Cette
analyse de film complète la partie du cours consacré aux R.I. de 1936 à
1939, accessible dans la partie "le coin du bachotage"LES R.I. DE 1936 à 1939. C. "LES GRANDES MANOEUVRES".
les citations en bleus sont le transcription mot à mot des dialogues du
film (sous-titres en français de la V.O.). DVD TF1 vidéo. Chronologie
de la Guerre d'Espagne en fin de page. Voir aussi avant de lire cet article : 1936 : Front populaire en Espagne et Il y a 80 ans éclatait la guerre d'Espagne
***
Je
déconseille vivement , à quiconque désire apprendre le sujet, d’aborder la Guerre
d’Espagne en regardant ce film de Ken Loach. Il faut le visionner après avoir
lu une synthèse sur la question, fût-ce une synthèse brève. Le film de Ken
Loach -qui est très intéressant et substantiel- n’aborde qu’un point singulier
de la guerre civile espagnole. Imaginez, mutatis
mutandis évidemment, que l’on fasse un film sur la guerre de 14-18 en ne
parlant que des mutineries des poilus et de leur répression. Sans parler des
Allemands, sans parler de la guerre, de l’échec de Nivelle, sans parler des
Anglais, nos alliés avec qui il est difficile de coordonner les offensives,
etc… Sans parler de la Marne, de Verdun... J’en passe. Le journal Le Monde
l’écrit sans détours : « "Land
and freedom" est sorti en
Espagne au début du mois d'avril. Ce fut l'occasion pour les Espagnols de se
pencher à nouveau sur les raisons qui ont poussé le Parti communiste à vouloir
annihiler par tous les moyens le Parti ouvrier d'unification marxiste
(POUM) »[1]. Voilà. C’est comme si l’on réduisait la Révolution
française au combat fratricide de Robespierre contre Danton ou Hébert sans
parler de Louis XVI, des émigrés, de la coalition étrangère contre la France
révolutionnaire, de Toulon et son port de guerre livré aux Anglais par la
trahison...
Source: Pascal Cauchy, article paru dans l'Humanité Dimanche du 22 au 28 novembre 2012.
Document complètement hors sujet du film de Ken Loach, montrant Franco et un évêque méritant tous les deux le salut fasciste.
On
voit un peu les nationalistes, au début du film de Ken Loach - notamment un
curé qui fait feu avec un pistolet sur un républicain - mais c’est court. Ken
Loach a choisi de nous montrer la vie au combat d’une section de combattants
révolutionnaires, membres du POUM. C'est-à-dire le parti ouvrier d’unité
marxiste, résolument anti-stalinien et même anti-communiste au sens étroit
d’hostile au PC espagnol (PCE). Il faut savoir que les Républicains étaient
très divisés et que cela a nui gravement à leur combat. J’ai lu des critiques
après avoir vu ce film et je ne puis qu’approuver ce qu’en dit Santiago
Carrillo, même si, évidemment, certains vont juger son point de vue (il fut
secrétaire général du PCE) partial, partisan, orienté, etc… Carrillo dit fort
justement à mon gré : "En voulant faire la
critique de Staline et du stalinisme,
exagérément d’ailleurs, le film, aussi sincère que soit l'intention de
ses
auteurs, oublie le fascisme, Franco, Hitler et Mussolini. En échange, il
offre
l'image d'une République qui ne paraît pas mériter qu'on se sacrifie
pour elle. Je ne sais comment la pureté des idéaux révolutionnaires peut
survivre à ce
tableau de ce qui fut pourtant l'une des plus grandes épopées de la
lutte pour
la liberté de ce siècle". Il faut être journaliste au Monde pour écrire que le film « puise (…) sa force
dans la sobriété, presque le minimalisme, de la description des combats
(…) ». Effectivement, cette quasi omission permet de trouver
sympathique et suffisant l’aimable bordel (on combat la cigarette aux lèvres) qui
règne dans les rangs de la milice du POUM dont on suit les pérégrinations dans
les montagnes d’ Aragon. Mais un combattant dira « j’en peux plus de regarder des gens mourir
bêtement ». La question sera posée par le gouvernement de
Valence qui ne veut plus de milices et leur demande de "joindre la nouvelle
armée menée par les communistes". Sur ce point Santiago
Carrillo exprime un désaccord : "Certes,
le Parti communiste en appuyait la formation, mais le film ne correspond pas à
la réalité historique en attribuant au seul PC la création de cette armée et,
au-delà, à Staline". Rappelons, à ce niveau, un fait simple
mais omis dans le film : l'armée espagnole, dans son immense majorité,
est passée avec armes et bagages du côté franquiste : la République
devait mettre sur pied SON armée, l'armée républicaine.
