27 juillet
La charge de la brigade légère
est un évènement qui a fait couler beaucoup d’encre après 1854 et durant les
années 1860’. Il continue de le faire avec des travaux d’historiens sortis en 1953
-dont s’inspire le film de Tony Richardson (1968), en 1997 et en 2004 -année du
150° anniversaire de l’évènement durant laquelle le prince Philip d’ Edinbourg
s’est déplacé sur les lieux-mêmes du drame. En 1945, lors de la conférence de
Yalta, en Crimée comme chacun sait, Churchill a tenu à se déplacer pour aller
voir le sanctuaire de la bataille, "la
vallée de la mort".
C’est qu’en Angleterre le souvenir
reste vivace car les « six hundred » cavaliers incarnent à jamais,
dans les milieux nationalistes et populaires le courage et le sens du sacrifice
des glorieux sujets de sa glorieuse majesté. A vrai dire la propagande
impérialiste n’a pas attendu Hollywood pour célébrer ces héros. Alfred, Lord Tennyson écrivit son poème dès 1855.
When can their glory fade ?
O the wild charge they made!
All the world wonder'd
Honour the charge they made !
Honour the Light Brigade,
Noble six hundred !
Le film de Tony Richardson va
complètement à contre-courant de ce flot guerrier. D’ailleurs, présent au
moment de la charge, un officier français, le général Bosquet qui fit ses
preuves dans le domaine de l’héroïsme militaire, déclara : "C'est magnifique, mais ce n'est pas la
guerre". Il exprimait une opinion générale. En réalité, nous avons là
un exemple de l’impéritie du commandement britannique. Après le désastre,
chacun se renvoya la responsabilité, incapable de l’assumer. Et le génie des
propagandistes de l’impérialisme britannique fut de faire immédiatement de ce
crime son envers : le type même de l’exploit qui impose le respect et le
silence. De silence, il n’y eut pas cependant car les fautes étaient trop
nombreuses et trop évidentes.
Lord Brudenell, 7° Comte de Cardigan, un des personnages
centraux de l’affaire, "propriétaire" du 11° Hussards, commanda la
charge de la brigade[1].
Il déclara après la lecture du fameux quatrième billet expédié par Lord
Raglan -je cite le dialogue du film très fidèle sur tous ces points- : « il est contraire à toute pratique guerrière
que la cavalerie charge l’artillerie de front ». Tous les
professionnels de la guerre étaient d’accord sur ce point. Cardigan était
tellement d’accord qu’il quitta le champ de bataille -ayant tout de même,
semble-t-il, atteint les batteries russes- considérant : "no part of a general's
duty to fight the enemy among private soldiers".[2] Les anecdotes pleuvent sur son
compte
: "then, having been slightly wounded,
he left the battlefield while his men were still fighting"[3]. Ou encore, un témoin
raconte qu’il est revenu au galop et qu’il mit son cheval au pas lorsqu’il
réalisa qu’il pouvait être observé. A quoi, Cardigan, qui a réponse à tout,
répliqua qu’il s’était mis au pas pour ne pas donner aux Russes l’impression
d’une déroute. Quel gentleman !
Et pourtant, il
fut célébré à son retour en Angleterre et fut même nommé ultérieurement inspecteur
général de la cavalerie.
1.
L’affaire du 4° billet
J’ai évoqué plus haut le "fameux
4° billet" de Lord Raglan, généralissime. Il s’agit d’un bout de papier
sur lequel Raglan donne ses instructions[4].
Lassé d’en avoir écrit déjà trois -il a perdu son bras droit à Waterloo- il
demande à son adjoint, général Airey- d’écrire le 4°. Airey rédige et signe les
instructions de Raglan. Citation du dialogue : "Lord Raglan souhaite que la cavalerie se porte rapidement sur le front
pour poursuivre l’ennemi et s’efforcer d’empêcher l’ennemi d’emporter nos
canons de campagne. L’artillerie montée pourra les accompagner. La cavalerie
française est à votre gauche. Urgent. Signé Airey". Pour ceux que cela
intéresse, je conseille de consulter le site « a web on English history »[5]
sur lequel se trouve une carte qui indique la topographie des lieux, le
promontoire où se trouvent Raglan et Airey, et le fond de la vallée où se
trouve la brigade légère ainsi que le général de division Lord Lucan[6].
