James
Ivory a réalisé ici un film que l’on pourrait qualifier de pervers. On ne se
lasse pas de le voir et revoir et pourtant de quoi nous parle-t-il ? De la
préparation de la seconde guerre mondiale avec la complicité de l’aristocratie
britannique ; de la passivité totale du majordome Stevens devant les
évènements sur lesquels il refuse de se faire une opinion -ce qui le rend
également complice- ; de son absence larvaire de vie sentimentale malgré
les sollicitations sympathiques de Miss Kenton, l’intendante du château ;
le mariage de dépit de celle-ci avec un autre majordome et l’échec de cette
union… Oui, pourquoi revoir ce film ? À ce niveau, mon esprit d’analyse se
bloque.
Sans
doute, la vie à Darlington Hall, château appartenant au lord-comte Darlington, est-elle
restituée de façon majestueuse : il y a du Visconti chez Ivory. Nous sommes
ici, non pas chez un gentleman mais chez un nobleman : degré
au-dessus ! La scène de chasse-à-courre le rappelle. Et il paraît que les
Anglais, en voyant le film, ont éprouvé la nostalgie d’une grande époque … C’est
qu’en 1936, l’aristocratie britannique est toujours-là. Aucune révolution ne
l’a fait disparaître et, à la différence de la française, elle pouvait "travailler", outre l’agriculture, dans le commerce, la
banque, la vie maritime, l’industrie. De plus, elle sut opportunément soutenir
la révolution de 1688 qui écarta la tentative de restauration
absolutiste-catholique et restaura les droits du Parlement, en l’occurrence
ceux de la chambre des Lords ! Ajoutons que les grands intellectuels
matérialistes (objectivement révolutionnaires au plan philosophique) étaient
tous sous la houlette d’un nobleman qui leur assurait le gite et le
couvert : F. Bacon avec lord Essex, Hobbes et lord Cavendish, John Locke
avec lord Shaftesbury. Et ils étaient tous trois partisans de la monarchie.
Tout cela pour dire que l’aristocratie est restée un horizon indépassable pour
le reste de la société anglaise avec la dynastie royale, of course, et l’on retrouve cela avec l’aplatissement de Mr Stevens
- le majordome (interprété par Anthony Hopkins qui méritait l’oscar) - qui est
non seulement convaincu de la supériorité sociale de lord Darlington mais aussi
de sa supériorité morale et intellectuelle et considère que c’est un honneur de
le servir. Sans réfléchir.
Le
film est tiré du livre éponyme de Kazuo Ishiguro, écrit à la fin des années
1980, et il me semble que l’auteur s’est inspiré de la biographie d’un nobleman
authentique, lord Londonderry, 7° marquis du nom, ancien ministre, propriétaire
de champs et de mines de charbon, immensément riche, et qui voulut se lier d’amitié
avec Hitler pour "l’apaiser" et l’on retrouve la
politique d’apaisement que tentèrent effectivement les Anglais dans les années
trente, politique désastreuse qui conduisit directement au conflit [1].
Précisément,
le château de Darlington est le théâtre d’une conférence internationale
officieuse, c’est-à-dire qui a le soutien du gouvernement de sa majesté sans le
dire, qui a pour but de rapprocher les points de vue entre les grands pays
occidentaux. Lord Darlington a connu un officier allemand pendant la guerre, à
l’occasion de sa captivité, ils devinrent amis mais les traités de Versailles
ont causé la ruine de l’Allemand et lord Darlington a une dette à son égard. Il
veut la payer en aidant l’Allemagne -fût-elle nazie- à retrouver son rang. Et
là, Ivory exprime tout son art de metteur en scène dans les séquences de la
conférence. Il y a l’arrivée des diplomates, la distribution des chambres, les
fourmis domestiques qui s’affairent partout, les premiers pourparlers, Stevens
aux quatre cents coups mais imperturbable, le miracle des cuisines qui arrivent
à faire manger tout le monde, la mort du père de Stevens lequel refuse d’aller
le voir parce que la conférence l’exige, le grand banquet avec prise de
paroles… Tout cela est parfaitement rendu. La sensibilité de Miss Kenton qui se
propose d’aller "fermer les yeux" de Mr Stevens-senior, la fatigue de Mr Stevens qui
n’en dit mot, mais parle simplement d’un "longue journée"… Accompagnant tout cela, la musique de Richard
Robbins, nommée aux oscars, mais surtout envoûtante.