Ce
problème de l’organisation militaire des combattants républicains est une
question centrale du film et de l’Histoire de la Guerre civile. La clé, le nœud
gordien est dit par un milicien "cette nouvelle armée avec sa discipline et sa hiérarchie
militaire va anéantir l’esprit révolutionnaire des gens. C’est ce qu’attendent
les staliniens". Vive donc le spontanéisme révolutionnaire et,
si cela existe, le spontanéisme militaire. Carnot, surnommé "l’organisateur de la victoire" en
l’an II, Trotski lui-même, en charge de mettre sur pieds l’Armée rouge,
témoignent que les révolutions triomphent quand les révolutionnaires savent se
discipliner. Au demeurant, Émile Témime (U. d’Aix-en-Provence), qui a co-écrit
avec l’historien trotskyste Pierre Broué, La
Révolution et la Guerre d'Espagne [2] dans laquelle, à en croire un site marseillais
(Témime est spécialiste de Marseille), il décrit "la trahison par Staline des espérances révolutionnaires espagnoles,
tragédie que le cinéaste Ken Loach mit en scène en 1995 dans Land and
Freedom" (sic), E. Témime donc écrit sans ambages : "le V° régiment, discipliné et bien organisé
par les communistes, devient un modèle pour une armée républicaine encore en
gestation"[3]. Et là, il eût été utile de montrer les combats
contre les fascistes de Franco, les Chemises
noires de Mussolini, les dégâts causés par la légion Condor, utile pour
faire comprendre qu’une armée républicaine organisée efficacement, quasi
professionnellement, était indispensable. Même la Résistance française s’est
organisée militairement. Citons encore une fois Santiago Carrillo -mais il
répond à une interview spécifique sur le film de Ken Loach, on est donc au cœur
du sujet - "une révolution
populaire, plurielle, ne pouvait prendre forme sans que la guerre soit
préalablement gagnée, et, donc, sans que soit levée une armée régulière,
populaire, disciplinée, capable d'affronter un adversaire militairement
puissant, appuyé par des unités italiennes et allemandes. Cette armée, c'est le
Front populaire et le gouvernement de la République qui l'ont voulue".
Pas les miliciens de Ken Loach.
L’autre
question, la nationalisation, suscite dans le film un débat aussi long que
celui sur l’organisation militaire. Cela explique le titre du film. La terre
ayant été collectivisée, la jeune héroïne, Bianca, tuée dans des conditions
tragiques, est enterrée dans SA terre (land)
où elle a combattu pour la liberté (freedom).
Fallait-il tout collectiviser ? Tout nationaliser ? Loach montre bien
que cette question divise. Il y a des propriétaires - modestes, ce ne sont pas
des couvents catholiques ! - qui sont républicains, antifranquistes, mais
qui veulent conserver leur propriété (lopin, atelier, boutique). "J’ai ce lopin de
terre parce que j’ai trimé" dit un paysan pauvre. Mais quelle
est alors la priorité ? Faire la révolution ou vaincre le fascisme qui est
aux portes de Madrid ? est-ce faciliter la victoire que d’éloigner du camp
républicain les petits propriétaires ? En France, après les journées
fascistes du 6 février 34, Maurice Thorez, secrétaire du PCF, avait mis les
choses au point : "le choix
n’est pas entre fascisme et communisme ; Le choix est entre fascisme et
démocratie" et il ajoutait "entre
les fascistes et nous, le combat est engagé pour la conquête des classes
moyennes". Finalement, nos paysans votent. Tout est collectivisé. On
s’embrasse. A Barcelone les salons de coiffure sont collectivisés. C’était sans
doute un secteur stratégique. La révolution a gagné. Pour combien de
temps ?
Mais
le film se termine dans la douleur et la tragédie avec le massacre de la milice
du POUM par l’armée régulière de la République prise en mains par les
communistes staliniens. Une histoire d’amour -forcément, sinon c’eût été un
documentaire et Frédéric Rossif faisait mieux l’affaire - parcourt le film.