Là est une des clés de l’affaire : Lucan ne voit pas ce que Raglan peut
facilement observer. Il ne comprend rien à cette histoire de "canons (anglais) que l’ennemi veut emporter"
car cela se passe sur des hauteurs invisibles depuis le fond de la vallée. Le
billet est apporté à Lucan par le capitaine Nolan, chaud-bouillant, qui ne
demande qu’à charger quoique simple aide-de-camp de Raglan. Il indique à Lucan où se
trouvent l’ennemi et les canons. C’est pourquoi Lucan pourra dire à
Raglan : "je n’ai fait
qu’exécuter vos ordres, à la fois verbaux et écrits, transmis par le capitaine
Nolan".
Après la lecture du billet, Lucan
déclare "l’utilité d’un tel ordre me
dépasse"[7].
Cardigan fait l’observation que j’ai déjà citée et Lucan rétorque "avons-nous le choix ?".
Question essentielle. Un militaire peut-il obéir à un ordre manifestement
contraire aux lois de la guerre et carrément suicidaire pour sa troupe ? D’ailleurs, il s’attira cette
remarque de Lord Raglan : "Lord
Lucan", dit le généralissime, "You were a lieutenant-general and should, therefore, have exercised
your discretion and, not approving the charge, should not have caused it to be
made"[8]. Vous auriez dû exercer
votre discrétion, c’est-à-dire votre intelligence, votre esprit critique, votre
bon sens de militaire expérimenté. D'ailleurs, on parle de pouvoir discrétionnaire. "Vous
avez perdu la brigade légère" laisse tomber Raglan.
Mais Lucan lui montre le billet
écrit. Raglan le lit et se tournant cette fois vers Airey lâche "Airey, Vous avez perdu la brigade légère". Les Anglais sont des gentlemen, c'est clair...
2.
Le film
Richardson a fait un film à
caractère historique. Il avait un conseiller pour cela. Il prend des libertés
avec la réalité mais il respecte globalement les faits. Les personnages de son
film sont ceux de l’histoire et ils portent le nom des protagonistes : Raglan,
Lucan, Airey, Cardigan, Nolan, Russell -correspondant de guerre du Times, tous sont présents. Le film
démarre en Angleterre et se termine en Crimée, nul besoin de passer par un
improbable Calcutta. Le film est structuré un peu comme Full metal jacket dans lequel la première
partie est consacrée à l’instruction des soldats et la seconde à la guerre.
Pour faire entrer le spectateur
dans l’environnement idéologique et politique de l’époque, Richardson exploite
les caricatures du Punch (créé en
1841) et, souvent les bandes dessinées deviennent des dessins animés -liberté
du créateur- tout à fait bienvenus. Lorsque la guerre éclate, la presse
anglaise est déjà importante. Il y avait 563 journaux dans le Royaume-Uni en
1851. C’est alors la grande époque, la suprématie absolue du Times. Il tire à 40.000 exemplaires/jour
au moment de la guerre de Crimée. Il a des informateurs partout, y compris à la
Cour et au sein des gouvernements successifs. « Tout ce que fait Lord Cardigan est du domaine public dans l’heure qui
suit » se plaignent Raglan et Airey. En Crimée, Lord Raglan demande
d’éloigner Russell du GQG, « je n’ai
pas envie que nos plans figurent sur le Times dans les 24 heures » s’amuse Raglan.
Le film est ainsi scandé par des
intermèdes dessinés qui disent l’état de l’opinion à chaque étape décisive.
Quand la guerre est annoncée, l’Angleterre est prise d’une folie nationaliste
insensée. Les journaux annoncent que c’est « Right against Wrong » -le bien contre le mal- ; Protégez la liberté ! Défendez les
faibles ! L’empire est menacé ! L’humanité en péril ! Dieu
défend le droit ! Remerciements du monde reconnaissant ! guerre !
guerre ! guerre ! L’historien Trevelyan confirme : « le presse de l’époque, surtout celle qui
était soumise à l’influence de Palmerston alimenta cet esprit belliqueux par
des nouvelles spécialement triées et des excitations à la haine contre la
Russie. (…). L’enthousiasme pour la guerre de Crimée fut fait d’un mélange de
libéralisme et de jingoïsme, né des circonstances du moment et incarné en
Palmerston ». Trevelyan fait allusion aux journaux comme le Morning Chronicle, le Morning Post (8.000 ex.) et d’autres.
