Le film de Disney et la
primatologie n’ont-ils comme objet que la défense d’espèces en danger ?
Chimpanzés, les
grands singes, l’homme et le capitalisme
Par Lucien SÈVE, philosophe
Décidément,
les grands singes font la une : orangs-outangs à la Géode, double page du Monde sur nos «si proches cousins», et voici Chimpanzés de Disney. On est comblé. Un peu perplexe, aussi.
S’agit-il
d’instruire en émerveillant ? Bien. D’aider au sauvetage d’espèces menacées ? Bravo. Mais en vérité, il y a plus. Depuis des années,
on s’efforce de nous mettre une idée en tête : entre les grands singes et nous, la frontière
s’efface. Ce Chimpanzés y va carrément. Jadis un évêque disait à un grand singe : «Parle et je te baptise». Disney l’a fait : par la voix du commentateur, nous entendons
l’imaginaire langage intérieur (sic) d’un jeune chimpanzé, du coup «baptisé
Oscar», comme dit le prospect... Scénario et voix off visent sans cesse à nous
le faire conclure nous-mêmes : humain comme un grand singe ! Comme nous, ils ont des outils, transmettent une
culture, se font la guerre, et ne trouvent le bonheur que dans l’affection
familiale.
L’histoire
touchante dudit Oscar – sa mère est tuée, il va mourir, mais sera sauvé par son
«grand-père Teddy», mâle dominant qui l’adopte –, Disney nous l’affirme, c’est
une «histoire vraie». Admettons. Le curieux est que c’est à peu de chose près
le scénario de Bambi... Mais ici nous ne sommes plus dans le dessin animé, nous
sommes dans le film animalier : ce n’est pas Disney qui invente, non, c’est vrai de vrai. Aussi vrai
qu’il «s’appelle Oscar», comme il est dit d’entrée...
Que
cherche-t-on, en vérité ? À
faire du profit en captivant ? Sans nul doute. Mais ne sous-estimons pas Disney : tout ça propage une vision du monde qui n’a rien
d’innocent. Et qu’on connaît depuis des lustres.
La
mystification des «propres de l’homme»
Car
elle est au cœur de la bibliographie sur les primates, depuis les observations
de Jane Goodall (qui dialoguait avec le public à l’avant-première de Chimpanzés) et des écrits de
spécialistes, comme Pascal Picq, jusqu’à d’intarissables repiquages
médiatiques. Et que disent-ils, par-delà leurs nuances ?
Ceci : on a cru expliquer l’immense différence de destin
entre Homo sapiens et les grands singes en invoquant des «propres de l’homme»,
capacités comportementales supposées n’appartenir qu’à l’individu humain : usage d’outils, transmission culturelle, respect de
normes, langage... Or, plus nous découvrons la vie sauvage des grands singes,
plus nous constatons que rien de cela ne leur est étranger. Les chimpanzés
usent d’outils, initient leurs petits, respectent l’autorité des dominants...
Conclusion : où
sont-ils donc, ces fameux «propres de l’homme» ? Entre ces primates et nous, la frontière est un
préjugé. Le film de Disney en rajoute. Un «propre de l’homme» résiste : le langage ; à ses chimpanzés, Disney fait cadeau du langage
intérieur et du nom propre, artifice filmique qui à soi seul est
scientifiquement disqualifiant. Ce film va tromper les enfants, on l’a vu déjà
lors de l’avant-première (l’un d’eux a demandé : «Pourquoi il s’appelle Oscar ?»).
Montrons
bien la mystification. On croyait expliquer l’abîme entre eux et nous par des
propres de l’homme individuel, or on n’en trouve guère, donc «la frontière
s’efface». L’explication supposée du fait ne tenant pas, le fait s’évanouit ! Cela s’appelle un sophisme. La vraie conclusion,
Marx la donnait il y a bien longtemps : ce qui fait de nous les humains que nous sommes
devenus, ce n’est pas en effet un propre «inhérent à l’individu pris à part»,
c’est «l’ensemble des rapports sociaux» (1) enracinés dans une activité
que ne pratique absolument aucune espèce animale : la production sociale des moyens de subsistance.
Dans un gros livre sur nos origines, Pascal Picq écrit que pour Engels la
différence entre les singes et nous «c’est l’outil» (2), formule qu’il a
beau jeu d’écarter. Or c’est parfaitement faux, il n’est que de lire : ce que met en relief Engels, comme Marx, c’est le
rôle non de l’outil mais du travail – un mot que bien étrangement Pascal Picq
ne prononce pas. Ce qui fait frontière entre les grands singes et nous, ce
n’est pas une série de propres individuels mais un gigantesque propre social : le cumul historique continu de productions
collectives.
