Le film de Costa-Gavras est passé sur Fr3. C’est la narration de cette dramatique affaire de création d’une juridiction exorbitante du droit, initiée et concrétisée par les Français de la Collaboration : créer une Cour de justice pour juger et condamner à mort -car il faut des morts et rien d’autre - des Français afin de rassasier les Allemands, lesquels sont outragés par l’assassinat de l’un des leurs, en plein métro, à Paris, le 21 aout 1941. Je ne suis pas sûr que la formule du film ait été la meilleure pour traiter ce sujet. Compte tenu de ce que nous savons, la forme documentaire avec archives et interviewes d’historiens qualifiés me semblerait meilleure. Le film montre bien les difficultés rencontrées par les hommes de Vichy pour mettre en place ces sections spéciales de justice, tant leur fondement est contraire aux formes les plus élémentaires du droit. Déjà, au plus haut niveau, le Garde des Sceaux, Joseph-Barthélémy, universitaire éminent, auteur de manuels qui formèrent des milliers de juristes avant la guerre, s’oppose au Ministre de l’Intérieur - Pucheu- archétype du patron fasciste quoique normalien. Mais Pétain impose un accord entre les deux hommes et si Pucheu est le maître d’ouvrage de cette "loi", Joseph-Barthélémy en est le maître d’œuvre. Les dialogues, écrits par Jorge Semprun, sont la parfaite restitution des faits. Pucheu, le bras allemand Pucheu a franchi le Rubicon qui sépare l’État de droit de la barbarie avec les Sections spéciales. Après l'agression hitlérienne contre l'Union Soviétique, en juin 1941, les communistes français redoublèrent d'efforts contre l'occupant nazi. Un fait symbolise cette étape nouvelle : l'exécution d'un officier allemand, dans le métro à Paris, station Barbès, par celui qui allait devenir le colonel Fabien. Pucheu avait déjà réfléchi à la répression de ces attentats communistes et il bondit sur l’occasion créée par l’attentat pour mettre en place une procédure et une juridiction d'exception : les sections spéciales de justice auprès des cours d'appel, en zone occupée, auprès des tribunaux militaires en zone dite libre. Les résistants arrêtés en flagrant délit d’infraction pénale résultant d’une activité communiste ou anarchiste -le texte limite nominativement à ces deux catégories la compétence des sections spéciales- étaient traduits directement et sans instruction devant ces sections. Les verdicts de ces tribunaux sont rendus en deux jours et ils ne peuvent faire l'objet d'appels ou de pourvois en cassation. Les communistes peuvent être condamnés pour des faits antérieurs à la date de promulgation de la loi : le principe de la non-rétroactivité de la loi est mort. Pour Pucheu et ses complices en tout cas. Les "juges" sont nommés d'office. Et comme il sera dit par le procureur dans l'acte d'accusation de Pétain au procès de ce dernier : "comment justifier la monstrueuse création des sections spéciales d'appel, avec injonction aux magistrats (...) d'assassiner par autorité de justice les malheureux qu'on leur déférait ?". La sentence de mort est exécutable immédiatement. Quelques temps plus tard, Pucheu crée un Tribunal d’État, juridiction comparable dans son principe, qui fait dire dans ses Mémoires à Joseph-Barthélemy, ministre de la justice au moment des faits : "Pucheu poursuivait toujours son rêve d'une juridiction qui condamnerait sur ordre les individus qu'on lui déférerait. (…). On allait enfin –c'est ironique sous sa plume- obtenir des condamnations sans formalités, sans dossier, sans preuves"[1]. Cela valut cet échange lors du procès Pucheu à Alger [2] : - Le général Weiss (commissaire du gouvernement) : "l'exposé des motifs pour la création d'un tribunal d’État souligne la volonté d'une procédure exceptionnelle, rapide et sans recours. Comment Pucheu concilie-t-il ce texte avec son souci de la légalité ?" - Réponse de Pucheu. "(…) les hommes visés par la nouvelle juridiction étaient ceux-là même qui nous avaient tiré dans le dos durant la campagne de 1939-1940, qui avaient poussé au régime de la crosse en l'air et qui pendant un an après l'armistice avaient été les partisans de la plus grande collaboration".