« Les grandes gueules » (1965) Bourvil - Ventura

publié le 21 oct. 2012, 07:52 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 27 janv. 2018, 06:02 ]



    C’est un bon film, un « film d’hommes » comme eût pu dire l’ineffable Thierry Roland. Un western à la française comme cela a souvent été écrit mais sans les colts ou autres revolvers à la ceinture. Et encore, en fait de western, l’action se déroule dans l’Est de la France, au fin fond des hautes vallées des Vosges.

    Hector Valentin (Bourvil) est de retour du Canada : son père est mort et lui donne sa scierie en héritage. Effectuant le tour du propriétaire, il tombe sur Therraz, déjà là, qui lui redit ce qu’il avait dit à son père « ta scierie, je te la rachète ». Therraz est le patron de la grosse scierie industrielle du bas de la vallée. Il ne veut pas de concurrence.

    Première difficulté : trouver des « bras », de la main-d’œuvre. Sans le savoir, j’imagine, le film donne une petite leçon de localisation des industries. Au début des années soixante, l’industrie du bois dans les vallées de montagne fonctionne encore grâce à la force motrice des cours d’eau, il y a des moulins à aubes. L’énergie produite permet de faire fonctionner une haut-fer. http://fr.wikipedia.org/wiki/Haut-fer On achemine les grumes grâce à des chemins de fer, à l’écartement très étroit, et dont on peut ajuster la longueur des « wagons » à la longueur du tronc d’arbre. Il y a la SCHLITTE (ci-contre), périlleux engin que l’on charge de bûches et que l’on descend marche par marche comme sur un escalier de bois, que l’on retient pour éviter qu’il ne prenne de la vitesse et qui pourrait vous écraser…

    Tout cela a été parfaitement reconstitué par Roberto Enrico et son équipe http://alaingerard.free.fr/machet/index.htm à la grande fierté des bûcherons de la région. Mais ces vallées reculées sont enneigées - le film n’a, au demeurant, été tourné qu’en été - et peuvent isoler une habitation durant des mois. Les distractions sont rares et il y a peu de travail pour les filles - le film montre cependant un atelier avec des ouvrières de l'industrie textile - les communications en général sont difficiles, bref, le film laisse entendre que reprendre une activité dans ces conditions sera très aléatoire.

    Hector Valentin trouve l’aide - intéressée, mais pour d’autres raisons que financières - de Laurent (Lino Ventura, égal à lui-même) et de Mick, un joueur invétéré. Ils sortent de prison pour finir leur captivité en réadaptation par le travail. Ils sont interdits de séjour dans toutes les grandes villes. Hector rechigne à les engager mais a-t-il le choix ? et d’ailleurs, il n’a rien à leur reprocher. Si bien que Laurent réussit à convaincre Hector à donner leur chance à une dizaine de libérés conditionnels, contrôlés par un moniteur de l’administration pénitentiaire. Ils ont six mois à finir. Commence alors une épopée où l’on voit ces hommes a priori peu fait pour ça se mettre au difficile travail de bûcheron. Et ça va marcher. Aussi difficile est la cohabitation entre tous ces hommes qui n’ont pas des manières de gentlemen et qui vivent les uns sur les autres dans un dortoir improvisé. L’un ne peut vivre sans son transistors (c’est une « chose » des années 60’) et l’objet sera détruit sans ménagement, l’autre dit à son interlocuteur que sa sœur est une salope… ambiance… Etc.. ;

    Autre difficulté : la cohabitation avec les ouvriers de Therraz. A chaque occasion, les ouvriers tentent de débaucher les gros bras d’Hector Valentin. Ils se font les agents de recrutement de leur patron. Ils arrêtent quand l’un leur dit qu’ils sortent de prison. Stupeur dans la vallée… Je ne raconte pas tout, mais les ouvriers de Therraz construisent un batardeau, c’est-à-dire un barrage de bois pour détourner le cours d’eau qui alimente le moulin de la scierie Valentin. Casus belli pour le moins. Le pire est cependant évité. Mais on devine qu’il y aura une grande explication finale.

    C'est à Vagney que furent tournées de nombreuses scènes du film notamment la scène de la fête foraine. Les forains vinrent spécialement pour le tournage du film en 1965. Depuis cette date, Vagney a la particularité d'avoir deux fêtes foraines dans l'année, l'une à la date de la fête patronale et la seconde à la date-anniversaire du tournage. (source : Wiki, site de Vagney). C’est lors de cette fête que les deux groupes d’hommes se tabassent à n’en plus finir. Il y a mort d’homme. Le préfet en profite pour annuler l’expérience, on ne va pas fermer l’entreprise de Monsieur Therraz, le grand patron employeur de la vallée. Les prisonniers retournent donc dans leur geôle et manifestent à l’égard d’Hector une sympathie qui montre que la « mayonnaise » avait pris, que l’expérience aurait pu bien finir...Il y a là un motif d'optimisme sur l'avenir de l'homme.  mais ces "gros bras" seraient-ils restés dans cette haute vallée après leur six mois ?  

    Quel rapport ce film a-t-il avec l’esprit de ce site ? révolution et contre-révolution ? le lien est ténu.

    Ce film montre que les ouvriers de Therraz sont des esclaves qui obéissent à leur patron au doigt et à l’œil. Je les imagine mal à la CGT et tenir une réunion de cellule au PCF. En réalité, c’est le type même des ouvriers de montagne catholique de Lorraine, qui « aiment leur patron » comme le leur avait demandé le pape Léon XIII ; Une ouvrière-textile de la région de Montbéliard raconte que, lors d'une longue grève, en 1935, "toute une équipe de Vosgiens, des calotins, des mange-bon-Dieu (sic) sont venus travailler et ont cassé la grève" (1). Ces ruraux détestent tout ce qui peut venir de « la ville » et là qu’est-ce qui leur vient de la ville ? la substance la plus polluée et polluante : des prisonniers !

    La droite était solide dans les Vosges. Le FN a pris le relai.

    Ben oui, le FN ne sort pas du néant.

    Mais ne pensez pas trop à ça en regardant ce bon film. Et après tout, les gars d’Hector leur en foutent une bien belle…

    Dernière chose : Bourvil est excellent. C’est un immense acteur capable de jouer la comédie voire la farce (écoutez sa conférence sur l’eau ferrugineuse) en même temps que des rôles tragiques comme ici ou comme Thénardier dans les Misérables. Il était de la trempe de Fernandel et de Raimu. Il était l'acteur préféré de ma maman. Hommage.  



    (1) Cité dans J.-P. Goux, "Mémoires de l'enclave", cf. tous les articles sur la Franche-Comté.
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