
une institution essentielle. C’est d’abord une structure d’accueil pour les immigrants
par nature SDF, pauvres, sans job, etc.… Peu à peu, les migrants une fois
installés, Tammany les organise en groupes de pression : ceux qui doivent
tout au Boss sont une masse de manœuvre électorale. Dans le film, Tweed
participe à l’élection de Monk McGinn au poste de shérif. Le jour du vote les
deux gangs ennemis organisent des rapts et oblige de force les pauvres hères à
aller voter : les Chinois, les fumeurs d’opium, les invalides. Chacun doit
voter plutôt deux fois qu’une et même plus ! Ainsi, un adjoint de Tweed
vient lui dire "Le Moine a déjà 3000 voix de plus qu’il n’y a de votants !"
à quoi Tweed répond "mais c’est
30.000 qu’il en faut !". Le trucage des élections à New York va devenir
rapidement légendaire. On sait qu’en 2016, lors des primaires démocrates, seuls
les membres adhérents du parti Démocrate pouvaient voter et Clinton obtint 67%
des voix –exactement le même pourcentage que huit ans auparavant face à Obama. Privé
du vote des Indépendants, Bernie
Sanders ne pouvait pas faire grand-chose. Sur le fonctionnement historique de
Tammany Hall je vous renvoie à un texte non fictif et même excellent de La Revue des deux-Monde (1894, tome 124)
sur le net, intitulé Tammany-Hall et la vie politique à New-York (signé
C. de Varigny, emploi non fictif).
Racisme ordinaire
"Les travailleurs irlandais de New York, immigrés récents,
pauvres et méprisés par les "natifs" américains, pouvaient difficilement éprouver de la sympathie
pour la population urbaine noire dont ils subissaient la concurrence dans les
emplois de débardeurs, barbiers, serveurs et domestiques. Les Noirs, expulsés
de ces emplois, servirent bien souvent de briseurs de grève".
"(les émeutiers de 1863) incendièrent l'orphelinat municipal
consacré aux enfants noirs et tuèrent, brûlèrent et pendirent les individus
noirs qu'ils rencontraient. De nombreux autres furent noyés"
Il y a cependant une lucarne ouverte sur l’air
libre. Dans le gang d’Amsterdam Vallon figure un Noir : l’identité
irlandaise s’effacerait ainsi devant l’identité catholique. C’est plausible,
les catholiques étaient beaucoup moins racistes que les Puritains d’Angleterre.
Voyez la différence entre l’Amérique latine et les États-Unis… Mais il y a
toujours des exceptions : fidèle à sa religion d’origine McGloin porte des
cierges à l’église en mémoire de sa mère. Il tombe nez à nez avec la bande à
Amsterdam. McGloin est stupéfait. Un Nègre dans une église de Dieu !
McGloin quoiqu’en mauvaise posture du fait de sa trahison se met à
hurler : un Nègre dans une église ! Blasphème ! et la damnation
de Cham ? Il y aura dans ces pays protestants où les sectes pullulent des
églises pour les Blancs et d’autres pour les Noirs. Aujourd’hui encore aux States pays de la Liberté.
Au
total, un film pas très divertissant disons plutôt pas très drôle, mais
instructif, le melting pot américain était
aussi chaud que les fours sidérurgiques. La Violence au cœur de l’histoire
américaine.