Ce double titre est un clin d’œil à nos amis québécois.
Shakespeare in love [1] bénéficie d’une
excellente distribution avec, entre autres, Joseph Fiennes (William
Shakespeare) que l’on a vu dans Stalingrad
de J.-J. Annaud, Geoffrey Rush (Philip Henslowe) qui est l’orthophoniste
du roi d’Angleterre dans le discours d’un
roi, et Colin Firth qui est le roi dans Le discours d'un roi...Tom Wilkinson (Hugh Fennyman) est le cadre au chômage dans The full monty, Simon Callow interprète
le rôle du chambellan de la reine Élisabeth 1ère… C’est un beau film d’amour splendidement porté par les deux
acteurs principaux dont Gwyneth Paltrow dans le rôle de Viola de Lesseps (oscar
de la meilleure actrice, 1999). Shakespeare in love raconte
les conditions d’écriture de Roméo et
Juliette et le duo amoureux est un peu dans les conditions des deux amants
de Vérone : ils vivent un amour impossible puisque Shakespeare est déjà
engagé et que Viola est promise à Lord Wessex qui relève d’une famille dont les
mariages exigent l’assentiment de la reine herself,
laquelle va acquiescer.
Après
la révolution henricienne Les TUDOR : Henri VII, l’Angleterre s’immerge dans la révolution du
capitalisme. Ainsi que l’écrit le célèbre historien d’Oxford Christopher Hill « le capitalisme s’infiltra dans tous les secteurs
y compris l’industrie des loisirs». Pour les Anglais tout se monnaye. La première
de Roméo et Juliette est donnée au
théâtre du Rideau - Curtain theatre -
"financée par M. Fannyman,
présentée par M. Henslowe et jouée par les hommes de l’Amiral" [2].
Il y a là toute une chaîne d’argent. Voici d’ailleurs un extrait du dialogue du
film (les personnages se trouvent sur la scène, en répétition) :
Hugh Fennyman : Uh, one moment, sir.
Ned Alleyn [3] : Who are you?
Hugh Fennyman : I'm, uh... I'm the money.
Ned Alleyn : Then you may remain so long as you remain silent.
Fennyman
tient à son
retour sur investissement, il torture carrément -en lui brûlant la
plante des pieds sur un brasero - Henslowe (directeur de théâtre) qui
est son débiteur
et ce dernier exerce une grosse pression sur Shakespeare pour que la
pièce soit
jouée le plus rapidement possible. Shakespeare, lui, subit la
concurrence
d’écrivains talentueux comme Marlowe (dramaturge), la troupe de Edward
Alleyn est en
concurrence avec celle de Burbage (célèbre acteur élisabéthain).
Shakespeare doit choisir les acteurs lesquels ont
leurs exigences financières et théâtrales. Au final, l’entrepreneur élisabéthain est un homme pressé, il
sait déjà que time is money. Dans le film, on constate que le mode de
déplacement dans le Londres d’Élisabeth Ière est la course à pied. On ne marche
jamais. A cet égard, je signale la bonne reconstitution du Londres de cette
époque et, surtout, celle du théâtre du Cygne. Pourquoi le Cygne ?
"Le seul document auquel on puisse se référer pour ce
qui concerne la disposition de la scène élisabéthaine reste ce croquis qu'en
fit, après un long voyage en Angleterre, et de mémoire, en 1596, le Hollandais
De Witt. Il s'agit du théâtre du Cygne.
La
disposition s'explique par la destination primitive du local où jouaient les
comédiens : la cour d'auberge. La scène se compose de trois plans : le
proscenium qui s'avance au milieu du parterre et où l'acteur se trouve entouré
de trois côtés à la fois par les spectateurs, pour les monologues et intermèdes ;
la scène en retrait (the inner stage) sous la galerie qui domine le fond,
isolée par un rideau à coulisse et où sont jouées les scènes situées dans des
intérieurs, des grottes, des tombeau ; enfin la galerie, que rendra
célèbre la scène du balcon dans Roméo et Juliette, mais qui permet de figurer
aussi bien à l'occasion un rempart, une colline, ou même le ciel" [4].
Londres
était la capitale mondiale du théâtre, au grand dam des Puritains -faciles à
repérer dans leur costume noir-corbeau-. Même la reine avait sa propre troupe
et donnait des représentations à la Cour. De 1576 à 1629, Londres construisit
17 salles alors que Paris n’en possédait qu’une seule, celle de l’Hôtel de
Bourgogne.
"Je suis
l’argent", on ne peut mieux dire. L’atmosphère
élisabéthaine est rendue par d’autres détails. Lord Wessex, perclus de dettes,
amoureux de Viola qui le repousse, lui déclare : "votre père était un marchand, nos enfants seront nobles, je serai
riche. Il n’y a que cela qui compte aujourd’hui".
Shakespeare
n’eût pas été un génie s’il n’avait pas détecté ce rôle moteur et mortel de
l’argent. Ainsi dans La vie de Timon
d'Athènes (1608) :
« De l'or ! de l’or jaune, étincelant, précieux!... Ce peu d'or suffirait
à rendre blanc le noir, beau le laid, juste l'injuste, noble l'infâme, jeune le
vieux, vaillant le lâche... Cet or écartera de vos autels vos prêtres et vos
serviteurs ; il arrachera l'oreiller de dessous la tête des mourants ; cet
esclave jaune garantira et rompra les serments, bénira les maudits, fera adorer
la lèpre livide, donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le
banc des sénateurs ; c'est lui qui pousse à se remarier la veuve éplorée. (…).
