"Remains of the day" de James Ivory (1993), les VESTIGES DU JOUR

publié le 14 juin 2019, 08:42 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 24 déc. 2019, 16:01 ]
publié le 19 sept. 2013 à 15:23 par Jean-Pierre Rissoan   [ mis à jour : 30 avr. 2019 à 11:19 ]

    James Ivory a réalisé ici un film que l’on pourrait qualifier de pervers. On ne se lasse pas de le voir et revoir et pourtant de quoi nous parle-t-il ? De la préparation de la seconde guerre mondiale avec la complicité de l’aristocratie britannique ; de la passivité totale du majordome Stevens devant les évènements sur lesquels il refuse de se faire une opinion -ce qui le rend également complice- ; de son absence larvaire de vie sentimentale malgré les sollicitations sympathiques de Miss Kenton, l’intendante du château ; le mariage de dépit de celle-ci avec un autre majordome et l’échec de cette union… Oui, pourquoi revoir ce film ? À ce niveau, mon esprit d’analyse se bloque.

    Sans doute, la vie à Darlington Hall, château appartenant au lord-comte Darlington, est-elle restituée de façon majestueuse : il y a du Visconti chez Ivory. Nous sommes ici, non pas chez un gentleman mais chez un nobleman : degré au-dessus ! La scène de chasse-à-courre le rappelle. Et il paraît que les Anglais, en voyant le film, ont éprouvé la nostalgie d’une grande époque … C’est qu’en 1936, l’aristocratie britannique est toujours-là. Aucune révolution ne l’a fait disparaître et, à la différence de la française, elle pouvait "travailler", outre l’agriculture, dans le commerce, la banque, la vie maritime, l’industrie. De plus, elle sut opportunément soutenir la révolution de 1688 qui écarta la tentative de restauration absolutiste-catholique et restaura les droits du Parlement, en l’occurrence ceux de la chambre des Lords ! Ajoutons que les grands intellectuels matérialistes (objectivement révolutionnaires au plan philosophique) étaient tous sous la houlette d’un nobleman qui leur assurait le gite et le couvert : F. Bacon avec lord Essex, Hobbes et lord Cavendish, John Locke avec lord Shaftesbury. Et ils étaient tous trois partisans de la monarchie. Tout cela pour dire que l’aristocratie est restée un horizon indépassable pour le reste de la société anglaise avec la dynastie royale, of course, et l’on retrouve cela avec l’aplatissement de Mr Stevens - le majordome (interprété par Anthony Hopkins qui méritait l’oscar) - qui est non seulement convaincu de la supériorité sociale de lord Darlington mais aussi de sa supériorité morale et intellectuelle et considère que c’est un honneur de le servir. Sans réfléchir.

        Le film est tiré du livre éponyme de Kazuo Ishiguro, écrit à la fin des années 1980, et il me semble que l’auteur s’est inspiré de la biographie d’un nobleman authentique, lord Londonderry, 7° marquis du nom, ancien ministre, propriétaire de champs et de mines de charbon, immensément riche, et qui voulut se lier d’amitié avec Hitler pour "l’apaiser" et l’on retrouve la politique d’apaisement que tentèrent effectivement les Anglais dans les années trente, politique désastreuse qui conduisit directement au conflit [1].

   
Dyrham Park est un manoir baroque situé dans un très ancien parc à cerfs près du village de Dyrham (en), dans le South Gloucestershire, en Angleterre. (le manoir a servi pour les extérieurs du film).

 

    Précisément, le château de Darlington est le théâtre d’une conférence internationale officieuse, c’est-à-dire qui a le soutien du gouvernement de sa majesté sans le dire, qui a pour but de rapprocher les points de vue entre les grands pays occidentaux. Lord Darlington a connu un officier allemand pendant la guerre, à l’occasion de sa captivité, ils devinrent amis mais les traités de Versailles ont causé la ruine de l’Allemand et lord Darlington a une dette à son égard. Il veut la payer en aidant l’Allemagne -fût-elle nazie- à retrouver son rang. Et là, Ivory exprime tout son art de metteur en scène dans les séquences de la conférence. Il y a l’arrivée des diplomates, la distribution des chambres, les fourmis domestiques qui s’affairent partout, les premiers pourparlers, Stevens aux quatre cents coups mais imperturbable, le miracle des cuisines qui arrivent à faire manger tout le monde, la mort du père de Stevens lequel refuse d’aller le voir parce que la conférence l’exige, le grand banquet avec prise de paroles… Tout cela est parfaitement rendu. La sensibilité de Miss Kenton qui se propose d’aller "fermer les yeux" de Mr Stevens-senior, la fatigue de Mr Stevens qui n’en dit mot, mais parle simplement d’un "longue journée"… Accompagnant tout cela, la musique de Richard Robbins, nommée aux oscars, mais surtout envoûtante.

