Milou en mai, Louis Malle (1990)

publié le 4 août 2014, 10:11 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 13 févr. 2017, 15:18 ]

    C’est un excellent film, plein d’humour et de délicatesse, d’ironie et de lucidité que nous avait livré Louis Malle en 1990. Milou est le personnage principal du film et « mai » c’est mai 68. Toute une communauté familiale est réunie à l’occasion de la mort du chef de famille, Mme Vieuzac. Et deux thèmes parcourent le film : les dissensions qui traversent la famille avec le toujours douloureux problème de l’héritage et l’impact des "évènements de mai 68"sur cette famille très bourgeoise de province.

    Aucun didactisme comme je suis en train de le faire, tout cela est filmé avec une délicatesse, une finesse de poète. Louis Malle est issue de la grande bourgeoisie, il en a reçu l’éducation, il a vécu en son sein, rien de ce qui la concerne ne lui est étranger. Mais, loin de s’en faire le laudateur, il en dénonce les vices et les petitesses.

    Mot-clé du vocabulaire bourgeois : héritage. Mme Vieuzac laisse à ses héritiers une magnifique demeure, véritable château, avec des meubles, des vaisselles, des manteaux -dont un en astrakan-, une exploitation agricole c’est-à-dire viti-vinicole car on n’est pas loin de Bordeaux, des bijoux de grande valeur, objets d’une lutte âpre entre les filles. Il y avait aussi un tableau de Corot, dont les créations sont estimées aujourd’hui entre €74.000 et €110.000. Nous sommes donc dans le bonheur comme diraient les anglo-saxons.

    La communauté familiale est constituée par Milou (M. Piccoli), fils ainé, non marié et sa descendance (sa fille Camille -Miou-Miou-, mariée et mère de trois enfants), le second fils, Georges (M. Duchaussoy, toujours excellent) et son fils Pierre-Alain, "révolutionnaire" qui arrive de Paris, enthousiaste quoique marqué des coups de matraques assénés par les policiers dans l’exercice de leur fonction de service public. Georges, correspondant du Monde à Londres est mariée à une Anglaise qui se laisse séduire par Milou, il est vrai qu’elle a du mariage une conception très peu puritaine. Mme Vieuzac avait une fille qui est morte dans un accident de voiture mais qui laisse une fille, Claire, interprétée par Dominique Blanc qui a une présence extraordinaire et interprète une grande prêtresse de Lesbos qui amène pour les obsèques, sa petite amie… Il faut compter avec tout ce petit monde, la serveuse, Adèle, très fidèle de feue la maîtresse de maison, avec laquelle Milou pratique des amours ancillaires, l’ouvrier agricole très serviable. Enfin, il y a Grimaldi (regretté Bruno Carette, l’un des Nuls) qui est chauffeur-livreur et qui apporte avec son maillot de corps marcel un côté prolo mais, comme c’est un petit patron, qui est en réalité très anticommuniste. J’allais oublier le notaire - F. Berléand, déjà très bon- ami d’enfance de Camille, plus exactement amant d’enfance et qui n’a rien oublié. Camille non plus d’ailleurs… 

    On est immédiatement plongé dans les "évènements" lorsque le Curé, en train de bénir le corps de la défunte, augmente le son de la radio pour mieux comprendre ce qui se passe à Paris. Un bref dialogue s’engage avec Milou qui dit au curé que l’on n’a jamais vu Dieu sur une barricade, à quoi le représentant de l’Église réplique que "l’on a pas bien cherché"… un curé rouge ? why not. Les infos vont arriver progressivement avec Georges qui reste accrocher à sa radio pendant (presque) tout le film si les grèves d’EDF le permettent, bien sûr, avec Pierre-Alain qui débarque de Paris, avec Grimaldi qui écoutait la radio dans son camion durant des kilomètres, les voisins, le service des pompes funèbres qui ne peuvent enterrer Mme Vieuzac à cause de la grève des croque-morts, …. On apprend aussi qu’une dame du village a acheté 500 kilos de patates et au même moment  la radio alerte : "risque de pénurie !"…Tout fout le camp. Après des échanges musclés entre Camille -très à droite avec son mari chirurgien-dentiste friqué - et d’autres, l’arrivée de Pierre-Alain est rafraîchissante et pour tout dire son discours (scénario écrit en 1990) peut être tenu en 2014. Même chose : trop d’argent, trop d’inégalités, trop d’égoïsme, pas d’amour, pas d’écoute entre les gens et il raconte comment à Paris, les gens ont repris la parole : on se parle, vous imaginez ? on se parle… Mais les sottises véhiculées par les idiots arrivent jusqu’au château de Mme Vieuzac : "on glisse sur le foutre à la Sorbonne"…

    


