Je présente d’abord un compte-rendu de lecture[1]
et je tente d’y apporter une valeur ajoutée dans une seconde partie.
1.
Rousseau et le destin libéral de la Révolution
Par Stéphanie ROZA, philosophe.
Avec ce recueil d'articles,
Reinhard Bach[2]
revient sur la Révolution française et sur un texte dont chacun connaît les
premiers mots par cœur, la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Et
pourtant, ses thèses en surprendront sans doute plus d'un. L’auteur entend
essentiellement corriger tout un paradigme de l'histoire des idées politiques
qui veut que l'Ecole physiocratique, pionnière de l'économie politique en
France dans la deuxième moitié du XVIII° siècle, n'ait pas de pensée politique
réellement consistante, ct que ses préconisations n'aient influé qu'à la marge
sur le cours de la Révolution, idéologiquement dominée par le rousseauisme.
En s'appuyant sur l'analyse des
procédés discursifs et sémantiques à l'oeuvre chez les principaux représentants
du courant physiocratique, puis de leurs épigones, l'auteur montre de manière
convaincante que si tout ce courant a repris le vocabulaire du Contrat social,
les termes de volonté générale, de citoyen, de bien commun, ou de vertu, ce ne
fut que pour mieux en pervertir le sens, ou, plus précisément, pour les mettre
au service d'un libéralisme politique et économique. L'auteur pense sans doute trop
dans les termes des auteurs qu'il analyse quand il fait du sacrifice de soi le fondement
de la vertu civique rousseauiste, mais il est plus pertinent dans son
explication de la
manière dont les physiocrates, faisant de l'intérêt bien compris le moteur de
l'activité humaine, de la propriété un droit naturel, et de l'échange de
valeurs le secret du pacte social, posent les fondements philosophiques d'un
ordre bourgeois qui triomphe à l'issue de la décennie révolutionnaire.
Derrière la référence unanime à Rousseau, il y a donc dès l'origine non pas un,
mais deux républicanismes concurrents, l'un individualiste et libéral, l'autre
égalitaire. Ce faisant, Reinhard Bach produit une intelligibilité nouvelle des
contradictions du processus révolutionnaire lui-même, que l'on retrouve jusque
dans les déclarations des Droits de l'homme successives. Il permet de
comprendre comment, sans changer de langage politique, les héritiers
idéologiques des physiocrates ont pu d'abord justifier de réserver le droit de
vote aux citoyens aisés, « vrais actionnaires de
la grande entreprise sociale » (Sieyès), puis, finalement,
comment le gouvernement représentatif issu du coup d'Etat de Bonaparte en 1799
a pu paraître aux idéologues « la démocratie
purgée de tous ses inconvénients » (Cabanis, partisan de
Sieyès). L'évolution politique est alors achevée, et les ambiguïtés levées.
Cabanis pourra ainsi préciser les raisons de son soutien au bonapartisme :
« tout se fait [alors] pour le peuple et au nom
du peuple, rien ne se fait par lui ni sous sa dictée irréfléchie
».
2.
Pendant ce temps, en Amérique…
C’est ce dernier mot de Cabanis
qui me fait rebondir. En effet, de façon tout à fait contemporaine, les auteurs
de la constitution américaine, réunis à Philadelphie, sont confrontés à la même
difficulté posée par la démocratie. Pour
l’aumônier des armées Insurgent, le
congrégationaliste Jérémy Belknap, un des hérauts de la Nouvelle-Angleterre,
« qu’on laisse debout, comme un
principe, le fait que le gouvernement tire son origine du peuple, soit. Mais il
faut bien faire comprendre au peuple qu’il n’est pas apte à se gouverner
lui-même »[3]. Hypocrisie toute puritaine. Mais Cabanis
nous montre que l’on peut être hypocrite sans être de religion puritaine.
Au fond, le problème est de
savoir comment supprimer les privilèges, établir une société d’égalité
politique et, en même temps, mettre en place une économie libérale fondée sur
la propriété fatalement génératrice d’inégalités et laisser aux propriétaires
l’exclusivité du pouvoir.
