A l’occasion de la journée mondiale contre l’homophobie, une
organisation lyonnaise a décidé de convier les intéressé(e)s à un kiss-in géant. Rien de méchant, sauf que
le lieu choisi fait problème à certains homophobes puisqu’il s’agit de la place
de la cathédrale Saint-Jean-Baptiste à Lyon…Immédiatement, les
« jeunes » d’un parti traditionaliste ont appelé à une
contre-manifestation où les baisers risquent de se transformer en coups de
boule…
Je en suis pas spécialiste de l’histoire de la sexualité, ni
même de l’histoire des rapports entre l’Eglise et la sexualité. Mais durant
l’écriture de mon livre j’ai bien évidemment rencontré une foultitude de
témoignages sur ce thème.
Pour les traditionalistes, l'ordre providentiel,
c’est-à-dire l'ordre divin, s’observe et se respecte sur deux plans : celui de
l'ordre de la Création, et c'est l'ordre social ; celui de la religion et de
l'amour de Dieu, et c'est l'ordre moral[1]. L’homosexualité,
c’est le désordre, on a bien compris. Une des victimes les plus célèbres de
l’homophobie après le Concile de Trente est le poète Théophile de Viau[2]
1.
Théophile de Viau
En 1623, était publiée, sans nom d'auteur -censure oblige-,
l'Histoire comique de Francion, de Charles Sorel, alors qu'en 1625,
s'achevait le procès de Théophile de Viau, "le prince des Libertins",
"idole de la jeunesse dorée autour de 1620, qui a chanté tout ce que
haïssait ses inquisiteurs : l'amour, le plaisir, la liberté "[3]. Sorel et De Viau n'étaient pas seuls, le
libertinage est un fait de société d'autant plus important qu'il correspond à
un besoin de défoulement, de vie tout simplement, après les dures années de
guerres civiles et les censures puritaines venues tant des Ultras catholiques
que des protestants. Surtout, le libertinage préoccupe le parti dévot parce que
ce n'est pas seulement une affaire de mœurs mais également une idéologie.
Etymologiquement, libertinage est de la famille de liberté ! "Le
Libertin n'est pas nécessairement un viveur, mais c'est assurément
quelqu'un qui ne se soumet pas inconditionnellement aux dogmes de l'Eglise, qui
place la raison et l'analyse au centre de sa notion d'éthique, qui revendique
hautement son indépendance de pensée"[4]. En ce sens, les Libertins reprennent à leur
compte l'héritage des Humanistes adeptes du libre examen mais aussi du plaisir.
Le spectacle de la guerre, de la famine et de la peste était
alors chose courante. De 1618 à 1648, la guerre de Trente Ans dévaste l'Europe
centrale. Cette période du "petit âge glaciaire" est très mauvaise
pour les récoltes, alors que la pression fiscale est aggravée du fait des guerres.
La mort est omniprésente. "L'omniprésence du tombeau rappelant à chacun
que la chair est mortelle et que l'homme n'est que poussière, tout cela se
traduisait paradoxalement par un appétit extraordinaire de vivre et de jouir de
la vie".[5] écrit Peter Skrine.
C'est ce qu'exprime parfaitement ce texte de Théophile de Viau :
"J'aime
un beau jour, Des fontaines claires, l'aspect des montagnes,
L'étendue
d'une grande plaine, de belles forêts,
L'océan, ses
vagues, son calme, ses rivages.
J'aime tout ce
qui touche les sens, la musique, les fleurs, les beaux habits,
La chasse, les
beaux chevaux, les bonnes odeurs, la bonne chère".
L'auteur de Francion sait que l'amour va
nécessairement de pair avec l'inconstance, qu'il ne souffre pas de contrainte,
que l'homme n'y trouve son plein épanouissement qu'en s'abandonnant à la
mobilité de son instinct : "il ne luit pas au ciel tant d'étoiles que
de beaux yeux m'ont éclairé"[6].