    Et peu à peu, l’ambiance de Mai imprègne les esprits. Milou qui pense plus aux choses de la chair qu’à la politique, chante, poing levé, l’Internationale en allant se coucher, Georges, en installant un vieux poste de radio, fredonne sans trop s’en rendre compte, lui aussi, l’Internationale, la musique du film est une variation sur le thème du C’est la lutte.. et puis, il y a le sommet du pique-nique. Là, on va jusqu’à fumer du chichon, les esprits s’échauffent vite, "supprimons le mariage, les femmes à tout le monde, pourquoi vouloir posséder ? plus rien de chimique"… et tout le monde de partir dans une sorte de farandole avec un plan magnifique où Malle envoie valdinguer tout ce petit jeu : la caméra a, au premier plan, le vieil ouvrier agricole qui creuse, sous le soleil, la tombe de la défunte -on a décidé de l’enterrer dans le parc puisque les croque-morts…- et en second plan la farandole qui chante "fini l’esclavage du travail"…


    Alors que le groupe allait se livrer à des jeux sexuels scabreux, arrive Le Figaro, je veux dire le couple Boutelleau, c’est-à-dire le patron de l’usine d’à-côté. Lui (avec sa petite moustache accablante) et sa femme sont en tenue de chasse, bottes, etc…Ils s’enfuient. En effet, les ouvriers occupent leur usine, prennent les contremaitres en otage. Les Rouges sont partout. La France est à feu et à sang. Boutelleau rappelle l’exemple de la Guerre d’Espagne et fait le geste de celui qu’on zigouille, geste transversal au niveau du cou si vous voulez et geste préféré des Républicains espagnols, bien sûr. Bruit d’avion qui survole la maison. C’est la panique. Tout le monde se barre.

    Pique-nique obligatoire, puis nouvelle fuite devant les Rouges qui n’étaient que des bûcherons avec un fusil au cas où un sanglier quelconque,… mais on laisse tout sur place, y compris les gigots "qui ne valent que pour 8 personnes" etc… On reste dans une grotte. Mme Boutelleau évoque le cas de la cuisse d’un homme blessé mangée par des égarés qui n’avaient plus de quoi… L’horreur s’achève avec l’arrivée d’Adèle et du chien de la maison…Adèle raconte comment De Gaulle a mis de l’ordre dans la maison France. A peine a-t-il parlé à la radio le 31 mai que les pompes à essence ont rouvert, les magasins sont ravitaillés. Miracle ! Mais qu’est-ce qu’on a eu peur…

    Il y a également le thème de l’héritage.

    Très rapidement, une quasi unanimité s’établit entre les membres de la famille : il faut vendre la maison. L’argent obtenu sera plus facile à partager, c’est clair. Sauf pour Milou. Milou est stupéfait que l’on veuille vendre la maison. Scandalisé. Il y est né, il veut y mourir. "On n’existe plus sans elle", ce serait aussi trahir la mère défunte. La grève des croque-morts est une aubaine pour lui : on va enterrer maman dans le parc, "à côté du cyprès", comme cela la maison sera encore plus à elle. Plus que jamais, la maison sera pour Milou, la terre et les morts. Milou incarne, nolens volens, le traditionalisme qui structure la pensée française depuis le Moyen-âge.

    Autre geste, carrément violent, la précipitation avec laquelle Camille, profitant de l’absence de Claire, non encore arrivée, va dans la chambre de sa grand-mère, ouvre les tiroirs du bureau et le coffret où se trouve LA bague de très grande valeur sur laquelle lorgnaient toutes les filles de la maison. C’est du vol. D’ailleurs Claire ne l’acceptera pas et on aura droit à une lutte gréco-romaine entre les deux femmes à la fin du film. Les fauves sont lâchés. Auparavant, Camille demande à Claire qui regardait un tableau peint "ça a de la valeur ça ? ". "Non, mais c’est ma maman" répond Claire, c’est-à-dire la tante de Camille qui ne l’a même pas reconnue. Les liens familiaux sont parfois très ténus. Enfin, avant de mourir, Mme Vieuzac a écrit une toute dernière lettre, lue par le notaire devant les héritiers. Surprise : Mme Vieuzac donne une part d’héritage à sa si fidèle Adèle. Voici cette dernière dotée d’un quart de l’ensemble de l’héritage au même titre que Milou, Georges et Claire.  Mais Milou est content, Adèle ne voudra pas vendre la maison…

    Louis Malle a vu avec finesse ce qu’a été Mai 68 pour toute une petite bourgeoisie : un jeu. On a bien rigolé. On a eu peur aussi mais tout est rentré dans l’ordre. Ordre bourgeois. Par deux fois le nom de Cohn-Bendit est cité, dont sa citation des "communistes qui sont des crapules staliniennes". Mais cet individu incarne le jeu de mai 68, il est aujourd’hui le grand défenseur du capitalisme et de l’alliance américaine. Je comprends que l’on puise reprocher des choses aux soixante-huitards qui se sont amusés. Mais, soixante-huitard moi-même, je n’ai jamais bu de cette eau-là. Que l’on ne se trompe pas de cible.

    En tout cas, ce film -qualifié exagérément de "comédie"- a une valeur incontestable d’analyse des mentalités.  

 

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