    L’Américain Ivory -grand amoureux de l'Angleterre- n’est pas tendre avec la France des années trente et donne le beau rôle au sénateur américain Jack Lewis (interprété par Christopher Reeve). Le sénateur américain a tout vu et tout compris dans le jeu de l’Allemagne hitlérienne. Il faut lui barrer la route résolument. Je ne suis pas du tout sûr que ce fut-là l’opinion majoritaire aux États-Unis en 1936. Le Français (Mickaël Lonsdale, parfait as usual) Dupont d’Ivry, lui, n’a qu’un souci en arrivant à la conférence : qu’on lui donne de l’eau et des sels pour soigner ses pieds : il a chaussé des souliers trop étroits, il souffre le martyr. Stevens, dans les combles du château, là où agonise son père, envoie un domestique chercher des sels pour Mr Dupont d’Ivry. La honte. Brigitte Kahn interprète à merveille le rôle de la vipère nationale-socialiste venue dire toute la bonne volonté et le désir de paix du Führer. Les scénaristes ont réussi à placer un récital en soirée - Brigitte Kahn est cantatrice de profession - et la diplomate interprète un lied avec piano accompagnateur, tout cela donne de l’Allemagne nazie une image raffinée et doucereuse. Otto Abetz tenait ce rôle à Paris, en 1938.

    Ce film a donc le mérite de montrer la base matérielle -comme dirait Marx- de la politique d’ appeasement des Britanniques. Lord Londonderry -qui organisait lui aussi des réceptions somptueuses anglo-germaniques dans son palais -, Harold Sidney Harmsworth (1868–1940), 1er vicomte Rothermere, soutint le parti fasciste dans son journal, le Daily mail, de 1932 à 1934, Edward Frederick Lindley Wood (1881-1959), baron Irwin puis 1er comte d'Halifax -il est invité à Darlington hall dans une seconde rencontre à la fin du film-, vice-roi des Indes de 1926 à 1931, saboteur des négociations avec l’URSS, membre de Cliveden set[2], sans oublier le roi Édouard VIII qui abdiqua sur le pression du Cabinet et dont les sympathies pro-nazies sont maintenant bien connues. Devenu simple duc royal de Windsor, Édouard fut reçu sur tapis rouge par Hitler qui le flatta outrageusement. Mais l’animal avait une idée derrière la tête : après la victoire sur l’Angleterre, il eût déposé le roi en place et mis Édouard comme roi-ami des Allemands.

    Mais cette base aristocratique manifeste ne saurait dédouaner le bon peuple qui a laissé faire, comme les centaines de milliers de lecteurs du Daily Mail, et, pour en revenir au film, à des personnages comme Mr Stevens coupable de désintéressement à la politique et coupable de soumission à l’autorité d’un maître qui lui donne des ordres contraires aux droits de l’homme, comme le licenciement des deux petites domestiques qui, parfaites travailleuses, ont le seul défaut d’être juives. Il y a d’ailleurs, une scène insupportable dans le film : Spencer (Patrick Godfrey, parfaitement odieux), un ami du baron, également germanophile, pose à Stevens des questions excessivement pointues d’économie financière et de politique internationale auxquelles le majordome est bien en peine de répondre. Spencer en tire des conclusions définitives sur l’inanité du suffrage universel et sur la démocratie. Il est bien vrai, comme disait Marx, que la classe ouvrière doit "mordre dans le granit de la science" si elle veut éclairer son combat. Mais le système aristocratique anglais est plutôt basé sur le célèbre "faites-moi confiance et allez vous coucher" (Ghelderode, 1934) et, par ailleurs, hélas, le comportement, la morale de Mr Stevens relèvent de la servitude volontaire au sens plein.


                                                                                             
         

    Le regard du majordome Stevens ne croise pas celui de la tendre Miss Kenton

    Mêlée de façon inextricable à cet aspect historique fondamental, et c’est l’immense talent d’Ivory, il y a la relation entre Mr Stevens et Miss Kenton. C’est très pénible. Pénible parce que Stevens est tellement phagocyté par sa mission, qu’il néglige d’abondance les avances de Miss Kenton -admirable Emma Thompson- pleine de spontanéité, de simplicité, de sincérité, de vie quoi ! alors que Stevens est aliéné par sa tâche. Aliéné au sens fort : il a perdu toute liberté.  

    Stevens obéit au calling de la destinée. Il a été appelé (to call = appeler) à assumer cette profession de domestique-en-chef, à l’instar de son père d’ailleurs, et sans doute l’appel de Dieu et celui du père ont-ils été identiques. Stevens réalise sa mission. Tant pis pour Miss Kenton.  



[1] Lire : Ian Kershaw, Making Friends with Hitler: Lord Londonderry and the British Road to War. (London, 2004). Résumé sur le net : http://www.theguardian.com/books/2004/nov/21/biography.historybooks


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