Allons, métal maudit, putain commune à toute l'humanité, toi qui mets la
discorde parmi la foule des nations (...) 0 toi, doux régicide, cher agent de
divorce entre le fils et le père, brillant profanateur du lit le plus pur
d'Hymen, vaillant Mars, …, toi dieu
visible qui soudes ensemble les incompatibles et les fais se baiser, toi qui parles par
toutes les bouches et dans tous les sens, pierre de touche des cœurs, traite en
rebelle l’humanité, ton esclave, et par ta vertu jette-la en des querelles qui
la détruise, afin que les bêtes aient
l’empire du monde »[5].
Cette
citation est le fait d’un lecteur de choix : K. Marx, l’homme du Capital. Marx écrit :
« Shakespeare décrit parfaitement l’essence de l’argent. (…). La perversion
et la confusion de toutes les qualités humaines et naturelles, la
fraternisation des impossibilités - la force divine - de l'argent sont
impliquées dans son essence en tant qu'essence générique aliénée, aliénante et
s'aliénant, des hommes. Il est la puissance aliénée de l'humanité »[6].
En
liberté surveillé, le théâtre est soumis à des contraintes dont celle-ci : pas
de femme sur la scène. Les rôles féminins sont tenus par des hommes travestis.
Or Viola est amoureuse du théâtre, elle veut être actrice. Elle est aussi
amoureuse de Shakespeare dont elle connaît par cœur certains des textes. Elle
décide de se vêtir en homme, de se couper les cheveux, de passer pour valet de
Viola et elle interprète si bien le rôle de Roméo que Shakespeare ne veut plus
qu’elle/lui comme titulaire. On sait que l’homosexualité de Shakespeare est
souvent évoquée. Lorsqu’il retrouve Kent -nom d’emprunt de Viola déguisée- il
lui demande de parler de sa maitresse qui a évidemment les yeux, les lèvres de
Kent et Shakespeare embrasse d’un baiser fougueux les lèvres de Kent. Mais Kent
est Viola. Ambigüité. Disons tout de même que le spectateur a du mal à croire
que Gwyneth Paltrow, fût-elle bien maquillée et fausse moustachue, puisse
passer pour un homme…
L’action
du film se passe en 1593 qui est l’année de la mort de Marlowe, mort
effectivement dans une rixe. Le scénariste intègre ce fait historique. Alleyn
raconte : "il y a eu
une échauffourée. Marlowe a reçu son propre couteau dans l’œil pour une
histoire de pièces... ". Il est interrompu par Henslowe "…de théâtre ? ô vanité ! Non,
d’argent" dépose Alleyn.
Connaissant la rivalité entre les deux écrivains -Marlowe et Shakespeare - Lord
Wessex porte ses soupçons sur Shakespeare dont il sait par ailleurs que les
charmes de Viola ne le laisse pas indifférent. Cela donne un beau duel digne
des films de cape et d’épée, ainsi d’ailleurs qu’entre les hommes des deux
troupes concurrentes. En ce sens, ce film d’amour qui laisse une bonne place à
l’aventure rocambolesque est respectueux du théâtre shakespearien.
D’ailleurs, le film se
termine sur un coup de théâtre.
Le chambellan vient
arrêter les acteurs et manageurs qui ont osé mettre en scène une femme car le
subterfuge de Viola a été découvert. C’est alors qu’un spectateur enveloppé
dans un large manteau se découvre, c’est… Elizabeth 1ère, reine
d’Angleterre. Elle dit au chambellan d’arrêter sa procédure. Et elle déclare
que, oui, le théâtre peut rendre compte de la vérité de l’amour. On vient d’assister
au final de Roméo et Juliette. Il y a
pire…
Privés
du théâtre du Rose, la troupe de l’Amiral a pu bénéficier de l’hospitalité du
théâtre concurrent du Rideau dirigé par R. Burbage (autre personnage
historique). Ce dernier offrit ses services de la sorte : "le chambellan nous méprise. Mon père, James
Burbage, a été le premier à être autorisé par sa majesté à fonder une troupe.
Il a puisé dans la poésie, la littérature de notre âge. Il faut lui montrer
notre talent. Shakespeare a une pièce. J’ai un théâtre. Disposez du Curtain".
Ce
film est un hommage au théâtre et à ses acteurs. Une immersion dans l'époque élisabéthaine LES TUDOR : le règne d’Elisabeth, apogée de la dynastie. J'ajoute que la musique est à la hauteur de ce film shakespearien : Warbeck a obtenue l'oscar.
PS. Je viens de revoir ce film
merveilleux. J'avoue ne pas avoir ressenti naguère si intensément
qu'aujourd'hui, la puissance de l'amour entre les deux héros, les
acteurs sont magnifiques et leur jeu ne l'est pas moins. La musique
tient à la fois du romantisme le plus charnel à l'épopée la plus dense.
c'est admirable. Surtout, le personnage de Fennyman qui, au début, brûle
les pieds de son débiteur impécunieux, est lentement apprivoisé par le
texte de Shakespeare, et summum, quand Shakespeare lui propose un
petit rôle, il se sent investi de la plus grande des tâches :
contribuer au succès de la pièce pour, simplement, la grandeur du
théâtre.
Admirable. Grand. Shakespearien.
[2]
Texte de l’affiche (certainement original) telle qu’elle est présentée à
l’écran. La troupe de l’Amiral a effectivement existé, elle était menée par
Edward Alleyn (1566-1626).
[3]
Personnage historique (cf. supra). Article sur Wikipaedia.
[4]
Léon Moussinac, "Le théâtre des origines à nos
jours", Flammarion, 1966.
[5]
Acte IV, scène 3, traduction Pierre
Messiaen, Les Tragédies, 1941, pages 1035 et 1046. Les mots soulignés en caractère droit le
sont par Marx.
[6]
K. MARX, Manuscrits de 1844, traduction E. Bottigelli, Éditions Sociales, 1962.