"Tu me demandes pourquoi je bois si abondamment, pourquoi je parle si gaillardement et pourquoi je ripaille si fréquemment? C'est pour faire pièce au diable qui s'était mis à me tourmenter". Luther.Film d’une extrême douceur, dirais-je, sans cri plus haut que l’autre, cool … La première vision m’avait laissé attendri et comme heureux. Le bonheur est sur terre alors même qu’on l’attend pour une vie future au Paradis. Et pourtant tout se passe dans les brumes de la Mer du Nord, sur le nuageux Jutland, cette presqu’ile danoise qui prolonge l’Allemagne du nord. On dirait que rien ne pousse ni ne vit, tout est gris. Les habitants sont vieux, il n’y a pas d’enfants qui piaillent. On habite dans des chaumières aux murs chaulés. Les gens sont habillés de noir. Plombant. Luthérien. Notre communauté piétiste est toute vêtue de noir, mais, comme pour les maîtres de corporation peints par Rembrandt, si l’on observe bien, sur leurs méchants habits noirs, les gens et les deux sœurs notamment portent des dentelles d’une finesse extrême qui valent de petite fortune. Schama [1] l’a bien observé. Dans
cette petite communauté, un homme a fondé sa congrégation : il en a le
droit en vertu du principe posé par Luther du sacerdoce universel. Tout le
monde peut fonder son Église. Le "ministre" -chef spirituel
et père fondateur - est donc le
personnage central qui anime la première partie du film et dont on entretient
le souvenir dans la seconde. Il est veuf et a deux filles, fort belles. Il les
a prénommées Martina et Filippa en l’honneur de Martin Luther et de Philippe
Melanchthon, autre grand réformateur, ami de Luther. Mais il les garde tout
près de lui et, pour les voir/admirer, les garçons du village n’ont que la
possibilité d’aller au prêche du dimanche, au temple. Au temple, le goût
luthérien pour le chant s’en donne à cœur joie. IL n’y a guère que là que l’on
peut "s’éclater" -terme parfaitement inadapté pour ces
luthériens piétistes-. La musique et le
chant sont très présents dans l’univers du Grand Réformateur. C’est Luther qui
composa le texte et la mélodie de cet hymne empli de la certitude de vaincre
que Heine appela "La Marseillaise de la Réforme", Ein
feste Burg ist unser Gott : Notre Dieu est une sûre forteresse ! Et
les paroissiens sont tous de bons chanteurs, héritage définitif pour les
peuples protestants qui s’entend encore dans les stades de foot ou de rugby,
aux chœurs mélodieux alors que les Français donnent le spectacle désolant de
braillards qui ne savent pas ce qu’est une chorale. D’ailleurs, Filippa a une
voix de rossignol, elle a le potentiel d’une diva. C’est ce que constate
Achille Papin, artiste de Paris, venu se reposer dans ce coin perdu et qui,
quoique catholique, assiste au prêche du ministre. Lequel ministre, le voyant
pour la première fois, lui avait demandé avant de lui dire bonjour : "êtes-vous papiste ? " Question longtemps existentielle. Achille se propose de donner des cours de chant à Filippa, ce qui a lieu, et son enthousiasme - tant pour la voix que pour la beauté de son élève devant laquelle il voit s’ouvrir les portes de l’opéra de Paris - préoccupe Filippa qui en parle à son père et qui demande à ce dernier de faire cesser ces cours de chant, trop éprouvants sentimentalement. Le père porte -tout heureux- la lettre de Filippa à Achille qui passe du chant conquérant aux sanglots désespérés. Le père en rigole. Déjà, quand un brave gars était venu le voir pour lui demander la main d’une de ses filles, le père avait eu cette réponse parfaitement égoïste : "mes filles sont mon bras droit et mon bras gauche. Vous ne voulez-pas que je m’ampute, n’est-ce -pas ?". Et les deux jolies filles, lys dans la vallée, resteront définitivement vieilles filles stériles. Car Martina aussi eut une "liaison" : un jour, un jeune officier, Lorens Löwenhielm, exilé par son père dans ce trou perdu pour lui refaire une santé morale, méthode d’éducation austère, toute protestante, parcourant la lande à cheval vit cette beauté et en tomba tout de suite amoureux. Il se présenta au père-ministre, fut admis à sa table et... et c’est tout. Comprenant qu’il est extérieur à ce trio père-filles qui vit en osmose, il choisit de partir. Tout en serrant très fort la main de Martina en partant. Scène torride. Tout cela se passe dans les années 1835’. Il est temps de parler de Babette. Babette est une réfugiée de la Commune de Paris, chassée par le massacreur-général Galliffet. Elle arrive dans notre communauté grâce à une suggestion d’Achille Papin, ami de la famille de Babette, qui n’a rien oublié de son amour pour Filippa, amour unique, exclusif, qui fit de lui un célibataire. Babette occupait le poste de cuisinière au Café Anglais à Paris. Elle fut de cette race de cuisiniers qui sont en réalité