[3] Il est remarquable que Pucheu explique là, sans s’en rendre compte, le caractère rétroactif des "lois" créant les Sections spéciales d’août 1941. Rétroactivité contraire au droit français et condamnée par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen en son article VIII. La mort du Droit Le film montre comment la loi a été signée et paraphée à Vichy par Pétain, ses ministres, avec un espace laissé volontairement en blanc ! Cet espace sera comblé par le procureur d’État à Paris, Gabolde [4], qui improvise sur le champ ce qu’on lui demande et qui s’appelle l’article 10 : "L'action publique devant la juridiction saisie se prescrit par dix ans à dater de la perpétration des faits, même si ceux-ci sont antérieurs à la promulgation de la présente loi. Toutes juridictions d'instruction ou de jugement sont dessaisies de plein droit à l'égard de ces faits au profit de la section spéciale compétente qui connaîtra en outre des oppositions faites aux jugements de défaut et aux arrêts de contumace". De ce jargon juridique, il faut extraire la clé : même si ceux-ci sont antérieurs à la promulgation de la présente loi. Cette loi annule donc le principe de la non rétroactivité. Nous y reviendrons. Tout est tellement contraire aux principes généraux du droit que même Maurice Flandin, président du Conseil sous la III° république, munichois patenté, collaborateur, qui fut pressenti pour remplacer Laval à Vichy, même Flandin s’indigne et écrira à son ami Joseph-Barthélemy, le 16-IX-41 : "Est-il possible que le souci de la légalité et de la justice ait à ce point disparu dans les conseils du gouvernement ? Comment n'avez-vous pas éclairé le maréchal sur la faute qu'on lui faisait commettre ? Aucun régime, dans notre histoire récente, n'est allé aussi loin dans l'arbitraire ; aucun n'a supprimé aussi délibérément les garanties qui sont la sauvegarde des citoyens. Lorsque l'Assemblée nationale au mois de juillet 1940, a délégué au Maréchal, les pouvoirs de modifier la Constitution, elle ne lui a pas accordé le droit de renverser les principes sur lesquels sont fondés les droits des citoyens libres de la Nation française". Quand il met en place la structure, Joseph-Barthélemy, garde des Sceaux, se heurte au refus indigné du président Cournet. Il nommera un laquais : Michel Benon. On voit alors, la grandeur de quelques uns et la bassesse de beaucoup d’autres. Film noir. Une place est à réserver au conseiller Linais qui accepte de faire partie de la cour, il est membre de l’Action française. Linais réalise rapidement ce qu’on lui demande lors de la première séance et s’oppose aux condamnations à mort. Pourtant, ceux qui sont dans le box des accusés sont des communistes juifs. Mais la conscience professionnelle l’emporte chez lui. C’est grâce à ses déclarations que l’on connaît ce qui s’est dit durant les délibérations. Joseph-Barthélemy lui reproche dans ses Mémoires ce manquement grave au serment que prononce chaque magistrat de garder le secret des délibérations. Mais ce légalisme est-il de mise en période d’occupation nazie ? Le nazisme est l’absence de toute règle de droit. Les magistrats, à la Libération, étaient de facto libérés de ce serment. La machine judiciaire se dérègle vite. Benon a obtenu 3 peines de mort. Il en faut 6 ! Arrive le cas de Lucien Sampaix, (formidable prestation de Bruno Cremer), communiste, ancien secrétaire général du journal l’Humanité. Sampaix dit à la cour ses quatre vérités avec un aplomb extraordinaire, « vous n’êtes pas des juges français, mais des exécutants des volontés allemandes ». Benon s’étouffe et ne dit rien. A la délibération, Linais fait basculer la majorité[5] : 3 voix sur 5 contre la peine de mort ! Sampaix sera condamné aux travaux forcés[6]. Pucheu n’aura pas ses 6 têtes ! Le film se termine sur ce fiasco et laisse entrevoir, chez le spectateur comme une espèce de victoire. Certes, on connaît la fin de l’histoire, mais enfin, les sections spéciales continueront, il y aura le Tribunal d’État, etc… Les Allemands ont apprécié… Les Allemands se sont réjouis, on le devine, de ce comportement. Voici une citation édifiante : "Dans le même rapport en date du 22 août (1941) à 14h50, Beumelburg [7], qui qualifie ces mesures de "réponse du gouvernement français", ne cache pas, une fois encore, sa satisfaction. Il observe que cette réponse constitue «un progrès considérable dans les principes du droit français», se félicite de ce que «l'effet