Combien de manifestations de rue, combien de débats au Parlement a-t-il fallu pour que la France reconnaissance enfin l’esclavage et la traite négrière en tant que crime contre l’humanité ? Le discours de Christiane Taubira, le 18 février 1999, lors de l’examen de la proposition de loi, en première lecture à l’Assemblée nationale, entre dans le long processus qui a permis l’adoption de la loi, le 10 mai 2001. Avant l’élue de Guyane, d’autres députés avaient déposé des textes législatifs sur le même sujet, tel celui de Bernard Birsinger ou encore de Huguette Bello. Parallèlement, des mobilisations citoyennes tentaient de briser le tabou, dont la plus spectaculaire consistait en une marche silencieuse, le 23 mai 1998, à Paris. Si longtemps inavouée, l’histoire de l’esclavage s’est régulièrement incrustée dans le paysage politique et social. Mais il a fallu cent cinquante-trois après son abolition pour que la République prenne ses responsabilités et reconnaisse que la France (comme d’autres pays européens) a pris une part active à « l’épouvante qui accompagna la déportation la plus massive et la plus longue de l’histoire des hommes qui sommeillèrent, un siècle et demi durant, sous la plus pesante chape de silence », soulignera Christiane Taubira dans son discours. Facteur décisif de l’émergence du capitalisme industriel moderne, la traite négrière a laissé des traces indélébiles dans le monde entier, que ce soit en Amérique, dans les Caraïbes, en Afrique ou en Europe. Elle a engendré le peuplement tel que nous le connaissons aujourd’hui. L’histoire des continents ne peut se lire et se comprendre sans le dévoilement de la tragédie esclavagiste. le discours de Mme TAUBIRA (…) En 1978, un bilan exhaustif de la traite et de l’esclavage pratiqués par la France a été établi. Elle apparaît comme la troisième puissance négrière européenne. Elle a donc pratiqué la traite, ce commerce, ce négoce, ce trafic dont les seuls mobiles sont l’or, l’argent, les épices. Elle a été impliquée après d’autres, avec d’autres, dans l’esclavage qui transforme l’homme en captif, qui en fait une bête de somme et la propriété d’un autre (…). Quinze à trente millions de personnes – selon la large fourchette des historiens –, femmes, enfants, hommes, ont subi la traite et l’esclavage et, probablement, au bas mot, soixante-dix millions si nous retenons l’estimation qui établit que, pour un esclave arrivé aux Amériques, quatre ou cinq ont péri dans les razzias, sur le trajet jusqu’à la côte, dans les maisons aux esclaves de Gorée, de Ouidah [1], de Zanzibar et pendant la traversée (…). Le commerce triangulaire a duré quatre siècles, puisque les premiers navigateurs ont atteint le cap Bojador en 1416, sur le Rio de Oro (partie méridionale du Sahara). Il est vite apparu que les Amérindiens allaient être décimés de façon impitoyable par l’esclavage, les mauvais traitements, le travail forcé, les épidémies, l’alcool, les guerres de résistance (…). Le commerce triangulaire a été pratiqué à titre privé ou à titre public pour des intérêts particuliers ou pour la raison d’État (…). Pendant très longtemps, jusqu’en 1716, les compagnies de monopole ont écarté l’initiative privée (notamment la Compagnie des Indes occidentales, créée par Colbert en 1664, puis la Compagnie du Sénégal en 1674). Mais le développement de l’économie de plantation [2], en plein siècle des Lumières, a nécessité l’ouverture de ce monopole. Les lettres patentes (de marine – attestation de l’état sanitaire d’un navire en partance) du 16 janvier 1716 ont autorisé les ports de Rouen, de Saint-Malo, de La Rochelle, de Nantes et de Bordeaux à pratiquer le commerce de la traite contre vingt livres par tête de Noir introduite dans les îles et une exonération de la taxe à l’importation (…). Nous sommes ici pour dire ce que sont la traite et l’esclavage, pour rappeler que le siècle des Lumières a été marqué par une révolte contre la domination de l’Église, par la revendication des droits de l’homme, par une forte demande de démocratie, mais pour rappeler aussi que, pendant cette période, l’économie de plantation a été si florissante que le commerce triangulaire a connu son rythme maximal entre 1783 et 1791. Nous sommes là pour dire que si l’Afrique s’enlise dans le non-développement, c’est aussi parce que des générations de ses fils et de ses filles lui ont été arrachées ; que si la Martinique et la Guadeloupe sont dépendantes de l’économie du sucre, dépendantes de marchés protégés, si la Guyane a tant de difficultés à maîtriser ses richesses naturelles (en particulier le bois et l’or), si La Réunion est forcée de commercer si loin de ses voisins, c’est le résultat direct de l’exclusif colonial ; que si la répartition des terres est aussi inéquitable, c’est la conséquence reproduite du régime d’habitation. Nous sommes là pour dire que la traite et l’esclavage furent et sont un crime contre l’humanité (…). Cette inscription dans la loi, cette parole forte, sans ambiguïté, cette parole officielle et durable constitue une réparation symbolique, la première et sans doute la plus puissante de toutes. Mais elle induit une réparation politique en prenant en considération les fondements inégalitaires des sociétés d’outre-mer liées à l’esclavage, notamment aux indemnisations en faveur des colons qui ont suivi l’abolition. Elle suppose également une réparation morale qui propulse en pleine lumière la chaîne de refus qui a été tissée par ceux qui ont résisté en Afrique, par les marrons (esclaves en fuite) qui ont conduit les formes de résistance dans toutes les colonies, par les villageois et les ouvriers français, par le combat politique et l’action des philosophes et des abolitionnistes (…). [1] Ouidah, autrefois également appelée Juda, est une commune du Bénin, située à 42 kilomètres de Cotonou. Cette ville a été au XVIIIᵉ siècle l'un des principaux centres de vente et d'embarquement d'esclaves dans le cadre de la traite occidentale. Wikipédia [2] Archétype de la monoculture commerciale dont la production est exportée vers la métropole exclusivement.
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