Bianca tombe amoureuse de David, membre du PC britannique -une espèce rare-
volontaire qui est tombé par hasard dans la milice du POUM, parti
vigoureusement anti-communiste ou plutôt anti-stalinien. C’est au point que
lorsque Bianca, qui retrouve (elle lui fait la surprise) David à Barcelone où
celui-ci s’est fait soigné, s’aperçoit qu’il porte un uniforme -celui des
Brigades Internationales- elle le quitte, malgré une nuit d’amour, et "part sur le front rejoindre
(ses) vrais camarades". David constate plein de choses à
Barcelone, il participe à son corps défendant aux "journées de mai"
(cf. chronologie), croit tout comprendre, déchire sa carte du parti, en deux,
en quatre, en huit, poussière. Séquence qui dure une bonne minute. Loach doit
se régaler. Comme l’écrit Le Monde "le réalisateur n’a pas de thèse à mettre en
lumière". David retrouve Bianca et la milice jusqu’à l’arrivée de
l’armée républicaine qui annonce la dissolution de la milice, son désarmement,
l’arrestation de quelques membres accusés de conspiration avec les fascistes et
de collaboration avec Franco. Cris de rage, stupeur, pleurs, refus
d’obtempérer, menaces à main armée, coups de feu. Bianca s’effondre. Elle est
morte d’une balle dans le dos. Son arrivée dans son village natal donne lieu à
des scènes émouvantes avec des parents qui s’effondrent de douleur. On pleure
ainsi une victime non pas de Franco - ce qui après tout eût été logique dans un
film sur la Guerre d’Espagne, ni d’Hitler ou de Mussolini, dont on sait qu’ils
étaient bien là par soldats interposés, mais une victime des communistes. C’est
indigeste.
Staline,
le stalinisme tiennent une telle place dans le film que le titre ne correspond
pas du tout au contenu. Il eût fallu l’appeler « Staline tue la Guerre
d’Espagne ». Mais il n’y aurait eu personne dans les salles. Pourquoi tant
de haine ? "En toute hypothèse,
l'U.R.S.S. fournira à Madrid 600 avions, près de 350 chars, entre 1.000 et
2.000 canons, de 15.000 à 20.000 mitrailleuses, environ un demi-million de
fusils, ce matériel étant généralement de quantité et de qualité supérieures à
celui des Germano-italiens"[4]. Mais de cela Ken Loach n’a cure. Rendons-lui cette
justice qu’il met dans la bouche de l’un de ses personnages POUMiste le
dialogue suivant : "la milice est le cœur du combat. Staline nous craint parce
qu’il veut signer des traités avec l’Ouest comme il l’a fait avec la France.
(en 1935, JPR).
Pour signer des traités et arriver à un accord, il faut qu’il soit respectable
et rassurant. S’il nous soutient, nous et notre révolution, il perdra sa
respectabilité. Voilà pourquoi on est une vraie menace pour Staline et pour les
autres pays". Effectivement, Staline et d’autres souhaitaient
que l’armée républicaine soit perçue comme la vraie armée régulière,
gouvernementale du régime légitimement élu au suffrage universel en 1936. Les
francs-tireurs déguenillés du POUM, de la CNT (anarchistes), les trotskystes de
la IV° internationale donnaient à penser que la révolution se répandait et se
répandrait - en cas de victoire - à tout l’Ouest européen. D’où une réaction
hostile de l’Angleterre et un isolement de l’URSS. Or, à la fin des années
trente, la recherche d’un accord franco-anglo-soviétique face à l’axe
Rome-Berlin dévoilé en novembre 36, n’est pas une stratégie folle. Mais cette
stratégie n’est pas celle de Trotski qui, quoiqu’exilé, fait feu de tout bois
contre Staline. L’URSS connaît alors ce que Losurdo appelle sa troisième guerre
civile. Après celle contre les Blancs, celle contre les Koulaks, voici celle
qui oppose Staline au pouvoir et tous ceux qui pensent qu’il a trahi la révolution.
Qu’ils soient en URSS même ou à l’extérieur du pays. Ruth Fischer écrit : "l’histoire de la lutte entre Staline et
Trotski est l’histoire de la tentative faite par Trotski pour s’emparer du
pouvoir. (…). C’est l’histoire d’un coup d’État manqué"[5]. Il se trouve que l’Espagne est devenue un des champs
de bataille de cette lutte. Certes, dira-t-on le POUM n’était pas trotskyste, stricto sensu, mais il relevait de la "critique
de gauche" du stalinisme et souhaitait son renversement.