Les dévots s'étouffent, comme ce curé Guérin qui hurle du
haut de sa chaire à l'encontre de Théophile de Viau : "maudit sois-tu
Théophile! Malheureux ceux qui t'ont jamais conçu ! C'est toy qui est cause que
la peste est dans Paris. Je dirais que tu es un veau. Que dis-je un veau ? D'un
veau, la chair est bonne, rôtie ; mais la tienne, méchant, n'est bonne qu'à
être grillée. Aussi le seras-tu demain"[7]. Et le bon
prêtre, "fort ami des Jésuites", continue dans sa charité chrétienne
: "tu t'es moqué des moines ? Les moines se moqueront de toi".
Mais cela ne peut empêcher le développement du libertinage dans les profondeurs
de la société.
Les confrères n'étaient pas seuls, soyons justes. Il y eut
aussi les Jésuites. Maurice Lever dresse un portrait impitoyable mais argumenté
des pères Garasse et Voisin, "deux noirs rapaces acharnés après leur
proie". La proie ? Il s'agit de Théophile de Viau qui mérite
certainement cet excès d'honneur et cette indignité. "Ils mettront près
de dix ans avant de refermer leurs serres sur l'insouciant poète".
Voilà du temps consacré à une œuvre utile. "Nos deux hommes mènent une
véritable enquête policière sur les faits et gestes de leur victime,
recueillant le moindre ragot qui pourra être retenu contre lui".
Théophile est suspecté de publications obscènes, de pamphlets contre la
Compagnie de Jésus, de débauche et, summum, d'homosexualité. "Voisin
va même jusqu'à le faire espionner (c'était donc le mal du siècle) par
un petit truand, moitié gigolo, moitié maquereau, dénommé Sageot".
Mais on retrouve, outre l'espionnage des mœurs, un autre comportement,
l'hypocrisie, je veux dire la tartufferie. "Que dire lorsque l'on
apprend que Voisin était lié audit Sageot par une "affection
particulière", quoiqu'il fût "d'une réputation très honteuse",
et que ce même Sageot, ayant demandé à entrer dans la Compagnie, s'en était vu
chasser parce qu'il enseignait certaines pratiques aux jeunes élèves ? (…) Que
dire encore lorsque l'on sait que (le père Voisin) avait fait des avances au
beau Des Barreaux (l'ami de Théophile, J.-P. R.) du temps où il était
son élève au collège de La Flèche?".[8] On nage dans la félicité. Molière en
s'attaquant aux tartuffes du siècle visait bien juste. Finalement, les rapaces
auront la peau de Théophile, coupable de vivre.
2.
Vincent de Paul
La Compagnie exerce alors, tous azimuts, une vraie police
des mœurs. Elle dénonce la pornographie et fait interdire des "tableaux,
almanachs, livres déshonnêtes et abominables" allant jusqu'à dénoncer
les colporteurs de chansons obscènes. Elle combattit avec la dernière énergie
la prostitution, faisant engager des poursuites contre "les maquerelles
qui perdent les filles et les sollicitent au libertinage". La
Compagnie fit interdire les rendez-vous de galanteries dans les églises,
condamna les "nudités de gorge" et fit censurer les femmes qui
se présentaient à la communion "la gorge découverte". Couvrez
ce sein que je ne saurais voir ! Charles Démia, prêtre et confrère, se hérisse
contre la mixité dans les écoles primaires lyonnaises, mixité où il voit la
source de tous les vices. Le refoulement sexuel conduit à des comportements
étonnants. Un de ses prêtres demande à Vincent de Paul, s'il peut toucher le
pouls d'une femme fort malade, afin de savoir s'il faut ou non lui donner le
dernier sacrement : "gardez-vous en ! Le malin esprit peut se servir de
ce prétexte pour tenter le vivant et la mourante même, et le diable en ce
passage fait flèche de tout bois pour attraper les âmes". Où est la
santé morale ici ?