rétroactif d'une loi pénale signifie l'abandon du principe libéral sacro-saint : nulla poena sine lege [8]», se réjouit de ce que, en s'apprêtant à donner des instructions à un tribunal, le gouvernement «rompt avec le principe de la séparation des pouvoirs» et «porte le premier coup aux conceptions de Montesquieu tenues encore aujourd'hui pour sacrées (Révolution française)» ". Ce nazi bon teint peut ainsi conclure : "Que le gouvernement français -en dépit de son entêtement systématique à se référer à des conceptions juridiques dépassées- s'oriente vers de telles mesures est le signe de ce que, certainement sous l'influence du nouveau ministre de l'Intérieur Pucheu, on s'engage dans de nouvelles voies pour l'établissement d'un ordre étatique nouveau". On ne pouvait mieux dire" [9]. Effectivement, c'est la mort du droit. Cette citation nous est fournie, en annexe des Mémoires de Joseph-Barthélemy, par son fils Jean et par A. Teyssier (arrière-petit-fils). Ceux-ci ont à cœur de disculper Joseph Barthélemy et de charger exclusivement Pucheu. Leur démonstration est éloquente. Mais, malheureusement le garde des sceaux, dont on a vu qu'il n'estimait guère Pucheu et ses méthodes, est aussi coupable. Il est resté ministre, garde des sceaux. Lui qui dit son attachement à la Révolution de 1789 (mais pas à celle de 1793), aux droits de l'homme et du citoyen, qui fut professeur de droit, lui, catholique "soucieux du respect de la personne humaine" ainsi qu'il le dit dans ses Mémoires, a couvert la suppression de la non-rétroactivité des lois, a accepté que les juridictions nouvelles "prononcent des peines en toute liberté sans être liées par la loi", il a accepté qu'un communiste condamné neuf jours plus tôt à quinze mois de prison soit condamné à mort par un autre "jugement" de la section spéciale de Paris et qu'un autre communiste, marchand ambulant, juif, condamné six semaines plus tôt pour usage de faux papiers (Abraham Trzebrucki), le soit également. Alors que notre juriste, pétri de culture latine et de vocabulaire juridique, comme il se doit, professait l'impossibilité de ce bis in idem[10]. Il ne quitte le gouvernement qu'en 1943, restant plusieurs mois dans le ministère Laval. On a avec Joseph-Barthélemy l'exemple d'un homme politique "modéré" - il fut député de l'Alliance démocratique (dont M. Flandin était le leader), dans l'entre-deux-guerres - dont les dispositions d'esprit et les évènements historiques ont fait qu'il a rejoint le camp des extrémistes. [1] Joseph-BARTHÉLEMY, "Ministre de la justice, Vichy, 1941-1943, mémoires", édité par Pygmalion – Gérard Watelet, Paris, 1989, 648 pages. Introduction biographique, notes et annexes établies par Jean Barthélemy et Arnaud Teyssier. [2] Pucheu s’est retrouvé à Alger parce qu’il avait fui Vichy… [3] Paul BUTTIN (bâtonnier), "Le procès Pucheu", avec, en avant-propos, le procès du général Béthouard, Amiot-Dumont, Paris, 1947, 344 pages. [4] Remplacera Joseph-Barthélemy à la Garde des Sceaux dans le gouvernement Laval, condamné à mort par contumace à la Libération, il meurt paisiblement en Espagne franquiste. [5] Linais fait valoir que Sampaix est un homme très connu dans l’opinion. Son exécution pour un assassinat qu’il n’a pas commis créerait un trouble grave à l’ordre public alors que le dispositif Pucheu vise -officiellement- à protéger l’ordre public. [6] Il sera exécuté comme otage, en novembre 1941. [7] Officier allemand chargé d’assurer la liaison entre le Commandement militaire de la Wehrmacht à Paris (dirigé par Stülpnagel) et Vichy. [8] « Nulle peine sans loi », principe romain. Il faut qu’une loi existe au moment du crime/délit pour condamner le contrevenant. On ne peut condamner quelqu’un au nom d’une loi qui serait mise en place APRÈS le crime ou délit. S’il n’y a pas de loi au moment des faits, on appliquerait une « peine sans loi ». C’est illégal. [9] Extrait de l'annexe 3 aux "Mémoires" de Joseph-Barthélemy, établie par Jean Barthélemy et A. Teyssier. Voir également un article de l'Express du 8 août 1991, disponible sur internet. [10] La règle « non bis in idem » (ou « ne bis in idem ») est un principe classique de la procédure pénale, déjà connu du droit romain, d'après lequel "nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement à raison des mêmes faits". |