Karl Marx qui connut bien l’Angleterre parlera ultérieurement de la "Palmerston’s mob paper". « Mob »
c’est la populace, le vulgaire, sans conscience politique et qui aime le
scandale et la violence. Le leader conservateur, tout gentleman qu’il se
présente, l’exploite comme un vulgaire démagogue. Les tabloïds anglais
d’aujourd’hui ont des ancêtres lointains… La recherche du sensationnel existe
déjà et n’épargne pas le Times qui
annonce la chute de Sébastopol en même temps que la victoire de l’Alma, alors
que la ville tombera un an plus tard ! "Il ne faut pas croire tout ce qui est dans le Times" dit
Russell lui-même à son voisin de tranchée qui a un exemplaire du journal sous
les yeux. Mais là, on peut penser que c’est le citoyen Richardson -fondateur du
Free cinema- qui
parle, davantage que le cinéaste historien.
L’armée de terre anglaise est
encore une armée d’Ancien régime. Elle est commandée par des aristocrates et
Lord Raglan cite Wellington qui disait que "ce sont ceux qui ont des intérêts, de la terre, de la fortune qui sont
les plus aptes à (…) défendre" l’Angleterre "en cas de danger". C’est sans doute pourquoi les noblemen peuvent acheter leur grade et,
de ce point de vue, Lord Cardigan, 7° du nom, qu’on appelle « sa
seigneurie », est fort critiqué pour avoir brûlé les étapes qui l’ont
conduit au grade le plus élevé. A 35 ans, il obtient pour 35.000£ le
commandement du 11° Hussards. Le
film dénonce "ceux qui paient une
somme pour passer d’un régiment à l’autre" et "ceux qui, avec un peu d’éducation[9], peuvent acheter (leur) avancement".
Immensément riche, Cardigan sort de sa poche "10.000£ par an pour habiller" ses hussards. Hussards qui n’ont
ni intérêt, ni terre, ni fortune mais que l’on va recruter -comme à l’époque de
Fanfan-la-tulipe- FANFAN LA TULIPE, CHRISTIAN-JAQUE (1952) L’ARMÉE AUX XVII-XVIII° SIÈCLES par des sergents recruteurs qui vont dans la rue, les
bas-fonds de Londres. "Je sors tout
juste de prison" dit l’un. Mensonges, flatteries, tout est bon pour
recruter des hommes sur lesquels la seule question que l’on se pose est "dans quel état physique sont-ils ?"
"Ils ne tiennent pas debout" répond le sergent-recruteur. Quand au niveau intellectuel des
recrues, Richardson nous le fait apprécier par l’anecdote du brin de paille. On
glisse un brin de paille dans la chaussette gauche des recrues pour leur faire
distinguer la droite de la gauche. La misère était extrême à l’époque de la
reine Victoria et de la révolution industrielle.
Les méthodes d’instruction sont
évidemment très violentes. Et Cardigan est indigne de son rang. Ainsi demande-t-il
à un sergent-major d’espionner -il ne prononce pas le mot- le capitaine Nolan
qui est, avant la guerre, sous ses ordres. Le Sergent a le courage de lui dire
que ce fut un immense effort pour lui, de très basse extraction, de parvenir à
ce grade et il n’a pas fait ces efforts pour espionner des officiers. « Vous êtes un homme mort » répond le
Lord. Totalement effondré le sergent-major ne tient pas. Il se soûle, arrive
ivre au service, faute professionnelle qui lui vaut la peine du fouet :
cinquante coups devant tout le 11° Hussards. Certains s’évanouissent
d’écœurement, d’autres approuvent -« on
ne monte pas un cheval sans l’avoir dressé »- le sergent perd sa
place, redeviendra simple soldat. Mais ailleurs. Toutes les méthodes de
Cardigan consistent à humilier ses hommes, y compris les officiers subalternes
devant la troupe. "Il voudra te
briser c’est son habitude". Mais le mot gentleman est, bien sûr, sur
toutes les lèvres. Ultra-droite, Cardigan disperse une manifestation hostile à
la guerre par une charge de ses hussards. Enfin, la guerre déclarée, Cardigan
se rend en Crimée par ses propres moyens, c’est-à-dire un yacht dernier
cri : il fonctionne à la vapeur. Et dans lequel il peut recevoir des dames
qui se feront "chevaucher" (sic).
3.