Pourquoi
donc la primatologie semble-t-elle ne pas le voir ? C’est qu’elle est dominée par un dogme anglo-saxon : l’individualisme méthodologique, suivant lequel tout
fait humain doit s’expliquer à partir de l’individu naturel, à l’exclusion de
toute donnée supra individuelle. Voilà l’idéologie dans laquelle baigne le Chimpanzés de Disney, comme tant de
films animaliers. L’attention va au côté naturel des choses, certes de première
importance. Nous sommes originairement des animaux, grande vérité matérialiste ; les chimpanzés sont nos proches cousins, on le sait
depuis Darwin ; et
qu’il y ait chez eux des «germes» de comportements comme la confection
d’outils, Marx le disait déjà en clair dans le Capital. Mais on laisse dans
l’ombre tout l’autre côté, qui est décisif : ce qui a produit le passage d’Homo sapiens au genre
humain civilisé, ce n’est pas la nature mais l’histoire sociale.
Des
chimpanzés au néolibéralisme
On
comprend bien alors les illusions, exploitées partout sans vergogne, que peut
susciter la primatologie de terrain : elle incite à comparer terme à terme le chimpanzé et
l’homme – où voyez-vous tant de différences ? Or, derrière l’homme individuel, il y a cet
invisible qui crève les yeux : le monde humain sans lequel en effet nous ne serions guère autres que
les grands singes. Dans Chimpanzés,
on nomme sans complexe «marteau» la simple pierre avec laquelle sont cassées
des noix. On efface ainsi l’abîme entre un donné naturel grossièrement
approprié à son usage par un singe et un outil au fort sens humain du terme,
techniquement sophistiqué parce que socialement produit. A-t-on jamais vu un
atelier chimpanzé d’écorçage de branchettes pour pêche aux termites ? Est ainsi escamoté tout uniment le propre de
l’humanité.
Or,
je n’invente pas, cet individualisme méthodologique est le soubassement majeur
de l’idéologie libérale : la
société ne serait qu’une somme d’individus aux comportements inscrits dans la
nature humaine, laquelle commande un ordre social inchangeable. Voyez Chimpanzés : dans le groupe il y a des dominants et des dominés,
et tous ne survivent qu’en pillant le voisin. Ainsi le capitalisme est-il dans
l’ordre naturel des choses.
Mais
j’entends déjà l’objection : voilà bien ces marxistes qui veulent tout politiser ; Chimpanzés ne veut être qu’un divertissement, doublé
d’une bonne action pour la sauvegarde d’une espèce magnifique. Cela, c’est la
vitrine. Derrière, il y a la boutique. La preuve ? Voilà maintenant une bonne décennie que déferle dans
tous les médias le thème «entre eux et nous la frontière s’efface», peut-on le
nier ? Le film de Disney
s’inscrit consciemment dans ce qui est bel et bien une campagne idéologique.
Acte généreux en faveur des chimpanzés ? C’est encore la face visible, mais il y en a une
autre. Derrière Jane Goodall, scientifique humaniste qui mérite respect même si
on discute ses vues, il y a de tout autres profils. Tel Peter Singer, patron américain du Great Ape Project, projet richement financé de faire reconnaître
les grands singes comme des «personnes», et qui est aussi idéologue du néolibéralisme
acharné. Pour lui, «la vie d’un nouveau-né a moins de valeur que celle d’un
cochon, d’un chien ou d’un chimpanzé», aussi a-t-il proposé d’euthanasier les
bébés chétifs, ce qui allégerait bien les charges de la Sécurité
sociale (3). Est-ce nous qui politisons ? Ce qu’il faut voir par-delà toute naïveté, c’est le
terrible double jeu de cette campagne sur la prétendue disparition de
frontière. Côté bavard : traiter
humainement les grands singes – très bien ; côté muet : traiter bestialement les humains – nous y sommes en
plein. Mais dans ces milieux-là, on sait enrober la pilule. Chimpanzés évoque ce que Michel Clouscard
appelait le «capitalisme de la séduction»...
Et
quant à sauver les chimpanzés, urgente obligation, que faire ? En accueillir quelques milliers dans des réserves
protégées ?
C’est mieux que rien. Mais Jane Goodall le dit elle-même : le drame de fond, c’est la déforestation galopante
qui détruit leur milieu naturel de vie. Or à quoi tient-elle ? À la pauvreté des peuples concernés, héritage
colonial ravivé par la prédation économique de l’Afrique (l’A-fric...), et à
l’exploitation forestière sans foi ni loi par des sociétés privées. Est-ce
politiser abusivement que nommer la cause ? On ne sauvera pour de bon les grands singes, ce
trésor de la nature, qu’en mettant à la raison la sauvagerie planétaire du
capital.
(1) Je cite ici la 6e des Thèses sur Feuerbach, écrites en 1845.
(2) Aux origines de l’humanité, Fayard, 2001, t. 2,
p. 14.
(3) J’ai cité les textes et leurs références dans mon livre Qu’est-ce
que la personne humaine ? La Dispute, 2006, p.45-47.