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Après
l’empire des sens (1976), Furyo est un autre des grands films de Nagisa
Ōshima qui fit scandale au Japon. "Furyo" signifie « prisonniers de guerre » et le
film se déroule effectivement presque uniquement dans un camp de prisonniers.
Java, 1942, les Japonais sont au sommet de leur domination militaire. Le film
peut donc être considéré comme un film de guerre et être exploité pour
exposer/dénoncer les exactions japonaises, la conception japonaise impériale de
la guerre et de la mort.
En
fait, le film commence par une scène très violente qui concerne un Coréen,
travailleur salarié des Japonais et un prisonnier blanc, hollandais -
l’Indonésie était colonie néerlandaise - Le Coréen a été surpris en train de
violer le prisonnier qu’il avait la charge de soigner. Chez les Japonais, le
violeur et le violé tombaient sous le coup du même opprobre. Le sergent Hara (Takeshi
Kitano, remarquable dans son rôle détestable) qui est l’adjoint du capitaine responsable du camp s’apprête à sabrer
non pas le champagne mais la tête du Coréen. On sait que c’était la grande mode
du Japon impérialiste (lien : « John RABE, le juste de Nankin », 2009, Florian Gallenberger). Mais on attendra qu’il
se fasse Harakiri pour lui trancher la tête, non sans difficultés.
Bref,
cette scène inaugurale pose une donnée essentielle : l’homosexualité est
un crime, elle est réprouvée et sanctionnée. Elle pose sur la tête de chaque
Japonais un sur-moi lourd comme une cloche de monastère bouddhiste. Elle est
même impensable. Or, le capitaine du camp (Ryūichi Sakamoto, absolument
superbe, alors âgé de 30 ans) est au cœur du problème. R. Sakamoto est un
interprète parfait dans le rôle du capitaine Yonoï. Capitaine de l’armée de
l’Empereur, apprécié par ses supérieurs pour ses faits d’armes, il ne va évidemment
pas s’adonner à des faits et gestes qui seraient un abus de position dominante
à l’égard de ses prisonniers. Pas du tout. Il est dans sa conduite, dans ses
gestes, d’une rigueur toute militaire, toute maitrisée. Mais dès qu’il voit pour
la première fois le major Jacques Celliers (David Bowie, pas du tout ambiguë,
très militaire au contraire, sauf lorsqu’il provoque le chef du camp), dès
qu’il voit le major Celliers, le capitaine Yonoï ne le quitte plus des
yeux : il est fasciné. C’est évidemment une fascination homosexuelle mais,
comme dit Trintignant en présentant le film « Regarde les hommes
tomber », elle est homo mais pas sexuelle. Yonoï/Sakamoto porte des
regards rectilignes sur Celliers, il est toujours zen, l’émotion arrive à
percer mais le corps reste impassible. Il y a donc une violence intérieure
extrême parfaitement rendue par Ryūichi Sakamoto. Tout se passe comme si Yonoï
avait rencontré Dieu. C’est irréversible.
Il
est clair que Nagisa Ōshima a été quant à lui fasciné par Ryūichi Sakamoto.
Il multiplie les gros plans sur son visage immaculé, glabre, à la peau lisse
d’adolescent. Sakamoto a alors la beauté toute hellénique, florentine, des
canons sculpturaux. Mais quoique de chair et de sang, le capitaine Yonoï croit
dans les forces de l’esprit. Il est captivé par l’esprit qui transcende le
visage du major Celliers et pensera pouvoir en prendre une part en découpant
une mèche de ses cheveux lorsque celui-ci est enterré vif jusqu’au cou par le
nouveau commandant du camp. Et Ōshima nous offre ce dialogue éthéré : (NB.
C’est un ancien prisonnier anglais du camp qui s’exprime en 1946, Yonoï a été
exécuté par les Alliés à la fin de la guerre). "Yonoï m’a donné une boucle de cheveux de
Celliers en me priant de l’emporter chez lui, dans son village au Japon, et de
la consacrer sur son autel. (…). Comme si Celliers, par sa mort, avait semé
chez Yonoï une semence dont la croissance nous profite à tous". Yonoï
aurait ainsi été fécondé par Celliers.
La scène la plus
intense du film est connue sous le nom de scène du baiser. Yonoï a fait
rassembler tous les prisonniers qui sont sous le contrôle des mitrailleuses de
ses hommes. Furieux contre l’officier anglais qui est le porte-parole des
prisonniers, il s’apprête à le sabrer. Celliers intervient alors, s’approche de
Yonoï, le prend dans ses bras, l’étreint et finalement l’embrasse. Yonoï croit
pouvoir le sabrer mais l’émotion est trop forte. On ne tue pas un esprit qui
vous étreint. Il s’évanouit. Devant tout ce public étonné (mot de la famille de
tonnerre). Yonoï perdra sa place.
Celliers sera enterré vif jusqu’au cou et jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La scène du
baiser : https://www.youtube.com/watch?v=QXK6FrhNTos
Apport plus historique
du film : la conception du sergent Hara. Celui-ci déclare tout crûment
qu’il est déjà mort, il est mort à 17 ans lorsqu’il a donné sa vie à
l’empereur. Maintenant, il attend la venue du départ définitif. Cette
conception de la vie militaire et de la mort certaine (cf. infra) amène les
Japonais à mépriser vivement les Occidentaux qui acceptent d’être prisonniers.
Seule la mort est une issue valable pour un guerrier, un vrai. Ces idées
destructrices sont en place dès 1904 au moment de la guerre russo-japonaise. Et
vraisemblablement avant, bien sûr. Voici quelques fragments des "Souvenirs"
d'un jeune officier, grièvement blessé devant Port-Arthur en 1904 :
Mobilisation! Comme ce nom était doux à nos cœurs ! Avec quelle
impatience nous attendions d'être envoyés sur le front !... Quel privilège,
pensaient tous les hommes, de pouvoir donner sa vie pour la cause de la nation !...
Avant le départ, j'offris devant l'autel de mes ancêtres mes dernières prières
(je pensais qu'elles seraient les dernières). Je sentis un tressaillement de
tout mon être comme si mes ancêtres me donnaient cet ordre : "Tu ne t'appartiens plus. Tu dois servir Sa
Majesté et sauver la patrie, dussent tes os être broyés, ta chair déchirée. Ne
déshonore pas tes ancêtres par un acte de lâcheté". Quand le temps fut
venu pour moi de partir, je pris mon épée, placée sur l'autel de famille, je
bus la coupe d'adieu que ma mère chérie avait remplie et je quittai ma demeure
d'un pied et d'un cœur légers, prêt à ne jamais plus en franchir le seuil....
Avant l'assaut, notre colonel nous
exhorta en ces termes : "Notre brave
colonne d'assaut ne doit pas être seulement prête à mourir mais certaine de
mourir…". Nous étions les hommes de la mort certaine. Ces mots nous communiquèrent un grand élan"[1].
[1]
Cité par Jules Isaac qui est, quant à lui, immortel.