L’Américain
Ivory -grand amoureux de l'Angleterre- n’est pas tendre avec la France des années trente et donne le beau rôle
au sénateur américain Jack Lewis (interprété par Christopher Reeve). Le
sénateur américain a tout vu et tout compris dans le jeu de l’Allemagne
hitlérienne. Il faut lui barrer la route résolument. Je ne suis pas du tout sûr
que ce fut-là l’opinion majoritaire aux États-Unis en 1936. Le Français (Mickaël Lonsdale, parfait as usual) Dupont
d’Ivry, lui, n’a qu’un souci en arrivant à la conférence : qu’on lui donne
de l’eau et des sels pour soigner ses pieds : il a chaussé des souliers
trop étroits, il souffre le martyr. Stevens, dans les combles du château, là où
agonise son père, envoie un domestique chercher des sels pour Mr Dupont d’Ivry.
La honte. Brigitte Kahn interprète à merveille le rôle de la vipère
nationale-socialiste venue dire toute la bonne volonté et le désir de paix du
Führer. Les scénaristes ont réussi à placer un récital en soirée - Brigitte
Kahn est cantatrice de profession - et la diplomate interprète un lied avec
piano accompagnateur, tout cela donne de l’Allemagne nazie une image raffinée
et doucereuse. Otto Abetz tenait ce rôle à Paris, en 1938.
Ce
film a donc le mérite de montrer la base matérielle -comme dirait Marx- de la
politique d’ appeasement des Britanniques. Lord Londonderry -qui organisait lui
aussi des réceptions somptueuses anglo-germaniques dans son palais -, Harold Sidney Harmsworth (1868–1940),
1er vicomte Rothermere, soutint le parti fasciste dans son journal,
le Daily mail, de 1932 à 1934, Edward Frederick Lindley Wood (1881-1959),
baron Irwin puis 1er comte d'Halifax -il est invité à Darlington
hall dans une seconde rencontre à la fin du film-, vice-roi des Indes de 1926 à
1931, saboteur des négociations avec l’URSS, membre de Cliveden set[2],
sans oublier le roi Édouard VIII qui abdiqua sur le pression du Cabinet et dont
les sympathies pro-nazies sont maintenant bien connues. Devenu simple duc royal
de Windsor, Édouard fut reçu sur tapis rouge par Hitler qui le flatta
outrageusement. Mais l’animal avait une idée derrière la tête : après la
victoire sur l’Angleterre, il eût déposé le roi en place et mis Édouard comme
roi-ami des Allemands.
Mais
cette base aristocratique manifeste ne saurait dédouaner le bon peuple qui a
laissé faire, comme les centaines de milliers de lecteurs du Daily Mail, et, pour en revenir au film,
à des personnages comme Mr Stevens coupable de désintéressement à la politique
et coupable de soumission à l’autorité d’un maître qui lui donne des ordres
contraires aux droits de l’homme, comme le licenciement des deux petites
domestiques qui, parfaites travailleuses, ont le seul défaut d’être juives. Il
y a d’ailleurs, une scène insupportable dans le film : Spencer (Patrick
Godfrey, parfaitement odieux), un ami du baron, également germanophile, pose à
Stevens des questions excessivement pointues d’économie financière et de
politique internationale auxquelles le majordome est bien en peine de répondre.
Spencer en tire des conclusions définitives sur l’inanité du suffrage universel
et sur la démocratie. Il est bien vrai, comme disait Marx, que la classe
ouvrière doit "mordre
dans le granit de la science" si elle veut éclairer son combat. Mais
le système aristocratique anglais est plutôt basé sur le célèbre "faites-moi confiance et allez vous coucher"
(Ghelderode, 1934) et, par ailleurs, hélas, le comportement, la morale de Mr Stevens relèvent de la
servitude volontaire au sens plein.
Le regard du majordome Stevens ne croise pas celui de la tendre Miss Kenton
Mêlée
de façon inextricable à cet aspect historique fondamental, et c’est l’immense
talent d’Ivory, il y a la relation entre Mr Stevens et Miss Kenton. C’est très
pénible. Pénible parce que Stevens est tellement phagocyté par sa mission, qu’il
néglige d’abondance les avances de Miss Kenton -admirable Emma Thompson- pleine
de spontanéité, de simplicité, de sincérité, de vie quoi ! alors que
Stevens est aliéné par sa tâche. Aliéné au sens fort : il a perdu toute
liberté.
Stevens
obéit au calling de la destinée. Il a été appelé (to call = appeler)
à assumer cette profession de domestique-en-chef, à l’instar de son père d’ailleurs,
et sans doute l’appel de Dieu et celui du père ont-ils été identiques. Stevens
réalise sa mission. Tant pis pour Miss Kenton.