Les indépendantistes américains
ont été confrontés, après leur victoire, à une révolte dont l’ampleur et les
motivations permettent de lui attacher le qualificatif de révolutionnaire. Le caractère de classe de la révolte est
montré par cette déclaration d’un éleveur, ancien combattant, à qui les
créanciers ont confisqué le troupeau :
« Les puissants vont nous prendre tout ce que
nous avons. Il est temps de nous révolter et de nous débarrasser des tribunaux,
des shérifs, des collecteurs d’impôts et des juristes en tous genres ».
La Shays’rebellion -du nom de
son leader : Shays - est une
lutte armée d’anciens combattants, redevenus fermiers, qui n’acceptent pas
qu’on les sanctionne pour non paiement de dettes alors qu’ils sont tenus en
dehors du nouveau pouvoir politique et qu’ils ont des états de service à faire
valoir.
En bon conservateur, P. Chaunu n’est pas tendre à l’égard de la révolte
de Shays. Cette révolte/révolution frappe, nous dit-il, « dans ses intérêts et son assurance, la
classe responsable de la révolution (guerre d’Indépendance, JPR),
entendez les négociants du Massachusetts, principaux créanciers des petits
fermiers et de la Confédération en guerre, tous partisans bien sûr d’une
monnaie dure ». Cette tentative révolutionnaire de Shays provoque le choc libérateur (Chaunu dixit) : la
constitution à travers tout le pays d’un parti fédéraliste et la réunion, le 14
mai 1787, de la Federal Convention de Philadelphie. Les Pères fondateurs (PF)
« font partie de ce front de l’ordre
contre le chaos ». Ces derniers songèrent même, un moment à une
solution monarchiste. Mais « cette
peur salutaire permit le triomphe du
génie anglo-saxon du compromis. (…). La Shays’rebellion aura déclenché ainsi un
9 Thermidor salutaire »[4].
Il est bien vrai que les Founding
Fathers, à l’image de Belknap déjà cité, manifestèrent un esprit
parfaitement conservateur. Durant les débats, Charles Pinckney (PF) proposa que
seul un citoyen détenteur d’une fortune de 100.000 $ minimum[5] puisse devenir Président des
Etats-Unis ; Hamilton (PF) demanda que l’on fasse échec « à l’impudence de la démocratie » et
suggéra que la constitution instituât un Président et un Sénat élus à vie.
Morris, autre PF, persifla : « la
foule commence à penser et à raisonner. Pauvres reptiles ! Ils se
chauffent au soleil, un instant après ils mordront ! La gentry commence à
les redouter ». Mason (PF) hésite : « nous avons été trop démocratiques, craignons d’aller trop loin dans
l’autre extrême ». Il est vrai que ces vues sont partagées par nombre
d’Américains de l’élite. Ainsi, pour Peggy Hutchinson, fille de gouverneur, la
foule est « the dirty mob », la foule sale et malpropre.
Au final, la constitution américaine ne fut pas ratifiée par le suffrage
universel. Dans chacun des nouveaux 13 Etats fédérés, ce fut une assemblée
restreinte ou un suffrage censitaire qui procéda à la ratification. En France,
la constitution de l’an VIII fut appliquée avant que l’on connaisse les
résultats du referendum-plébiscite concocté par l’auteur du coup d’Etat du 18
brumaire.
Des deux côtés de l’Atlantique,
nous aurons donc deux révolutions bourgeoises parfaitement abouties.
[1]
« Rousseau
et le discours de la Révolution, Au piège des mots, Les physiocrates, Sieyès,
Les idéologues », de Reinhard Bach. Éditions Inclinaison, 2011,
175 pages, €15.
[2]
Linguiste, professeur de philologie à l’université de Greifswald. Ce
compte-rendu ,e lecture est publié dans l’Humanité du 28 septembre 2011.
[3]
Tiré de F. BRAUDEL, Les grandes civilisations, A. Colin, 1963.
[4]
On observe que Chaunu, historien, n’hésite pas à prendre parti.
[5]
Somme astronomique supérieure à plus de 4 millions de dollars actuels.