Il
est inutile de présenter la musique du film : c’est Mozart. C’est donc un
enchantement permanent. Il y a quand même un intermède Salieri lors d’une
séquence donnant à voir un opéra de ce compositeur. A ce propos, il faut dire
immédiatement le luxe des représentations des différents opéras qui scandent et
la vie de Mozart et le scénario du film : l’enlèvement au sérail, les noces de Figaro, Don Juan, la flûte
enchantée. Milos Forman a respecté son public au plus haut point.
On
sait que le film raconte la vie de Salieri, compositeur italien de citoyenneté
autrichienne qui devint compositeur officiel à la cour de Vienne et qui eut la
malchance d’être le contemporain du génie qui va lui faire de l’ombre toute sa
vie. Salieri est tombé dans l’oubli mais le film de Forman lui a redonné une
célébrité et Frédéric Lodéon nous gratifie parfois de la diffusion de ses
œuvres dans son émission qui fait honneur au service public et qui s’appelle "Carrefour de
Lodéon" [1]. Salieri -qui va chercher à nuire à Mozart autant que
faire se peut, allant jusqu’à préparer son assassinat (sic, mais cela est rejeté par les historiens) - aura été,
paradoxalement, l’auditeur le plus compétent, le plus fin, le plus admiratif du
génie. Les bras lui en tombent lorsqu’il découvre les originaux des partitions
qui ne comportent rigoureusement aucune rature. Il dit fort justement que
Mozart a tout dans la tête avant de coucher sur papier les notes de ses œuvres.
Salieri utilise ses fonctions et son influence pour limiter les représentations
de Don Juan à cinq, mais il assiste aux cinq et n’en perd pas une miette. Au
fond de lui, il a un immense respect pour la création mozartienne et il sait
qu’il se comporte en salaud, ce qui va, in
fine, provoquer et son suicide (raté) et sa folie.
Je
pense que la clé de la lecture du film est assez simple. Il faut savoir que
Forman est né en Tchécoslovaquie au régime de type soviétique et, en 1968, date
tragique s’il en est, avec l’intervention des chars soviétiques qui pulvérisent
l’expérience du "Printemps de Prague",
en
1968 il est à l’étranger et demande l’exil, il obtiendra la citoyenneté
américaine. Ce film est une critique acerbe du système soviétique, entre
autres. Ironie de l'histoire : le film a été tourné en Tchécoslovaquie
en 1984, le "mur" est encore en place...
L’empereur
Joseph II - dont Salieri nous dit qu’il n’a aucune oreille alors qu’il se
prétend mélomane et même interprète - incarne le tyran mode stalinien. Le tyran a sa
cour : le Chambellan, le Capelle-Mäster, le Directeur de l’opéra de Vienne
- poste-clé ici -, le Compositeur officiel de la cour (Salieri lui-même),
d’autres encore qui ont évidemment un avis sur les œuvres du génie et qui
représentent la bureaucratie stalinienne qui cadenasse toute création
originale. Ces officiels sont de la pire obséquiosité devant l’empereur-tsar. "Ce n’est pas votre avis qui compte mais
celui de Sa majesté" dit l’un
d’entre eux à Mozart devant Joseph II. La censure est leur mode de vie : quand
Mozart présente à la cour et à Joseph II le nouveau livret de son
nouvel opéra, le Directeur l’interrompt et lui demande "Me l’avez-vous présenté ? ".
Ce dernier ira jusqu’à déchirer des pages entières de la partition des Noces au prétexte que l’empereur a
interdit les ballets au sein des opéras : le tyran s’occupe de la création
artistique. Tout, dans les séquences impliquant la Cour, révèle l’existence
d’une doxa dont on ne peut s’écarter. Et puis il y a Mozart qui incarne, lui,
la liberté, la création, l’innovation, la fantaisie, l’esprit… Wolfgang sait
son talent. À Salieri qui lui dit qu’il n’est pas le seul compositeur de
Vienne, Mozart rétorque : "je
ne suis pas le seul mais je suis le meilleur". Pour sa partition
déchirée et censurée, il se rend chez Salieri lui demander d’intercéder en sa
faveur : "mon travail est parfait,
je ne peux modifier la perfection" ; ce qui m’a fait penser à
Luther devant la Diète impériale qui déclara : "mes paroles sont les paroles de Dieu, je ne peux retirer les paroles de
Dieu".
Forman a (presque) tout fait pour rendre Amadeus
insupportable : il est mal élevé, irrévérencieux, grossier, méprisant à
l’égard de ses collègues compositeurs et notamment de Salieri, il est d’une
immodestie aussi rare que son génie. Peut-être Forman veut-il nous faire
admettre que la liberté est valable pour tous y compris pour les gens
antipathiques.
Très forte est l’exploitation de l’image du
père. Salieri comprend que le Commandeur de Don
Juan représente le père - Léopold Mozart - qui, bien que mort et enterré,
continue d’incarner pour son fils l’autorité, l’interdit, le surmoi freudien
avant la lettre. C’est ce qui donne à Salieri l’idée de se déguiser en
commandeur pour demander à Mozart l’écriture d’une messe de Requiem. À la mort
du génie, on interprétera le Requiem présenté comme création originale de Salieri.
Et le tour sera joué.
Épuisé
par son labeur, Mozart s’évanouit en
pleine représentation. Salieri le fait transporter chez lui et, alité,
Mozart
lui dicte les notes du requiem que Salieri transcrit sur les portées. La
partition portera donc l’écriture de la main de Salieri. Mais c’en est
trop. Mozart meurt de ce suprême effort. Salieri-le-médiocre aura eu
raison de
Mozart-le-génie. Le film se termine dans un asile psychiatrique, demeure
de
choix de l’époque soviétique, mais c’est le médiocre qui y est enfermé.
Il est
malade. Schizophrène, il a adoré Mozart et tout fait pour en finir avec
lui.
Le
lecteur a intérêt à lire la page "SALIERI" de Wikipédia qui donne le
point de vue historique, donc réel, de la vie de Salieri et par
laquelle il appert que le scénario du film de Forman n'est que fiction.
Cela n'enlève rien à sa qualité mais il faut réhabiliter la figure de
Salieri.
[1]
Sur France - Musique, en semaine, de 16 à 18h.