La guerre vue par Richardson
Le commandement anglais fait pâle
figure. Lord Raglan en est resté à Waterloo et lorsqu’on on lui parle de
guerre
ce ne peut être que contre les Français (qui sont ses alliés durant
cette guerre dite "de Crimée"). Il fait moult lapsus buttant sur le
mot « Russes » pour dire "Français". Lord Lucan et Lord
Cardigan étaient, dans le civil, beaux-frères. Mais ils se détestaient,
Cardigan reprochant à Lucan de malmener sa sœur. Bref, les soldats
pâtirent de
ces "prises de becs". C’est moi qui commande dit Cardigan, c’est MOI qui VOUS commande répond
Lucan. Cardigan oubliera sa phrase dans l’affaire du 4° billet. Là, c’est Lucan
qui commandait ! C’est Raglan qui avait distribué les rôles : la
brigade à Cardigan, la division à Lucan. Mais, il dit à Airey, "faisons en sorte qu’ils ne se rencontrent
pas" ! Lorsqu’il fallut installer les bivouacs, les soldats
montèrent les tentes. Cardigan arrive : démontez les tentes et
alignez-les. Lucan un peu plu tard : démonter ces tentes et
rapprochez-les. Cardigan : démonter ces tentes, elles sont trop
rapprochées. Ce n’est pas le pire car, après tout, cela ne se passe pas devant
l’ennemi. Lors de la bataille de l’Alma, la cavalerie est restée en retrait.
Lucan se contenta d’attendre, ce qui lui valu cette saillie de Cardigan : "Lucan, is look no !"
mais les fantassins étaient bien plus en colère contre les cavaliers. A la
bataille suivante, Nolan apporte un ordre verbal au général George commandant
la division d’infanterie, celui-ci lui demande où ils étaient à l’Alma ?
Nolan lui parle de l’immédiateté du danger, le général lui répond breakfast et l’invite à le partager avec
lui. Après l’Alma, la route d’accès à Sébastopol via la terre est libre. La ville portuaire n’était fortifiée que du
côté maritime. Nolan est furieux de constater que le Commandement n’exploite
pas son avantage. Au lieu de cela, on aura un siège qui durera un an, fera des
dizaines de milliers de victimes dont les deux tiers à cause des maladies comme
le choléra, le typhus, la dysenterie, etc… Tout cela laisse planer sur le GQG
britannique une atmosphère délétère. Le summum
est atteint avec le cafouillage mortel du 4° billet.
A la différence du film de
Michael Curtiz, la charge n’a aucun caractère épique. C’est évidemment
intentionnel. D’ailleurs, les images se déroulent sans musique : il n’y
avait pas d’orchestre dans la vallée de
la mort. Seuls, les bruits des chevaux, des sabots, les sonneries de
trompette, les cris des officiers accompagnent la charge. Un plan-séquence est
absolument terrible. Habituellement, le fût des canons est légèrement pointé
vers le haut pour que le boulet retombe à la distance désirée par l’artilleur,
c’est la balistique. Constatant cette charge inimaginable, les artilleurs
russes baissent lentement le fût des canons afin qu’il devienne parallèle au
sol et que le boulet touche de plein fouet les chevaux et leurs cavaliers.
C’est d’ailleurs l’image finale
du film : un corps de cheval décapité au niveau des épaules, c’est-à-dire
sans tête, ni cou.
lire la critique du film de Michael Curtiz avec Errol Flynn
The charge of the light brigade (1936)
[1]
La Brigade légère comprenait cinq
régiments dont le 11° Hussards et le 27° lanciers (régiment d’Errol Flynn dans
le film de Michaël Curtiz qui semble n’avoir vu que celui-là).
[2]
Que l’on peut traduire par « rien
dans les devoirs d’un officier ne l’oblige à combattre l’ennemi parmi les
simples soldats ».
[3]
ENCYCLOPAEDIA BRITANNICA, 15° édition.
[6]
Lucan commandait la division formée par la brigade légère et la brigade lourde.
[7]
Mais Lucan est resté scotché au fond de la vallée, sans envoyer le moindre
éclaireur pour voir ce qui se passe, attendant passivement les ordres. On est
en droit d’attendre autre chose de la part d’un général de division.
[8]
Cette réplique ne figure pas dans le dialogue du film.
[9]
Qui , à cette date, n'est ni obligatoire, ni gratuite…