J’ai
beaucoup aimé le film de Ken Loach, Bread
and roses, mais le lecteur a constaté que je n’ai pas aimé Land and Freedom. Je le renvoie aussi à
ma présentation du film Le vent se lève,
ici même sur ce site LE VENT SE LÈVE…. Loach a des problèmes avec les révolutions. Finalement,
faut-il les faire pour arriver à des désastres pareils ? et après le
massacre final des POUMistes on peut dire avec Santiago Carrillo "(le film) offre l'image d'une République qui
ne paraît pas mériter qu'on se sacrifie pour elle. Je ne sais comment la pureté
des idéaux révolutionnaires peut survivre à ce tableau de ce qui fut pourtant
l'une des plus grandes épopées de la lutte pour la liberté de ce siècle".
Le témoignage du colonel
Rot-Tanguy, ancien des Brigades internationales, colonel FFI Ile-de-France, libérateur de Paris (1944)
Le
journaliste José Fort raconte : C'était à Barcelone en octobre 1996 à la
fin des cérémonies organisées en l'honneur du soixantième anniversaire des
Brigades internationales. Avant de regagner la France, le colonel Henri
Rol-Tanguy souhaitait déjeuner avec sa famille et les enfants de ses anciens compagnons
d'armes. L'ancien ouvrier métallurgiste devenu chef régional des Forces
françaises de l'intérieur d’Ile-de-France et qui, à ce titre, le 19 août 1944,
avec le général Leclerc, avait reçu la reddition du général von Choltitz,
commandant de la garnison allemande du Grand Paris, nous disait: « Vous
me rappelez chaque fois mon rôle dans la lutte pour la libération de Paris, Je
vous en remercie. Pourtant, c'est l'Espagne et notre combat précurseur contre
le fascisme qui demeure en première place dans ma mémoire. Nous avions compris
avant l'heure que Franco et Hitler préparaient en Espagne la tragédie qui
allait suivre. J'étais jeune, communiste. C'est là-bas que j'ai appris à me
battre contre le fascisme ».
Un
prochain sujet pour Ken Loach ?
Chronologie
succincte fournie par Le Monde du 5 octobre 1995.
1936.
16 février : victoire du Front populaire aux élections générales. 18 juillet :
soulèvement militaire dans les garnisons. 29 septembre : Franco est nommé, dans
la zone insurgée, "chef
du gouvernement de l’État espagnol".
19 octobre : début de la bataille de Madrid. 4 novembre : formation du gouvernement
républicain dirigé par le socialiste Largo Caballero avec des ministres
communistes et anarchistes.
1937.
26 avril : l'aviation allemande bombarde Guernica. 3-6 mai : affrontements
armés entre membres du POUM et anarchistes d'un côté, communistes et
socialistes de l'autre. Octobre : chute du front nord (Pays basque, Cantabrie,
Asturies).
1938.
14 avril : les troupes de Franco atteignent la Méditerranée. Le camp
républicain est coupé en deux. Octobre : retrait des brigades internationales.
1939.
26 janvier : Franco entre à Barcelone. 5 février : loi des « responsabilités
politiques » et début de la répression. 28 mars : entrée des troupes
franquistes à Madrid. 1er avril : fin de la guerre civile.
lire
Le Monde du 5 octobre 1995 (plusieurs articles consacrés au film),
L'Humanité des 23 mai 1995 et 4 octobre 1995 (gratuit sur le site du
journal).
[1]
Archives de l’édition du 5 octobre 1995, disponible à votre bibliothèque qui
doit certainement être abonnée au journal.
[2]
P. Broué et E. Témime, Éditions de minuit, 1961, Paris.
[3]
Dans son article « La guerre
commence à Madrid », revue L’Histoire, n°58, année 1983. Numéro
spécial consacré aux années trente.
[4]
Source : http://www.livresdeguerre.net/forum/contribution.php?index=50817&v=3
. L’auteur précise immédiatement "Le
coût financier de l'intervention soviétique sera cependant inexistant, dans la
mesure où elle sera totalement financée par la République, permettant à Staline
de faire main basse sur ses réserves en or". Staline n’était pas un
ange. Ce n’est pas un scoop mais « main basse » est vulgaire, il n’y
a pas eu vol. L’idée était d’éviter que l’or de la République espagnole tombât,
en cas de défaite, dans les caisses de Franco. L’avenir a malheureusement donné
raison à Staline. De plus, en 1936, l’URSS n’est pas Crésus. C’est un pays
pauvre qui connut la guerre mondiale, la
révolution, la guerre étrangère d’immixtion, la guerre civile contre les
Koulaks et l’effondrement de la production agricole.
[5]
Cité par Losurdo (U. d’Urbino), dans Staline,
histoire et critique d’une légende noire, éditions Aden Bruxelles, 2011.