Il est vrai que Vincent de Paul traduit ici un comportement
général. Dans son livre "La peur en Occident", J. Delumeau
écrit : "Pour l'Eglise catholique d'alors, le prêtre est un être
constamment en danger et son grand ennemi est la femme. A cet égard, on ne le
surveille –et il ne se surveille- jamais assez" (p423).
3.
« Tu seras un homme »…
Je fais un bond dans l’histoire. Je passe au XX° siècle et
au livre du colonel Argoud, militant OAS bien connu.
Voilà un homme, un vrai. D'une détermination totale.
Psycho-rigide. A l'écriture impressionnante par son aspect robotique, que l'on
croirait sortie d'une imprimante d'ordinateur. Ce militaire droit dans ses
bottes écrit pourtant ceci : en changeant d'avis et/ou en se désintéressant de
l'avenir de l'Algérie, le Français est devenu un "peuple femelle"
(p116), il n'a pas "témoigné la même virilité que les Israéliens ou les
juifs de Varsovie" (p290), une unité mal tenue, indisciplinée est
"un bataillon de femmes" (p131), si personne ne s'était élevé
contre l'infamie gaulliste "cela aurait signifié que la France avait
perdu toute espèce de virilité" (p283), après le putsch des généraux,
"l'armée est émasculée de tous les éléments résolus" (p285),
etc.… etc.… Difficile de ne pas voir dans tous ces propos sans cesse réitérés,
et qui ne sont pas propres à Argoud d'ailleurs, une obsession caractéristique
de l'extrême-droite (et Argoud était idéologiquement un traditionaliste). J'ai
esquissé cet aspect des choses dans le chapitre "La terre ne ment pas"
avec l'analyse du film de Pagnol où la nécessité d'une présence mâle –machiste
diraient certain(e)s- est lourdement mise en avant par le réalisateur. Le thème
de la virilité est repris sans arrêt chez Déroulède, comme il l'était chez le
comte Joseph de Maistre qui dénigrait les femmelettes, etc.[9]…
J'avais envisagé d'y consacrer un chapitre spécial. Mais je dois faire court….
La raison de cette obsession sexuée me semble assez simple. Les
traditionalistes prônent le maintien des "communautés naturelles"
parmi lesquelles la famille, la corporation professionnelle, la commune, la
patrie, etc.… L'homme doit assumer sa destinée : il doit être père, patron, édile,
soldat… la Virilité est la condition sine qua non du maintien de l'Ordre
de la Création. Avec l'extrême-droite, il y a ceux qui en ont et ceux qui n'en
n'ont pas.
[1] Chapitre X, vol. I, « au nom
du Sacré-Cœur ».
[2] Chapitre III, vol. I, « la
Compagnie du saint-Sacrement ».
[3] M. LEVER, page 55. L'expression
"jeunesse dorée" peut prêter à confusion. Il ne s'agit pas de la même
"jeunesse" qui prendra une part active à la réaction thermidorienne
et à la Terreur blanche" de 1795, mais plutôt, dans ce cas, d'une jeunesse
"contestataire" de l'ordre établi.
[4] M. LEVER, "L'aventure des
libertins", L'HISTOIRE, n°38, octobre 1981, pp. 52-62 , page 53.
[5] Peter SKRINE, professeur à
l'université de Manchester, spécialiste de la poésie et du théâtre du XVI°
siècle, "l'âge baroque : l'exubérance et l'angoisse", courrier de
l'UNESCO, septembre 1987, pp. 4-10, page 7-8.
[6] Cité par M. LEVER, page 60.
[8] M. LEVER, pages 54-55.
[9] "Homme de votre peuple,
combattant de votre armée, je suis dans la vie un responsable, chef
d'entreprise, père de famille, dirigeant politique" écrira J.-M. Le
Pen dans la péroraison d'une de ses professions de foi…