4 août 1789 : « Une nuit qui fait tomber ce château qu’on croyait de pierre »

publié le 5 août 2019, 07:50 par Jean-Pierre Rissoan

Le 5 août 1789 à 2 heures du matin, les députés mettent à bas la domination féodale en proclamant l’abolition des privilèges, faisant de chaque Français un citoyen égal à tous les autres. L’Ancien Régime est mort.
interview de l'historienne Mathilde LarrèreHistorienne et animatrice des Détricoteuses.


Dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand a écrit que « la monarchie fut démolie à l’instar de la Bastille, dans la séance du soir de l’Assemblée nationale du 4 août ». Quelles sont les origines politiques de cet acte, et leurs conséquences ?

Mathilde Larrère Il y a une différence entre origines et causes ; les causes, c’est la Grande Peur. Les origines, c’est le vaste mouvement de remise en cause des privilèges seigneuriaux et nobiliaires, présent depuis avant 1788. Les conséquences, c’est l’abolition d’une grande partie des privilèges, mais pas l’abolition de tous, qui est l’erreur commune à ce sujet, il y a des privilèges et des droits qui existent jusqu’en 1793. Symboliquement, c’est une rupture fondamentale, la fin inattendue de la société d’ordre.

En quoi l’abolition des privilèges, couplée à la préservation de la propriété privée, a-t-elle été constituante du système politique et économique français après la Révolution ?

Mathilde Larrère Presque personne ne remet en cause la propriété comme un des droits de l’homme avant les mouvements socialistes, où elle devient centrale. Le droit de propriété est constitutif depuis le XVIIe siècle. L’abolition des privilèges devient tellement constitutive de la société française que même après le retour des Bourbons, en 1814-1815, on ne reviendra pas sur les privilèges abolis le 4 août.

Est-ce que la notion de nécessité d’abolition des privilèges est en quelque sorte entrée dans la culture politique française depuis août 1789, et y reste très présente aujourd’hui ?

Mathilde Larrère Il y a un écart entre ce qu’il s’est passé le 4 août, et ce qu’il en reste dans la mémoire collective. Ce qui est dingue dans la nuit du 4 août c’est son caractère expiatoire : ce sont les privilégiés, les nobles et le clergé, qui renoncent à leurs privilèges sous la pression des classes populaires, via la Grande Peur. Ce que je dis toujours à mes élèves, c’est que la Grande Peur des paysans est devenue la grande peur des possédants. À partir du moment où les paysans ont eu peur et se sont attaqués aux propriétés des seigneurs, ça a créé une grande peur des possédants, qui ont hésité entre deux stratégies, écraser les révoltes par la force, ce que voulaient les députés du tiers état, et la renonciation aux droits sous la pression populaire.

C’est au cœur de la nuit du 4 août, cette dimension expiatoire, où ce ne sont pas les révolutionnaires qui arrachent cette abolition par  la force, mais le duc d’Aiguillon, deuxième fortune de France, qui monte à la tribune et qui annonce qu’il renonce aux droits seigneuriaux, etc. La rédaction des décrets dans la semaine qui suit corrige également certains abandons, en abandonnant les droits sur les personnes mais pas les droits sur la terre, ce qui rend la nuit du 4 août un peu décevante pour les paysans par exemple. L’imaginaire privilégiant 1789 à 1793, on a tendance à oublier cette partie des faits au profit d’une nuit magnifique qui fait tomber ce château qu’on croyait de pierre mais qui est de cartes et qui emporte la société féodale avec lui, parce que l’image est porteuse d’espoir contre tous les systèmes injustes.

Quel rapport peut-on établir entre abolition des privilèges et création de nouvelles classes sociales, et donc réorganisation de la lutte des classes ?

Mathilde Larrère L’abolition de la société d’ordre, couplée au libéralisme politique, crée une grande confusion sociale, via la suppression des classes sociales légales. On se retrouve donc avec une société d’individus en théorie égaux entre eux, ce qui crée un réveil très angoissant, notamment pour les libéraux ; la société de l’Ancien Régime était profondément inégalitaire, mais elle était lisible et claire. Cette lisibilité était rassurante pour les dominants du XVIIIe siècle. On a des textes de Guizot, de Rémusat, qui s’angoissent de cette société incompréhensible pour eux. Ils vont donc, pour redonner un sens à cette société, inventer la lecture de classe, et ce bien avant Marx, qui reprendra le concept plus tard. Les libéraux inventent l’ordre des classes et s’octroient la place la plus haute, celle de la bourgeoisie. Marx reprend le terme lutte des classes aux libéraux pour en retourner le stigmate, donnant naissance à la conscience de classe du prolétariat, et réarme la notion de lutte des classes pour en faire un moteur de l’histoire au service des dominés.

Que pensez-vous d’une lecture qualifiant la Révolution française de « bourgeoise » ?

Mathilde Larrère Ce terme ne me va pas complètement, je préfère distinguer les différentes phases de la Révolution, la première phase libérale, puis la phase démocratique et sociale en 1793, avant le retour au libéralisme du Directoire. Je trouve plus pertinent de qualifier l’orientation politique de la Révolution plutôt que les bourgeois qui la constituent. Ce qui m’a toujours gênée, c’est que la Révolution a été populaire, du début à la fin, via le mouvement social, populaire qui l’accompagne. Au sommet, elle a toujours été bourgeoise, avec des contenus politiques variables, libéraux ou sociaux-démocrates. Cependant, elle est populaire, autonome et en conflit avec le sommet durant toute la période. Le terme « révolution bourgeoise », qui vient du marxisme, n’est pour moi pas assez complet pour la qualifier, bien qu’il permette d’en comprendre les limites. C’est pour cela que je préfère le terme de « révolution libérale », qui permet de faire la différence avec les révolutions suivantes, qui seront sociales, puis socialistes. 

Entretien réalisé par Daphné Deschamps, L'Huma du 5 août 2019.
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