des artistes. La qualité des mets proposés transforme le repas en un au-delà d’une fête, une vraie communion. Ironie du sort, elle eut -sans le savoir- pour consommateur le général Galliffet qui dit : "cette cuisinière transforme le dîner en une sorte d’histoire d’amour"… Nous le savons grâce à Lorens qui fit une partie de sa carrière à Paris. Babette est donc exilée, elle n’a plus pour lien avec la France que le courrier qu’un ami fidèle lui expédie chaque année avec un billet de ce qu’on pourrait appeler la loterie nationale. Nos hommes et femmes en noir, quant à eux, ont des habitudes alimentaires à mille lieux du Café Anglais. Le ministre-pasteur leur a inculqué la sobriété : "l’homme se dispensera de penser à boire et à manger"… La base de l’alimentation locale est constituée par le pain à la bière, dont la description ne peut que faire appel au vocabulaire scatologique. On l’évitera donc. La vie continue sans incidents majeurs. Tout le monde est de plus en plus vieux. Jusqu’à ce jour de 1885 où Babette reçoit son courrier de France avec, à l’intérieur, un chèque de 10.000 francs : elle a gagné à la loterie ! Une fortune. Aussitôt, elle demande à Martina et Filippa une faveur, la première depuis qu’elle travaille chez elles : remplacer le repas prévu pour le centenaire de la naissance du père-ministre-pasteur - "un modeste souper suivi d’une tasse de café" - par un repas français. Bon, avec réticence, les deux sœurs acceptent. Babette fait alors parvenir à Paris la liste de tout ce qu’il lui faut pour préparer son repas qui n’est rien d’autre que le festin qu’elle préparait, à Paris, au Café Anglais. L’arrivée des denrées provoque la stupeur. Une énorme tortue vivante, si, si… Des bouteilles… "Ce n’est pas du vin, n’est-ce-pas ?" s’inquiète Filippa. Mais si, et même "du Clos Vougeot 1845 !" s’exclame fièrement Babette. On ne partage pas les mêmes valeurs gastronomiques, c’est clair. Torturées par l’angoisse, sujettes à des cauchemars épouvantables, les deux sœurs réunissent leur communauté à laquelle elles exposent la situation : "nous sommes exposées à des puissances dangereuses, peut-être malfaisantes ! un sabbat de sorcières, Seigneur, accorde-nous ta miséricorde". On se met d’accord sur un point : on mangera ce que Babette aura préparé, mais nous ne ferons aucun commentaire, aucun, sur ce que nous mangerons. Et, Luther toujours, on chante en se tenant la main. On dresse la table mais on déplace le portrait du Père qui, autrement, aurait pu voir tout le spectacle hérétique. Plats Soupe de tortue géante Blinis Demidoff (blinis au caviar et à la crème) Cailles en sarcophage au foie gras et sauce aux truffes Salade d’endives aux noix Fromages Savarin et salade de fruits glacés Fruits frais (raisins, figues, ananas...) Vins Xérès amontillado avec la soupe Champagne Veuve Clicquot 1860, accompagne les blinis Clos Vougeot 1845 avec cailles et fromages Fine Champagne Eau avec les fruits Café accompagné de baba au rhum
Ils sont 12 à table; le 13° est aux cuisines dégustant les mêmes produits que les autres. c'est le chauffeur. Le général Lorens Löwenhielm qui participe au repas est interpellé dès son verre d’amontillado : il a déjà goûté cela, quelque part, à Paris ? oui, c’est bien Paris, c’était même au Café Anglais. Quand il le signifie à son voisin, celui-ci répond "alléluia !". Ce qui n’est pas si fréquent. Les gens en noir se demandent si ce n’est pas une sorte de limonade quand ils boivent de la veuve Clicquot… mais bon, "comme au noces de Cana, la chère ne compte pas !". Bref, un repas français - aujourd’hui classé au patrimoine culturel mondial de l'UNESCO - peut se présenter sous la forme d’un livre entier et la place manque sur cet ordinateur. Le général quitte l’assemblée non sans avoir salué Martina, lui disant qu’il a pensé à elle, chaque jour de chaque année, "avec mon âme car mon corps ne compte pas". "Dites-moi que vous le saviez" et Martina de répondre qu’elle savait puisqu’elle aussi pensait à Lorens chaque jour. Quant à Filippa, elle ira au Paradis, il n’y a aucun doute là-dessus, "Vous y serez pour l’éternité la grande artiste que Dieu voulait". Tout cela est ravissant, charmant. Mais enfin, Martin Luther, le Grand réformateur, a quitté le couvent parce que sa forte nature ne supportait plus l’abstinence et la solitude. Il a vilipendé le célibat, prôné le mariage, se mariant lui-même. Toutes ces amours avortées, tout cela laisse un arrière-goût de tristesse et de vie(s) ratée(s). Le groupe se réunit autour de la fontaine de leur hameau, tous se tiennent pas la main, farandole. Chant, toujours le chant.
[1] Simon SCHAMA, (Harvard), L’embarras de richesses, la culture hollandaise au Siècle d’or, Gallimard, Paris, 1991 pour la traduction française, 870 pages. |